L'île déserte : les Mitteleuropéens

Annotation :

On a beau appeler à la rescousse Joyce, Kafka, Proust pour tenter habituellement de circonscrire un tel monstre, en fait rien n'y fait, Wietkiewicz ne ressemble à rien d'autre qu'à Wietkiewicz : une logorrhée solipsistique, obsessionnelle, furieusement grinçante, iconoclaste, protéiforme et insaisissable. Qui rentre dans le cerveau de son personnage principal – le pauvre Genezyp Kapen, tout juste sorti du lycée – pour le triturer, le violer, le pressurer, le fouailler et le malmener. Et le cerveau du pauvre lecteur avec, qui a vite l'impression d'entrer dans une machine à laver folle qui le brinquebale dans tous les sens, au rythme échevelé d'une époque à bout de souffle, ne sachant plus elle non plus où donner de la tête. Le vrai mystère est peut-être là : on est éreinté mais on continue à lire ces 600 pages serrées, comme Genezyp qui sent que tout va à la catastrophe mais continue à vivre sans aucun espoir de retrouver les rênes égarées. Délire d'intellectuel que tout cela, affabulations d'un dilettante décadent ? Deux semaines après le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale Wietkiewicz, logique avec lui-même, se trancha la gorge.

« Quelque chose de grand, tout simplement, se cachait dans ce demi-dieu à l’ancienne manière (mais rien à voir avec la racaille de noblaillons des siècles passés), quelque chose qui le dépassait lui-même en qualité et en puissance. Voilà ce que c’était : la grandeur en tant que phénomène, non pas « l’état psychique » (dont les fondements sont : l’intensité de la volonté, la quantité et la qualité des personnes impliquées dans une aventure donnée, la force de n’accorder aucune attention aux individus [sans exclure les sentiments humains] ; une irréflexion générale dans l’accomplissement de la décision prise ; le sentiment de sa propre irréalité en tant qu’intersection de forces ; le sentiment de la supériorité de quelque chose sur soi : depuis Dieu jusqu’à la société, en passant par la science, l’art, la philosophie ; le sentiment de solitude métaphysique ; les particularités médiocres de la vie de toute canaille ordinaire, indépendante dans leurs fonctions de tous les éléments précédents – bon, ça suffit), tout cela repose sur le fait que son fondement dans un individu donné est trop petit par rapport aux étages qui se développent en hauteur et en largeur dans la personnalité de l’individu… Non – pas moyen de dire quelque chose de général sur ce thème – laissons tomber cela. »

Annotation :

Fuck, je ne pense pas être aveuglé par un parti pris béat : non mais ces hongrois sont diablement fortiches dès qu'il s'agit de romanesque ! Szerb nous concocte une intrigue à la fois passionnante et décontractée, tendue et lâche, pleine de nostalgie et d'espoir, où chaque élément est à la fois incroyablement "vrai" et empreint d'un romantisme et d'une poésie noire très originale, et curieusement très moderne. Ça commence comme une histoire de voyage (en Italie), légère et amusante, et puis par un premier rebondissement (il y en aura beaucoup), le récit se met à suivre des voies de traverses qui font voyager le héros dans un pays inconnu : la campagne toscane tout autant que son moi profond, marqué par une morbidité inquiétante. C'est à la fois sensible et d'une grande intelligence, profond sans aucune pédanterie, laissant au lecteur toute latitude pour rêver et frisonner au rythme des découvertes et des étonnements des personnages. Le tout tressé, donc, avec une très grande maitrise de la narration, qui fait amèrement regretter que ce bon Antal soit mort si jeune (il n'a écrit que quatre romans) épuisé par les travaux forcés et les mauvais traitements de l'Armée Rouge, quelques mois avant l'armistice de 1945.

Annotation :

On me dit dans l’oreillette que ce brave Milán était un des rares hongrois mondialement connu à l’époque de l’entre deux guerre… bon… perso, j’ai beau m’intéresser au sujet, j’avoue que je n’en avais jamais entendu parler, comme la postérité est oublieuse ! Bref, on s’en fiche, car la seule chose importante, c’est la charge concentrée de ce petit texte, rempli jusqu’à la gueule de jolie fantaisie, de douce tristesse, et d’une originalité de ton réjouissante. En quelque cent cinquante pages, un narrateur vieillissant revient sur ses jeunes années et nous raconte ses démêlés avec sa mère, ses supérieurs militaires (on est en pleine première guerre mondiale), sa fantasque fiancée, et son merveilleux fox à poils durs. Un homme divisé en deux, partagé entre l’envie de se jeter au cou de ses semblables, et l’obsession de la solitude, seul refuge pour éviter la douleur de la séparation. Une revisitation mélodieuse et légère de l’éternel dilemme du hérisson.