Lectures 2022 - liste annotée
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Le passé des lectures :
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2020 : https://www.senscritique.com/liste/Lectures_2020_liste_annotee/2582378
2019 ...
116 livres
créée il y a presque 3 ans · modifiée il y a plus d’un anUn shim-sham avec Fred Astaire (2018)
Broadway Limited, tome 2
Sortie : 7 novembre 2018. Roman, Jeunesse
livre de Malika Ferdjoukh
Pasiphae a mis 7/10.
Annotation :
Terminé le 3/01.
J'ai de grandes théories snobs sur la littérature jeunesse : que son économie de moyens, l'exigence où elle se trouve, face à un lectorat sans concession, de se ramasser et de créer le plus d'effets possible avec le moins de mots possible ; bref, que tous ces traits en font une cousine de la poésie – ce pourquoi j'ai commencé, avec beaucoup de bonheur, l'écriture d'un roman jeunesse que je sens innervé par des années d'écriture poétiques.
Enfin, la découverte de Malika Ferdjoukh date de cette période de ma vie (2016-2018) que j'ai consacrée à enseigner, à des collégien·nes puis à des écolier·es ; je m'étais mise en tête de me forger une solide culture en littérature jeunesse, afin d'être en mesure de la transmettre à mes élèves.
Et c'était l'une des découvertes les plus réjouissantes, avec Quatre sœurs. L'humour, le sens du détail matériel, la tendresse de cette écriture m'avaient conquise – ainsi que la vivacité des métaphores. Ici, on se situe dans le New-York de la fin des années 40, sur les basques de Jocelyn – jeune français qui vient aux USA étudier la musicologie, tandis que son continent se remet péniblement d'une guerre mondiale ; il ne tarde pas, depuis la pension Giboulée où à il élu domicile, à découvrir les multiples fractures sociales qui divisent les État-Unis – chasse aux sorcières dans le milieu artistique, ségrégation raciale, racisme à tous les étages (et grande précarité des métiers artistiques, puisque ses co-pensionnaires sont toutes de jeunes femmes qui cherchent à intégrer les métiers de Broadway ou de Hollywood, mais qui vivotent de publicité et de métiers de service mal payés). Tout ça sur fond de joie, de chansons d'époque et de références au cinéma / théâtre américains des années 40 (c'est ultra-documenté), une vraie lecture de Noël.
L'Amour sous algorithme (2019)
Sortie : 20 janvier 2019 (France). Essai, Culture & société
livre de Judith Duportail
Pasiphae a mis 6/10.
Annotation :
Terminé le 5/01.
Ça se lit légèrement, cette enquête journalistique menée en 2019 par une journaliste qui, adepte de Tinder, entend parler de "l'elo score", une note de désirabilité qui entre en compte dans les calculs algorithmiques de l'application. Elle mène donc son enquête, rencontre des gens qui travaillent / ont travaillé pour Tinder, d'autres adeptes de Tinder, ainsi que quelques universitaires travaillant sur les algorithmes (notamment une doctorante qui a dédié un mémoire à l'algorithme Tinder, et à la manière dont il reconduit des normes patriarcales : on fait se rencontrer des hommes plus âgés, plus éduqués et plus riches, avec de jeunes femmes moins riches, etc. vous avez compris le principe, j'imagine). Je dirais que, travaillant en humanités numériques, je n'ai pas appris grand-chose – mais ça fait du bien quelquefois de sortir des articles scientifiques pour tomber sur une plume alerte, peut-être un peu trop instagrammable quelquefois – et j'ai quand même appris deux ou trois choses sur l'algo Tinder, notamment ce truc qui calcule votre "QI" à partir de la richesse syntaxique de vos conversations privées, afin de vous mettre en contact avec des personnes au niveau de langage similaire.
Un thé avec Grace Kelly (2021)
Broadway Limited, tome 3
Sortie : 5 mai 2021. Roman, Jeunesse
livre de Malika Ferdjoukh
Pasiphae a mis 8/10.
Annotation :
Terminé le 9/01.
Ouh, quelle montée de suspense ! un livre qui tient sur une question, c'est fort !
Les Particules élémentaires (1998)
Sortie : 15 octobre 1998. Roman
livre de Michel Houellebecq
Pasiphae a mis 2/10.
Annotation :
Terminé le 12/01.
J'avais à cœur (certainement d'une manière un peu masochiste !) de laisser une chance supplémentaire à l'infâme, lu en mes vertes années – je me demandais (s'il est toutefois possible de séparer éthique et forme, et blablabla) si mon impression de médiocrité absolue, à 18 ans, se verrait confirmée 10 ans plus tard. Eh bien oui ! rien à sauver ! c'est nauséabond de A à Z : male gaze superlatif, d'un cynisme proprement désespérant, d'une moraline de comptoir (les grandes théories sur la civilisation occidentale évoquent la discussion de repas de famille), puis évidemment à la fois raciste, sexiste et tout le tintouin. Pour celles et ceux qui apprécient les notations sociologiques, pas toujours inintéressantes, on trouvera l'équivalent chez Despentes mais en mieux écrit, ou chez Ernaux (mais là, on ne joue même plus dans la même cour).
Inépuisables (2015)
Notes of a Chronic Re-reader
Sortie : octobre 2020 (France). Essai, Autobiographie & mémoires
livre de Vivian Gornick
Pasiphae a mis 8/10.
Annotation :
Terminé le 14/01.
J'aimais Gornick marchant dans New-York, et convoquant, auprès d'amis, auprès de sa mère, souvenirs, pensées et lectures ; je l'aime donc statique également, retournant aux lectures qu'elle a plus d'une fois faites. Toutes les parties de ce livre sont cela : des portraits d'œuvres / de livres lus à plusieurs moments de la vie. Et comment ces lectures se répondent-elles, parfois se contredisent-elles ; pourquoi la très jeune VIvian, puis la Vivian femme, puis la Vivian âgée s'attachent-elles à des situations, à des personnages différents ? pourquoi ne retiennent-elles, ne comprennent-elles pas la même chose du texte à ces différents âges de la vie ? cela raconte des choses du texte, mais surtout de la lectrice – parallèle à faire, souvent, avec le tout aussi beau La lectrice est mortelle de Judith Schlanger. Ce qui reste inchangé, nous dit Vivian Maier, c'est le rapport existentiel de la lectrice au texte littéraire ; engagé, politique et vibrant, nourrissant et jamais stérilement formaliste (on aime ça). Donne envie de relire, soi aussi, les textes qui nous marquèrent plus jeune, pour nous prêter à ce même exercice : qu'est-ce qui a changé du texte, et donc, de moi ?
La Montagne magique (1924)
(traduction Maurice Betz)
Der Zauberberg
Sortie : 1931 (France). Roman
livre de Thomas Mann
Pasiphae a mis 8/10.
Annotation :
Terminé le 20/01.
La première chose à laquelle j'ai pensé, en commençant La Montagne magique, c'est au séjour de 7 ans qu'a vécu mon arrière-grand-mère au sana, lorsque ma grand-mère était (toute) petite. C'était un sanatorium modeste et non-mixte – pas vraiment les mêmes conditions d'accueil que le luxueux sanatorium suisse portraituré par Thomas Mann ! –, mais il est vraisemblable que le temps y ait pris le drôle de visage qu'il prend pour Hans Castorp. D'ailleurs... drôle d'expérience que cette lecture lorsqu'on a vécu plusieurs périodes de confinement : le temps long à passer, mais toujours semblable, uniforme, donc étale et impossible à mesurer. La Montagne magique est un grand roman sur le temps – c'est sans doute une banalité de le dire, mais c'est toujours la première fois lorsqu'on l'expérimente lecteur·ice, j'imagine ! – dont les 1000 pages (dans mon édition) ne sont pas anodines, d'ailleurs : il faut laisser au roman le temps de s'installer dans le temps de la lectrice, pour que la lectrice en retour expérimente le temps magique du sana. Pas tout à fait un hasard que l'une des seules réflexions métatextuelles du roman, d'ailleurs, concerne justement cette disjonction / adhérence entre temps de la fiction et temps de la lecture, et la manière dont la narration peut en jouer... que dire de plus ? cette manière qu'a Hans de se laisser couler dans le temps, puis de l'employer à la seule connaissance – loin de l'action du monde – évidemment m'a touchée (ne suis-je pas, comme toutes les intellectuelles et artistes, hans-castorpisée depuis toujours ?) La galerie des personnages est intéressante, disons que les personnages eux-mêmes sont autant de petites facettes drôles au passage du temps, seul vrai personnage du roman. Mention particulière à l'idylle étrange, qui met le doigt sur la nature des idylles doucement rêvées depuis le temps magique.
L'Adversaire (2000)
Sortie : 31 janvier 2000. Récit
livre de Emmanuel Carrère
Pasiphae a mis 7/10.
Annotation :
Terminé le 21/01.
Ah, ça faisait longtemps que je n'avais pas lu un bouquin d'une traite ! (ou quasi, car à trois heures du matin, il fallait bien songer à dormir...) (en réalité, c'était – presque – arrivé avec le Salopes de Cooper, mais bon !) Carrère écrit ici ce qu'on appellerait, depuis la recherche contemporaine, de la littérature d'enquête, ou de terrain – écriture fondée sur le réel sans être autobiographique – elle ne concerne pas strictement l'auteur·ice –, distincte du réalisme du XIXe siècle en ce qu'elle ne fond pas les documents d'enquête dans la fiction, distincte du journalisme en ce qu'elle offre, justement, à la subjectivité auctoriale une place de choix. Ici, Carrère part de l'affaire Jean-Claude Romand – cet homme qui assassina ses parents, sa femme et ses enfants pour qu'ils ne découvrent pas que, depuis plus de 20 ans, sa carrière de grand médecin international était le fruit d'un lent, d'un abominable mensonge – c'est-à-dire qu'il écrit à l'assassin dans sa prison, qu'il rencontre deux ou trois personnes qui le fréquentent, et a accès à tout son dossier de jugement. Et c'est de là qu'il part : ni jugement, ni pardon, dans toute l'ambivalence de celui qui tente de comprendre sans excuser, en retraçant l'infâme construction d'un mensonge, depuis son origine dérisoire et due à la lâcheté, jusqu'à ses plus ultimes conséquences : le meurtre d'une famille. C'est dur à lire, car Carrère n'est pas complaisant : Romand, ce pourrait être lui, ce pourrait être nous, car ce n'est jamais qu'un accident de parcours et l'accumulation des lâchetés, du narcissisme dont nous nous savons coupables souvent. L'Adversaire, c'est du point de vue chrétien celui qui s'oppose, sans cesse, au bien. Comme souvent avec la meilleure littérature d'enquête, j'ai été touchée par la mise en scène des hésitations de l'auteur, de ses scrupules éthiques, de sa fragilité dans cette tentative de comprendre, et de son dégoût quelquefois.
Prières exaucées (1986)
Answered Prayers - The Unfinished Novel
Sortie : 17 février 1988 (France). Roman
livre de Truman Capote
Pasiphae a mis 7/10.
Annotation :
Terminé le 26/01.
Roman inachevé, on dira de Prières exaucées qu'il s'agit d'une sorte d'autofiction – puisque P. J. Jones, le narrateur et personnage principal, partage plus d'un trait avec Capote. Il l'annonçait apparemment comme son chef-d'œuvre, capable de rivaliser avec La Recherche – bon, c'est inachevé donc on va lui laisser le bénéfice du doute, mais cette comparaison semble hasardeuse puisqu'elle ne s'attache qu'à l'argument de la dite Recherche ! c'est-à-dire une description à peine fictionnalisée et cruelle des entrelacs mondains d'un certain monde artistico-littéraire, cosmopolite, qu'a effectivement fréquenté Capote. C'est d'une drôlerie cynique extrême, tout le monde en prend pour son grade (salement) sauf... sauf... Colette. Ce qui, évidemment, a racheté à mes yeux tout l'excès de cynisme du bouquin – il suffit qu'on s'extasie devant la vieille dame saphique, et devant la sensualité de son écriture, pour que je pardonne tout (et quel piédestal lui fait-on, lorsqu'on déglingue tout le reste du gratin français : Cocteau, Sartre, Beauvoir, Camus...) et américain (j'en suis moins familière, forcément). Un certain don pour croquer (méchamment) les situations drôlatiques, et l'absence d'éthique de ce petit monde, c'est affreusement rigolo, j'y retournerai sans doute.
Loin de la foule dechaînée (1874)
(traduction Thierry Gillyboeuf)
Far from the Madding Crowd
Sortie : 1874 (Royaume-Uni). Roman
livre de Thomas Hardy
Pasiphae a mis 8/10.
Annotation :
Terminé le 31/01.
Sommes-nous en pleine pastorale ? où les bergers et les bergères, loin de conter fleurette autour du thé, feraient de gros travaux et seraient raillé·es sans malice... j'ai lu ce livre de Thomas Hardy parce que 1. Vivian Gornick, dans Inépuisables, évoque sa relecture d'un des romans de Thomas Hardy à trois périodes de sa vie, et la manière dont son intérêt a glissé d'un personnage à l'autre, d'un enjeu à l'autre – je me suis rapidement dit que de devait être un roman bien riche – 2. parce qu'à la gare, quand je suis en avance, je ne peux m'empêcher d'errer comme une âme en peine dans les Relay, au rayon livres (si, si, il y en a toujours quelques-uns de bons dans la masse !) et que cette fois-ci, je suis tombée sur une collection de réédition de classiques dans des "faux-beaux-livres-anciens" assez kitsch – mais le Thomas Hardy était rose avec des entrelacs dorés, donc bon. Beaucoup aimé, été très surprise : au début, la malice qui croque les personnages laisse penser qu'on sera plus dans la satire que dans le roman psychologique – et même, plus dans l'esquisse que dans le roman réaliste. Mais non ! Hardy joue avec les genres : les travaux de la ferme sont finement dépeints au fil des saisons (d'un œil de connaisseur, ou en tout cas d'homme renseigné) ; Batsheeba (quel nom !) est une héroïne complexe et mouvante (et, disons, badasse : elle n'a pas peur de gérer la ferme seule, à 20 ans, quand tous les hommes du coin la regardent d'un mauvais œil). L'héroïne, donc, est déchirée entre trois amours : le berger raisonnable et pur, Gabriel Oak ; le vieux fermier rendu fou d'amour, Boldwood ; le sergent jeune, élégant et beau parleur, léger comme le vent, Troy. La très jeune femme vivra, par ces trois hommes, une éducation sentimentale complète (elle reste toujours badasse), tandis que les tranquilles gargouilles qui forment le personnel de la ferme évoluent au sein de scènes plus légères – et très drôles. Curieuse de relire ce roman dans 10 ou 20 ans – fleur bleue, j'étais émue pour Gabriel, et admirative devant Batsheeba. Qu'en sera-t-il alors ?
Celle que vous croyez
Sortie : 31 janvier 2016 (France). Roman
livre de Camille Laurens
Pasiphae a mis 7/10.
Annotation :
Terminé le 1/02.
Ce qui est un peu triste, c'est que j'aie lu ce roman après le Salopes de Dennis Cooper – la comparaison se glisse entre les deux, et elle n'est pas en faveur de Celles que vous croyez. Mais c'est quand même un très bon roman, dont la construction narrative est intéressante – une même histoire, tantôt racontée par une femme à son psychiatre, puis par cette femme au travers d'un récit écrit qui lui invente une fin alternative, puis pas le psychiatre tombé amoureux... jusqu'à ce que, coup de théâtre, on referme le livre de fiction, effet de métalepse, pour basculer dans un degré de réel supérieur, où "Camille" écrit à son éditeur Louis une longue lettre, dans laquelle elle lui explique comment ce "livre" que nous venons de lire prend racine sur le réel (le sien, qui est fictif pour nous – méfions-nous des métalepses !), etc. Voilà pour la construction narrative, mais passons à l'intrigue : cette histoire vue sous tous les angles, c'est celle d'une femme de 48-50 ans, donc d'une femme qui franchit la limite de la désirabilité en société patriarcale, qui s'invente un profil facebook, qui tombe amoureuse sous les traits d'une femme de 24 ans, qui rencontre l'homme (lui a la quarantaine), qui se voit d'abord désirée puis rejetée pour son âge. Ça fait mal... il y a de très, très belles pages sur le stalking amoureux – ce que ça vous remue dans le cœur, l'icône verte du pseudo connecté, et comment vous brodez dans les trous à partir de minces accroches – une musique partagée, une heure de dernière connexion, un commentaire sur un statut... la densité que ça prend. Rien que pour ça, formidable.
La Femme aux pieds nus
Sortie : février 2008 (France). Roman
livre de Scholastique Mukasonga
Pasiphae a mis 6/10.
Annotation :
Terminé le 2/02.
L'autrice, d'origine rwandaise, a vécu côté tutsi le génocide des sien·nes, enfant. Elle ouvre son livre mémoriel sur une demande que sa mère faisait souvent à ses filles : couvrir, au jour de sa mort, sa dépouille d'un pagne. La jeune Mukasonga n'a pas pu couvrir le corps démembré de sa mère, Stefania : c'est pourquoi elle lui crée un suaire de mots. Dans La Femme aux pieds nus, c'est donc le parcours, non linéaire, de son enfance, avec sa mère comme pivot, qu'elle fait en compagnie du lecteur – sa mère qui dans le village de l'exil rebâtit la hutte nourricière, au dos de la laide maison de briques. Comment recréer de la culture, de la mémoire, dans ce lieu infertile où l'exil est subi ? comment se reconfigurent les relations humaines, les rites du mariage et des récoltes ? je crois que ce qui m'a frappée, au-delà de l'aspect documentaire évident du texte, c'est que l'on nous donne à sentir la peur quand elle s'installe dans le quotidien – mère dont le seul objectif est de maintenir ses enfants vivant·es, ne serait-ce qu'un·e seul·e enfant ; mère qui entraîne, tous les soirs, ses enfants à se cacher ; mère qui creuse un tunnel sous la maison ; mère qui enterre des vivres à toutes les étapes du chemin de la fuite ; mère sans cesse confrontée à l'image potentielle de la mort des sien·nes, de celleux à qui elle donné vie, dans une sorte d'horrible antithèse. C'est l'écriture de l'esprit au bord de la rupture, du trauma qui n'a même pas l'espace nécessaire pour s'installer, et c'est dur. Aussi, l'extrême pudeur de l'autrice qui clôt son livre avant la mort – sue, inévitable – de sa mère, sur des images de vie et de culture.
Poétique réjouissante du lubrifiant (2020)
Sortie : août 2020. Politique & économie, Culture & société
livre de Lou Sarabadzic
Pasiphae a mis 7/10.
Annotation :
Terminé le 4/02.
Ce livre m'a fait penser aux magazines que je possédais enfant ; ils étaient découpés : la page de la petite BD, la page des jeux, une histoire plus longue, le courrier des lecteur·ices... en autant de petites étapes ludiques, sans prétention, destinées à ouvrir le magazines vers une pluralité d'au-delà imaginaires. C'est un peu pareil ici : Lou Sarabadzic, dans une perspective féministe queer et intersectionnelle, s'amuse, et nous amuse, dans l'éloge du lubrifiant. Partage d'expériences, de récits fictionnels, de listes de bonnes raisons d'utiliser le lubrifiant, de lieux et de circonstances où l'utiliser, de lipogrammes, de poèmes foutraques... et cela dans l'évocation de tous les corps possibles, corps queer, racisé·es, handi ou gros·ses, polya ou asexuel·les... l'évident plaisir de l'écriture rejaillit sur la lecture – ça ne se prend pas au sérieux, ça n'enjoint pas – ça conseille plutôt et ça partage. D'abord publié aux éditions du Monstrograph, on "sent" vraiment la parenté avec la ligne éditoriale de la petite structure (pour celleux qui ont lu Au-delà de la pénétration de Martin Page, ou sur un tout autre sujet, Eloge des fins heureuses de Coline Pierré – deux ouvrages d'ailleurs cités dans cette Poétique, joli clin d'œil !), dans cette façon heureuse de prendre au sérieux en s'amusant tout ce qui concerne une sexualité non-injonctive et réussie. Et je vous le garantis, ça donne tout simplement envie d'aller s'acheter deux ou trois tubes de lubrifiants (naturels ou parfumés, il en existe pour tous les goûts !)
Une brève histoire de l'égalité (2021)
Sortie : 26 août 2021 (France). Essai
livre de Thomas Piketty
Pasiphae a mis 8/10.
Annotation :
Terminé le 6/02.
Je dois dire que je suis encore très largement inculte en ce qui concerne les théories économiques et la géopolitique mondiale – donc plutôt réceptive aux essais bien foutus, bien écrits et convaincants, qui semblent de prime abord cadrer avec mes valeurs. Et c'était le cas ici ! Piketty fait le pari d'un ouvrage "grand public", destiné à celleux que ses pavés (Le Capital au XXIe siècle etc) intimident. Sur moi ça a plutôt réussi, je l'ai lu comme un page turner et j'ai appris plein de trucs (toujours pas remise par la dette qu'Haïti a continué de rembourser à la France jusque dans les années 50 pour racheter la liberté des esclaves – et que la France refuse toujours de rembourser). Beaucoup aimé aussi l'aspect propositionnel et très concret de l'essai, où Piketty imagine des politiques fiscales, interétatiques et socialistes visant à plus de justice sociale et climatique – parce qu'en tant que fille de gauche mais inculte, je suis plus douée pour voir ce qui ne va pas que ce qu'on pourrait, matériellement, faire. Alors certes Piketty n'est pas un révolutionnaire, les solutions qu'il propose passent plutôt par des réformes institutionnelles, mais il donne une furieuse envie d'y croire, et des tas d'espoir, ce qui rend, momentanément, beaucoup moins pessimiste. Oh, aussi appris des tas de trucs que je connaissais super mal sur le passé esclavagiste de la France – et réalisé, en en discutant avec mon copain, que ce n'étaient pas franchement des choses qu'on nous enseignait à l'école... et que les seuls points de contact qu'on avait pu avoir avec cette histoire, c'était la littérature des dom-toms – donc les écrits de Chamoiseau, Confiant et cie.
La Main gauche de la nuit (1969)
The Left Hand of Darkness
Sortie : 1971 (France). Roman, Science-fiction
livre de Ursula Le Guin
Pasiphae a mis 6/10.
Annotation :
Terminé le 9/02.
Si j'ai un peu raté ma rencontre avec Ursula Le Guin, dont je me promettais tant, je crois que c'est en partie à cause des choix opérés par le traducteur. Genly est envoyé sur la planète de Géthen pour proposer une alliance avec l'Ekumen, vaste réseau de planètes solidaires quant aux avancées scientifiques, philosophiques et techniques – or, Géthen est la seule planète connue où les humains sont agenres. Le traducteur a pris le parti de tout mettre au masculin (je crois que la traduction date des années 70), y compris les relations de parenté (frère, fils, père, etc), donc j'ai eu la sensation, lisant (et qu'on ne vienne pas me dire que les choix de genre grammatical n'influencent pas les représentations après ça !) de voir une vaste société d'hommes, et ce malgré toutes les tentatives narratives de l'autrice pour dégenrer, par la description de leur caractère ou de leurs activités, les personnages de l'histoire. Je me demande ce que donnerait ce roman avec une vraie réflexion traductologique sur le genre grammatical – je crois que j'aurais trouvé ça très chouette, très expérimental. Là... j'ai eu la sensation désagréable, pendant toute ma lecture, de "buter" contre une lutte sourde écriture / traduction, et contre l'un des problèmes majeurs du masculin proposé comme neutre (à savoir qu'il demeure, au fond, un masculin). Dommage !
Le Monde s'effondre (1958)
Things Fall Apart
Sortie : 1966 (France). Roman, Récit
livre de Chinua Achebe
Pasiphae a mis 7/10.
Annotation :
Terminé le 12/02.
Lorsque paraît Tout s'effondre (je préfère cette traduction du titre, que je trouve plus fidèle au "Things fall apart" tiré du poème de Yeats) en 1958, le Nigeria n'est pas encore tout à fait indépendant (cela n'arrive qu'en 1960) ; roman de langue anglaise, c'est pourtant l'un des premiers romans qu'on pourrait qualifier de postcoloniaux, et l'un des plus grands classiques de la littérature africaine de langue anglaise. On me l'avait d'ailleurs conseillé quand je voulais travailler sur les littératures postcoloniales. Le roman est divisé en deux parties, inégales : la première, plus longue, prend pour pilier le personnage d'Okwonko, patriarche guerrier et notable du village, et l'histoire de sa vie, qui sert de support au passage en revue des rites et traditions du Nigeria pré-colonisé – aucune idéalisation toutefois, la place des femmes est subalterne, on tue les jumeaux à leur naissance, on offre des sacrifices humains aux dieux pour les apaiser. C'est malgré tout un monde stable qui, lors de l'arrivée des hommes Blancs – d'abord les missionnaires, car l'on contraint par la domination des esprits –, dans la deuxième partie, va commencer à s'effondrer. C'est, je crois, l'immense richesse du roman d'Achebe : le processus de délitement, dans toute sa violence, aussi bien psychologique que culturelle, nous est minutieusement dépeint. Il y a une part de cynisme de la part des colonisateurs – qui ont bien conscience que c'est d'abord vers les proscrits que les missionnaires vont se diriger, pour grignoter les divisions centre-marge d'une société hiérarchisée ; puis que les armes, la violence institutionnelle (qui passe par la loi et son application violente) feront le reste du chemin. Ce travail de sape de l'autorité traditionnelle apparaît dans toute son horreur à travers le personnage d'Okwonko qui, graduellement, devient presque sympathique (avec son ethos de tyran domestique, ça n'était pas évident). Mais je crois qu'Achebe démontre qu'une grosse part de l'effondrement civilisationnel à l'œuvre n'est ni calculé ni perçu par le colon : pour cela, encore aurait-il fallu qu'il sache comprendre qu'il avait affaire à une société complexe, organisée et millénaire – et non qu'il la considère comme "sauvage" en l'altérisant. Mécanismes d'aveuglement qui ont permis ces crimes contre l'humanité que constituèrent les colonisations – le dominant, au fond, en sait toujours moins que le dominé, c'est ce que nous raconte Things fall apart.
Anne de Green Gables (1908)
(traduction Hélène Charrier)
Anne of Green Gables
Sortie : octobre 2020 (France). Roman, Jeunesse
livre de Lucy Maud Montgomery
Pasiphae a mis 8/10.
Annotation :
Terminé le 15/02.
Douceur, sucre d'orge, enfance. Amertume, trauma, enfance. Les brusques variations d'humeur de l'orpheline Anne, accueillie par Marilla et Matthew Cuthbert, frère et sœur fermiers, à Green Gables (Pignons Verts), font toute la saveur de ce roman, classique de la littérature jeunesse anglophone du début du XXe siècle. L'autrice, Lucy Maud Montgomery, était canadienne, et déjà, cela : l'on peut s'émerveiller avec la petite Anne de la découverte des paysages splendides de l'Île du Prince Edouard. Anne parle, tout le temps ; elle utilise les mots des livres, et s'émerveille sans cesse. C'est drôle : ce principe d'émerveillement, je ne l'ai pas connu dans l'enfance, mais plus tard, à l'adolescence. Anne est bien chanceuse d'être protégée par cette carapace d'émotions – qui seules lui permettent de réinventer un monde qui, de toute évidence, lui a longtemps été hostile. Lorsqu'elle arrive chez les Cuthbert, elle est l'orpheline qui n'a jamais connu de foyer, qui n'a été prise sous tutelle que par des exploiteurs d'enfants ; eux, les Cuthbert, voulaient d'un garçon pour aider à la ferme, mais sont vite séduits par le bagout d'Anne. Ils ont du mal à exprimer leurs émotions : elle les exprime au-delà de toute mesure, joies et peines. ON les voit tâtonner pour trouver un équilibre, apprendre à s'aimer, à se le montrer, et à panser les plaies d'une enfance qui ne ressurgit par éclairs que lors d'épisodes douloureux. C'est un petit miracle, ce livre, de sensibilité émotionnelle, et je crois que c'est pour cette raison que je l'ai aimé.
Yoga (2020)
Sortie : 10 septembre 2020 (France). Roman
livre de Emmanuel Carrère
Pasiphae a mis 7/10.
Annotation :
Terminé le 24/02.
Carrère, sorte de magicien, ou plutôt de conteur : il prend place, on l'écoute. Langue du bagout, du chaland juché sur son estrade – aucune complaisance pourtant, et je m'étonne qu'on l'ait qualifié d'égotiste. Dire "je", dans les tourmentes de la maladie (ici, la bipolarité), c'est s'accrocher à un tout petit radeau de paille, et je trouve que Carrère crée un bel équilibre entre phases de vie, phases de maladie – yoga et pleine conscience, déroutes des a-pics. S'il compare, non sans malice, non sans tendresse, son livre avec un bouquin de développement personnel à succès, c'est bien pour mesurer le gouffre qui sépare les recettes du bonheur en 130 p. du compte-rendu d'une maladie de l'âme, appliquée à détruire tous les édifices sagement construits, en adéquation avec le monde contemporain (et ses travers). Que ce compte-rendu passe par le bagout du magicien, les circonvolutions du conteur, c'est mieux encore... et l'avouerais-je ? moi qui pratique, depuis bientôt deux ans, le yoga, j'ai retrouvé dans l'écriture de Carrère tout ce qui me plaisait, dans cette pratique du corps – dans cette pratique d'écoute du corps, tension et détente, conscience de la place du moindre muscle ou du moindre nerf – et cela, le petit bouquin souriant de développement personnel ne me l'aurait sans doute pas offert.
La Princesse de Clèves (1678)
Sortie : 16 mai 1678. Roman
livre de Madame de La Fayette
Pasiphae a mis 8/10.
Annotation :
Terminé le 6/03.
J'ai relu La Princesse pour un cours particulier que je donne – et je redécouvre ce plaisir qu'il y a à parler de, déplier, longuement, un texte construit autour de discrets parallèles, de silences, de quiproquos et de non-dits. Dans La Princesse, rien n'est explicite, tout est trouble – une phrase limpide comme un cristal enchâsse mille reflets. Et c'est ce qui en fait un texte duquel parler, duquel débattre, et qu'on déplie pour en mieux voir les reflets. Combien de choses tournent autour d'une larme de plaisir, d'un ruban ou d'un regard ? d'un adjectif comme le dernier du texte, "inimitable" ? chère, chère Princesse, cristal troublé, combien troublant, j'ai redécouvert en ta compagnie les joies d'une relecture – qui plus est d'une relecture orientée avec, toujours, la perspective d'un dialogue avec une élève passionnée.
Les Précieuses ridicules (1659)
Sortie : 1659 (France). Théâtre
livre de Molière
Pasiphae a mis 4/10.
Annotation :
Terminé le 7/03.
J'ai décidé de lire cette courte pièce – un acte vite ficelé – pour tenter de comprendre quel sort Molière fit aux Précieuses. Je viens de terminer la lecture de La Princesse de Clèves, et 1. Marie-Madeleine de La Fayette appartenait aux cercles précieux les plus distingués 2. la morale mise en œuvre par la princesse croise les logiques du jansénisme et de la préciosité – amour sublime, extrême mais non vécu, évoqué par paliers très graduels, amour entièrement imaginé, mais impossible. Bref : la pièce est médiocre, pour commencer. Ces petites pièces d'un acte étaient apparemment fabriquées en guise de mise en bouche avant des spectacles plus conséquents, et cela se sent ; la satire est facile. Madelon et Cathos, deux jeunes filles de province, s'imaginent tenir salon, vivre dans un roman, et usent et abusent d'une langue chantournée (on a pu reprocher aux Précieuses leur lexique et tournures de phrases... par trop précieuses). Les deux hommes à qui elles étaient promises, par elles jugés trop vulgaires, décident de les piéger en leur envoyant leurs valets qui, eux aussi, se piquent d'imiter les salons parisiens. Les deux jeunes filles tombent dans le panneau : à cette galanterie de valetaille, elles succombent. Bon, bref, rien ne va : on commence à construire le cliché persistant du bas-bleu (ah, ces femmes qui se piquent des choses de l'esprit), on ajoute par-dessus une bonne dose de classisme (car, ce qui disqualifie les valets, ce n'est pas leur esprit, à la mesure de celui des demoiselles : c'est leur position sociale), et l'on réduit un mouvement intellectuel d'ampleur à ses défauts de forme (coup classique). Il faut tout de même mettre au crédit de Molière une tirade très drôle, où le valet s'emberlificote dans l'auto-critique complaisante et paraphrastique d'une pièce de littérature par lui improvisée ; ainsi qu'une analyse pré-sociologique de la construction de la valeur dans le champ littéraire, avec quelques passages remarquablement pensés (on croirait presque lire le Balzac des Illusions perdues, quant à la fabrique du succès théâtral par la claque !)
Le Balcon (1960)
Sortie : mai 1960. Théâtre
livre de Jean Genet
Pasiphae a mis 7/10.
Annotation :
Terminé le 12/03.
Lu car mon élève de cours particulier l'a choisi comme lecture théâtrale complémentaire, à présenter à l'oral du bac. J'ai eu la sensation de retrouver un doux ami, en train de faire le pitre. En fait, le théâtre de Genet n'est vraiment pas ce que je préfère : tout y sent le procédé, le symbole, et le tout, bien qu'ingénieusement embrouillé par le dramaturge, manque cruellement de subtilité. Dans Le Balcon, les personnages habitent une sorte de bordel raffiné où les prostituées permettent aux hommes, le temps d'une scène exemplaire, d'endosser un rôle de pouvoir ou de soumission : général qui va mourir à la bataille, juge qui condamne la prisonnière, religieux qui adore sa sainte... la pire des perversions, ça n'est pas le sexe, c'est ce qui se joue secrètement dans ce bordel de luxe, où les relations de domination se révèlent pour ce qu'elles sont : lubriques et infâmes. Au loin, une révolution gronde ; les rôles du bordel sont amenés à s'incarner plus concrètement dans ce moment de renversement des pouvoirs. Genet s'amuse : tout est représentation, ou tout est vrai ; le dominé est dominant·e, ou l'inverse ; le bordel est une scène, théâtre du monde... au fond c'est une variation sur le thème du theatrum mundi, les motifs genettiens en plus – en toute humilité, ou en toute provoc. Bref, ça n'est pas inintéressant à décortiquer le temps d'un cours, et même, c'est merveilleusement écrit – Genet quand même ! il montre ce qu'il sait faire ! – mais ça reste de l'esbroufe – ce que je dis d'autant plus facilement que Genet est pour moi un immense favori.
Heidi (1880)
Sortie : 1933 (France). Roman, Jeunesse
livre de Johanna Spyri
Pasiphae a mis 6/10.
Annotation :
Terminé le 15/03.
Curieux souvenirs : ai-je lu, enfant, Heidi ? ai-je vu un dessin animé, un film, un livre d'images ? allez savoir. Sur ma liseuse, régressant, dans les transports, lovée dans l'intrigue simple d'Heidi – petite fille élevée un temps par son grand-père en haut d'une montagne, arrachée à lui pour les luxes de la grande ville, malheureuse, puis retour au bercail – je me suis posé toutes ces questions. L'intrigue d'Heidi, je la connaissais par cœur – puis j'ai vu un film, récemment, avec Shirley Temple dans le rôle principal, qui avait ravivé les couleurs du canevas – mais pas tant, car dans le livre source, l'intrigue stoppe avant que Clara monte rejoindre son amie, avant qu'elle ne guérisse miraculeusement – moins de miracles dans le texte source que dans les nombreuses adaptations. J'ai été surprise par l'aspect puritain de l'histoire ; au fond, c'est la vie montagnarde, plus pure, qu'on exalte contre le vice des villes, et la parabole de l'enfant prodigue sans cesse réactivée (et ces scènes de lecture de la Bible ! avec la grand-mère qui pleure d'émotion !). Bref. Il n'empêche : ma propre grand-mère a, elle aussi, été élevée par ses grand-parents dans un village de montagne ; elle a, elle aussi, été prise au piège une ou deux fois par ses parents qui tentaient de la ramener à une existence plus citadine qui lui déplaisait. Ma grand-mère, moins l'aspect moral un peu rebutant, est une forme d'Heidi, et c'est drôle, trouver dans les vieux classiques de la littérature jeunesse cette histoire-parabole, familiale.
Les poètes maudits (1884)
Sortie : 1884 (France). Poésie, Essai
livre de Paul Verlaine
Pasiphae a mis 6/10.
Annotation :
Terminé le 16/03.
Tout se passait très bien – c'était, d'ailleurs, une belle promenade – qui mieux que les contemporain·es pour parler des poéètes·ses de leur temps sans l'insupportable couche de vénération posée dessus par des décennies de commentaires scolaires, éditions prestigieuses et autres émissions télévisées ? donc, Verlaine parle de Rimbaud, de Laforge, comme d'inconnus, comme de jeunes troubadours n'ayant pas encore conquis leur public ; il vante, il s'amuse, et c'est d'une grande légèreté (comparativement aux podcasts france culture ahah) ; il cite par larges tranches les poèmes de ses amis, et même, il se moque de lui-même au travers d'un anagramme. Mais là où ça se gâte, c'est quand est abordée l'unique poétesse maudite, Marceline Desbordes-Valmore. On n'aurait pu faire meilleur catalogue de clichés made in XIXe siècle : il la distingue des autres femmes, pour en faire l'une des seules autrices valables de toute l'histoire littéraire – régime de l'exception (qui confirme la règle, à savoir que les femmes sont exclues du génie) ; il ne la compare qu'à des femmes (pas aux poètes de son temps) ; il reprend à son compte l'expression sexiste de "bas-bleus", sorte de caricature de la femme intellectuelle ; il la ramène à sa douceur, à sa discrétion et à sa chasteté, toutes vertus exigées des femmes du XIXe siècle ; il décrit sa poésie comme sincère, comme si cette écriture coulait naturellement du cœur sans passage par le travail technique ; il souligne les "naïvetés / ingénuités" de son style ; il explique qu'elle est artiste sans le savoir (les femmes seraient artistes malgré elles, sans véritable projet esthétique). J'en passe, et des meilleures : grosse déception (et article exemplaire pour aborder la disqualification des femmes de lettres au 19e siècle).
Juste la fin du monde (1990)
Sortie : 19 août 2020 (France). Théâtre
livre de Jean-Luc Lagarce
Pasiphae a mis 5/10.
Annotation :
Terminé le 21/03.
Encore un bouquin lu pour préparer le cours particulier ; Lagarce est au programme, Lagarce est chic, il a même été adapté par Dolan au cinéma. Justement, Dolan, parlons-en : je n'ai pas réussi à dépasser le premier tiers du film. Au fond, c'était peut-être réussi : l'atmosphère poisseuse de la pièce, la sensation d'étau, consolidée à mesure par le recours permanent à l'épanorthose (retouche corrective), se retrouve parfaitement dans le film, le jeu des acteur·ices. Je persiste à ne pas aimer ce qui me met mal à l'aise : c'est le cas du théâtre de Lagarce, où nulle échappatoire ne semble se glisser dans aucune scène, où la représentation des relations humaines verse dans le pessimisme le plus sombre (toustes pourri·es, aucune communication possible, égoïsmes en contact). Bref : je ne comprends pas.
Ecrivains (2010)
Sortie : 2 septembre 2010. Roman
livre de Antoine Volodine
Pasiphae a mis 8/10.
Annotation :
Terminé le 23/03.
J'ai retrouvé un dispositif proche de celui de Bolaño dans La littérature nazie en Amérique – à cette différence près, et quelle différence !, que les écrivain·es de Volodine sont des post-exotiques, écrivain·es en lutte et en échec (pas des nazis, mais des opposant·es à tous les fascismes, totalitarismes et dictatures du XXIe siècle). Donc : 7 portraits d'écrivain·es, qu'ils relèvent du portrait narratif (centré sur la vie entière ou sur un épisode, le plus souvent limite) ou d'autres genres – on a, notamment, le genre des remerciements, qui permettent à l'écrivain remerciant d'inventer, dans la foulée, d'autres écrivain·es (qui a dit qu'il n'existe que 7 écrivain·es fictionnel·les, dans ce petit livre ? pas moi). Touchée par l'aspect dévasté de cette galerie d'écrivain·es, aux œuvres expérimentales, peu lues, oubliées. Pas des têtes de gondole, des pas grantécrivains (comme on dit), mais des marginaux, des oublié·es, des fous et des à moitié mort·es, des enfermé·es. Pouvoir de grâce des trous dans l'évocation, de tout ce qui n'existe pas (ou peu) dans cette courte galerie de portraits : les œuvres des écrivain·es, qu'on aimerait lire, et qui curieusement, font écho avec les œuvres effectivement publiées par les hétéronymes volodiniens... (on pense aussi aux Fictions de Borges, naturellement, mais celles-là sont plutôt centrées sur les textes que sur les personnes humaines qui les portent : d'ailleurs c'est intéressant, ce semblant de hiérarchie texte-auteur·ice !) Donc : fascinant. Œuvre univers qui fonctionne en énigme, tissée de secrets et de ponts, œuvre à explorer, donc – quand bien même ces écrivain·es post-exotiques sont au fond, bien que politisé·es, impuissant·es, toujours déjà échoué·es et perdu·es.
J'essaie de tuer personne (2020)
Sortie : 1 mars 2020. Poésie
livre de Sammy Sapin
Pasiphae a mis 8/10.
Annotation :
Terminé le 23/03.
On peut retrouver ma recension sur Littéralutte : https://www.litteralutte.com/pas-tuer-soigner/
En résumé : "Sammy Sapin nous offre là des poèmes attentifs aux gestes (médicaux, affectifs), des poèmes attentifs aux corps (âgés, médicalisés), aux paroles (de patient·es, de soignant·es) ; des poèmes politiques, écrits depuis un système de santé mis à plat par plusieurs décennies de coupes budgétaires déguisées en réformes."
Le Corps n'oublie rien
Sortie : 2 octobre 2020 (France). Essai, Psychologie
livre de Bessel van der Kolk
Pasiphae a mis 8/10.
Annotation :
Terminé le 28/03.
On m’a conseillé cette lecture ; j’ai donc cherché le livre en librairie, et plusieurs fois échoué à le trouver : dans quel rayon ? c’est finalement sur l’étagère « développement personnel » d’une énième librairie que je l’ai trouvé. Qu’un livre de psychiatrie constitue un succès mondial, cela doit-il le ranger dans la catégorie du « développement personnel » ? j’étais un peu fâchée, mais soit. Donc : livre d’un psychiatre et chercheur sur le syndrome de stress post-traumatique, auquel il a consacré une large partie de sa vie, de ses soins et de ses recherches – contexte USA oblige, on a à la fois les vétérans des guerres du Vietnam, et les victimes d’inceste (beaucoup plus nombreuses que ne veut le savoir l’opinion publique). On a plusieurs parties sur la description et les tentatives de compréhension du SSPT, puis plusieurs parties sur des démarches thérapeutiques innovantes – EMDR, yoga, théâtre ou neurofeedback. Bien sûr, beaucoup de ces méthodes sont encore discutées dans le champ scientifique, mais c’est passionnant de les voir mises en œuvre par le récit d’expériences thérapeutique. Car c’est toute la richesse de ce livre : il rend accessible le fonctionnement de la psyché sans jamais vulgariser, ni simplifier. Il cite à la fois des études expérimentales et des parcours de patients réels. Ce va-et-vient entre l’expérience du thérapeute et la discussion du chercheur est ultra-intéressant. Et surtout : c’est le genre de bouquin qu’on lit avec un miroir penché sur sa propre psyché, pendant la lecture duquel on s’oblige à de fréquentes pauses – souvenirs, interprétation de souvenirs – et duquel on ressort en ayant compris deux ou trois trucs. En soi, c’est déjà thérapeutique.
La Femme de trente ans (1834)
Sortie : 1842 (France). Roman
livre de Honoré de Balzac
Pasiphae a mis 6/10.
Annotation :
Terminé le 30/03.
J’étais curieuse du livre – curieuse d’abord parce que je commence ma trentième année, et que je me demandais ce que Balzac (pas tellement connu pour son féminisme) avait à dire des femmes de mon âge (sont-elles vieilles, par exemple ?) ; alors, le titre est un peu trompeur : l’héroïne est vue à 20 ans, à 30, à 40, à 50. Ce sont autant de chapitres qui font varier les points de vue et les tons employés, avec beaucoup d’ellipses entre. Une vie de femme ; si démonstration il y a, c’est bien que la femme de 30 ans, en tout cas à l’époque de Balzac, est plus intéressante qu’aucune autre : encore séduisante, mais déniaisée, elle a vécu l’amour, été mariée, vécu les désillusions, fait l’expérience de la maternité. Sa personnalité est née depuis le temps où, pure jeune fille désirable, elle n’était encore que l’objet des appétits sexuels des hommes de la société. Elle n’en serait que plus désirable, selon Balzac – mais elle est aussi sur la pente descendante. Le constat est amer, et je crois qu’en 2022 une femme de 40 ans n’est pas vieille comme elle l’est pour Balzac. Livre étonnant, en tout cas, par cet aspect très découpé, quasi-fragmentaire, et variable – un chapitre sur la fille aînée de l’héroïne, devenue épouse de pirate, déstabilise quand l’on concevait plutôt Balzac comme auteur réaliste que comme feuilletonniste d’aventures ! pour autant, il manque de la mâche qu’ont les livres de Balzac que j’aime le mieux, comme La Cousine Bette, Illusions perdues ou Béatrix, cette mâche psychologique qui donne de la densité aux personnages et à leur devenir en s’installant dans le temps, dans le texte. Il faut, pour maîtriser le fragment ET la densité psychologique, être un autre auteur que Balzac, je pense.
King Kong théorie (2006)
Sortie : 2006 (France). Essai
livre de Virginie Despentes
Pasiphae a mis 7/10.
Annotation :
Terminé le 1/04.
Virginie Despentes est une grande pamphlétaire, au sens noble du terme. Ecrit de combat plutôt qu’essai scientifique, et pourtant écrit sourcé, king king théorie surgit en 2004, peu après le film Baise moi qui fit scandale. On est dans le creux de la vague, en 2004 : plus dans les années 70, pas encore dans les années 2015 et metoo : il ne fait pas bon dire qu’on est féministe et cela, la punkette qu’a été Despentes le sait trop bien. Ca n’est ni cool, ni rien, mais ça surgit d’une nécessité ancrée dans son propre parcours – pute puis écrivaine (à l’époque, on dit encore « écrivain »), les mêmes mécanismes de domination partout. L’essai-pamphlet est divisé en plusieurs parties thématiques, et j’avoue que j’ai été particulièrement intéressée par celle consacrée à la prostitution, car c’était là que j’ai trouvé le plus de quoi débroussailler mes préjugés – Despentes parle en tant qu’ex-concernée, mais consciente de sa position de « privilégiée du tapin », n’ayant pas été contrainte, ayant plutôt choisi ses clients et exercé dans de bonnes conditions. Elle reprend à son compte les thèses du continuum économico-sexuel (en gros, continuum entre mariage et prostitution), depuis la bouche d’une féministe américaine que je ne connaissais pas (mes souvenirs remontaient à Paola Tabet), en faisant du pôle prostitutionnel le pôle le plus avantageux : on est payée, indépendante économiquement, en position de (relatif) pouvoir là où les femmes mariées ne sont jamais propriétaires de leur argent, jamais indépendantes. Pour une théoricienne comme Dworkin, c’est le mariage qui de ce point de vue-là est le plus avantageux, mais peut-être n’a-t-elle jamais tapiné. Enfin, vraiment, écriture dynamique et si j’osais, « empouvoirante » en ce qu’elle charrie de colère et d’énergie.
Le Charme discret de l'intestin (2014)
Tout sur un organe mal aimé
Darm mit Charme. Alles über ein unterschätztes Organ.
Sortie : 1 avril 2015 (France). Essai
livre de Giulia Enders
Pasiphae a mis 7/10.
Annotation :
Terminé le 10/04.
Je vais finir par croire que le monde éditorial est envahi (après lecture du Corps n'oublie rien) de best sellers de vulgarisation scientifique d'une extrême qualité. Giulia Enders est doctorante en médecine lorsqu'elle écrit Le Charme discret de l'intestin – elle y vulgarise, avec beaucoup d'humour (je l'avoue, un peu trop pour moi) les recherches gastroentérologiques les plus en pointe – ne négligeant jamais de donner au lectorat un aperçu du fonctionnement du champ scientifique, pris dans des débats, des logiques de financement douteuses, jamais à court d'hypothèses difficiles à vérifier et surtout, de questions n'ayant pas encore reçu de réponse. C'est précieux, cet aperçu de la science telle qu'elle se fait, loin des documentaires de vulgarisation qui font "comme si" la science, c'était le savoir immobile. Surtout, j'ai été touchée par la démarche de l'autrice (moi qui ai initié un vlog de thèse, convaincue comme elle que mes petites recherches n'ont pas à rester bien au chaud dans le giron de l'université), et par l'amour qu'elle porte à son sujet (et qu'elle communique très bien). Pas sûre de tout retenir du fonctionnement du système digestif, en collaboration avec système immunitaire, organes et bactéries, mais deux ou trois grandes idées me resteront – que l'alimentation est chose sérieuse, d'abord, que la santé du système digestif est en prises directes avec la santé mentale, et qu'il faut s'attendre, dans les années qui viennent, à graduellement prendre conscience de l'importance de l'intestin, à l'égal du cerveau, grâce à l'avancée des recherches en la matière. Oh, on apprend aussi comment les bulgares ont invité le yaourt, et comment ce lait fermenté a transformés ces paysans pauvres en centenaires !
Alcools (1913)
Sortie : 1913 (France). Poésie
livre de Guillaume Apollinaire
Pasiphae a mis 8/10.
Annotation :
Terminé le 11/04.
"Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin"... apprentissage de zone, par cœur, en cours. J'ai (re)lu Alcools (en réalité, pour la première fois lu en entier, car d'ordinaire, avec la poésie, je picore plutôt que je n'absorbe un recueil entier) pour mon cours particulier. D'abord, pourquoi la poésie d'Apollinaire me plaît : c'est quasi insupportablement gracieux, d'une mélodie pure, même lorsqu'elle devient comptine. C'est, gravé dans une vieille pierre, un chant sorti tout droit des mythes et des contes, plein de sirènes, et sirupeux jusqu'à l'écœurement. C'est plein de formules, de distiques, inoubliables. C'est Aragon en plus souple encore, peut-être. Je ne dirais pas que c'est émouvant – tout au plus cela titille-t-il la mélancolie ! il y a plein de raisons objectives d'aimer cette poésie, surtout lorsqu'on est amenée, comme je le suis, à l'étudier pour l'enseigner – poète de la modernité, du syncrétisme culturel, temporel et religieux, de l'expérimentation, de la tendresse, du retravail de tout un attirail poétique qui n'aura jamais paru si reluisant que dans son écriture. Oui, à n'en pas douter, c'est une poésie bien agréable à déplier, détricoter – tous les effets de polyphonie, et toutes les allusions, restes d'un symbolisme ici très matériel... mais c'est d'abord, avant toute chose, comme on dit, la musique qui l'emporte – y compris lorsqu'elle se glisse, minaudière, dans le quotidien le plus matériel, celui des femmes qui cousent et boivent du café – "Encore un peu de café Lenchen s'il te plaît", etc, etc. Merveilleuses coutures, et merveilleux chant qui, encore aujourd'hui, irrigue ce qui se fait de plus beau en poésie. Une sacrée leçon pour les poètes chiants des années 80 : on peut être lyrique à donf ET expérimenter à donf, pas de contradiction ; on peut faire une poésie suprêmement intello et suprêmement douce, plaisante, lisible. Et toc !