Léon Chestov - Aphorismes

Petite compilation des meilleurs aphorismes de Léon Chestov. A la fin de l'aphorisme, entre parenthèses, le livre dont celui-ci est issu (pour la grande majorité c'est "Athènes et Jérusalem").

Liste de

18 livres

créee il y a presque 3 ans · modifiée il y a plus d’un an

10 aphorismes

10 aphorismes

Sortie : 16 juillet 2014 (France). Aphorismes et pensées

livre de Léon Chestov

Annotation :

« DOGMATISME ET SCEPTICISME – Le dogmatisme est beaucoup plus proche du scepticisme que ne se le figurent ceux qui savent, d’après l’histoire de la philosophie, avec quelle violence ces deux écoles ont depuis toujours lutté entre elles. Pour les dogmatiques aussi bien que pour les sceptiques, l’essentiel est leur « suspension du jugement ». Avec cette différence que le sceptique, quand il en a assez de dénouer le nœud gordien de l’être, déclare : nous ne savons rien et ne pouvons rien savoir, inutile de tant se démener ; le dogmatique : je sais déjà tout ce qu’il faut savoir, acceptez ce que je sais et contentez-vous en. Autrement dit, et s’il est permis de se souvenir à cette occasion d’un dicton populaire russe : « Ce que l’homme sensé a dans la tête, le sot l’a sur le bout de la langue. » Ou, pour parler un langage philosophique ; « explicite » et « implicite ». Que les dogmatiques soient plus intelligents que les sceptiques, cela ne fait aucun doute. Tout « explicite » est nécessairement quelque peu bête : impossible en effet de dire tout ce que l’on a sur le cœur, et ce n’est même pas utile d’ailleurs. Comme on rirait si au lieu de cacher soigneusement la source où il puise ses vérités, le dogmatique y amenait tout le monde. Il sait très bien que ses affirmations sont parfaitement arbitraires ; peut-être tient-il à son droit à l’arbitraire plus qu’à tout le reste (Platon par exemple, ou Plotin) ; mais il sait également que ce droit, il ne peut le garder que s’il parvient à dissimuler aux regards de tous ce qui lui importe le plus, et n’en dit jamais mot à personne. « Le plus important » se trouve au-delà des limites du compréhensible et de l’explicable, c’est-à-dire au-delà des limites de ce qui peut être communiqué par la parole. » (Athènes et Jérusalem)

L'Homme pris au piège

L'Homme pris au piège

Sortie : 15 février 2018 (France). Essai, Philosophie

livre de Léon Chestov

P. b. l'a mis en envie.

Annotation :

« LES INTERROGATIONS – Il nous semble qu’il est toujours bon d’interroger et que la route qui mène à la vérité est jalonnée d’interrogations. Nous demandons quelle est la vitesse du son, dans quelle mer se jette la Volga, combien d’années vivent les corbeaux, et ainsi de suite, sans fin, et nous obtenons à ces questions des réponses précises que nous considérons comme vraies. Et aussitôt nous en concluons : puisque à des milliers et à des millions de questions de ce genre nous avons obtenu des réponses contenant une certaine vérité, il s’ensuit que pour trouver la vérité il nous faut interroger. C’est pourquoi nous demandons si Dieu existe, si l’âme est immortelle, si la volonté est libre – à ces trois questions se réduit, selon Kant, toute la métaphysique -, convaincus d’avance qu’en ce cas comme en tous les autres, nous n’obtiendrons la vérité qu’en posant des questions. Notre raison devance ainsi nos constatations, et nous en sommes très satisfaits : nos « connaissances » se sont élargies. Comme le prouve l’expérience quotidienne, ces sortes de cambriolages demeurent souvent impunis ; pas toujours cependant : quelqu’un intervient pour punir ; bien entendu ce n’est pas la raison qui sera punie (la raison est trop rusée ou trop idéale pour assumer une responsabilité quelconque), mais bien les naïfs représentants de la raison, les hommes : en dépit de leur insistance ils ne reçoivent aucune réponse à leurs questions ou bien ils obtiennent des réponses tout autres que celles qu’ils attendaient. Bien fait pour eux ! Qu’avaient-ils à questionner ? Comment peut-on remettre à quelqu’un ou à quelque chose son droit à Dieu, à l’âme, à l’immortalité ? Car en interrogeant nous renonçons à notre droit, nous le remettons à quelqu’un. A qui ? Qui donc est ce quelqu’un ou ce quelque chose à quoi notre existence est parfaitement indifférente, à quoi tout est indifférent, s’est-il emparé du droit de se prononcer en dernier ressort au sujet de ce qui nous est plus important que tout au monde ? » (Athènes et Jérusalem)

Les Révélations de la mort
8.4

Les Révélations de la mort

Sortie : 1923 (France). Essai, Culture & société

livre de Léon Chestov

P. b. l'a mis en envie.

Annotation :

« LES VERITES QUI CONTRAIGNENT – […] Si le critère des vérités ordinaires, scientifiques, consiste dans la possibilité de les rendre obligatoires pour tous, il y a donc lieu de croire que les vérités de la foi sont vraies pour autant qu’elles peuvent et savent se passer du consentement des hommes, pour autant qu’elles sont indifférentes à ce consentement et aux démonstrations. Cependant, les religions positives n’ont pas en très haute estime les vérités de ce genre : elles les gardent, car elles ne peuvent s’en passer, mais elles s’appuient sur d’autres vérités, sur celles qui contraignent les hommes, et elles s’efforcent de placer sous la protection du principe de contradiction même les vérités révélées, afin qu’elles ne le cèdent en rien aux vérités ordinaires. On sait que la protection du Principe de contradiction parut insuffisante au catholicisme et qu’il imagina l'Inquisition, sans laquelle il n'aurait pu accomplir son immense œuvre historique. Il se défendait au moyen de l'« intolérance » et se faisait même un mérite de son intolérance: il ne lui venait pas à l'esprit que ce qui a besoin de la protection du Principe de contradiction, ou de celle des bourreaux et des geôliers se trouve au-delà de la vérité divine, et que ce qui sauve les hommes, c'est précisément ce qui est, selon nos mesures humaines, faible, débile et privé de toute protection. On reconnaît les vérités de la foi à cet indice, que contrairement aux vérités de la connaissance, elles ne sont ni universelles ni nécessaires et ne disposent pas, par conséquent, du pouvoir de contraindre les humains. Ces vérités sont données librement, elles sont librement acceptées ; personne ne les enregistre, elles ne rendent de comptes à personne, ne font peur à personne et ne craignent elles-mêmes personne. » (Athènes et Jérusalem)

Les Commencements et les fins

Les Commencements et les fins

Sortie : août 1987 (France).

livre de Léon Chestov

Annotation :

« LA VERITE HUMAINE ET LE MENSONGE DE DIEU — Descartes affirmait que Dieu ne peut être trompeur, que le commandement : « Tu ne dois pas mentir », Dieu l’observe lui aussi. Cependant Dieu trompe l’homme, c’est un fait. Il montre à l’homme un ciel — un dôme bleu, solide, cristallin — qui n’existe pas. Des milliers d’années ont été nécessaires à l’homme pour se libérer de ce mensonge et pour connaître la vérité vraie. Dieu nous trompe souvent, et combien il nous est difficile d’échapper à ces tromperies ! Pourtant, si Dieu ne nous trompait pas, si les hommes ne voyaient pas le ciel bleu, mais se rendaient compte que ce n’est qu’un espace infini, vide ou rempli d’éther, si au lieu d’entendre des sons nous ne faisions que compter les ondes, il est probable que les hommes n’y eussent pas gagné grand-chose. Il se peut même qu’ils auraient fini par se sentir écœurés de leurs vérités et auraient consenti à reconnaître que Dieu peut violer son propre commandement. Ou bien n’y auraient-ils pas consenti ? La vérité est au-dessus de tout ? Mais peut-être qu’une autre idée leur serait venue alors à l’esprit : la vérité est-elle effectivement ce que les hommes trouvent eux-mêmes tandis que ce que Dieu leur montre n’est qu’un mensonge ? Autrement dit : ne se peut-il pas que le ciel soit tout de même un dôme de cristal, la terre, plate, que les sons existent par eux-mêmes et soient essentiellement différents du mouvement ? Ne se peut-il pas que les couleurs obéissent non aux lois de la physique mais à la volonté de Dieu ? Ne se peut-il pas que l’homme soit appelé à cette « connaissance » un jour, qu’il renonce à ses vérité démontrées et retourne aux vérités indémontrables ? Et qui sait, ne se trouvera-t-il pas alors que le commandement : « Tu ne dois pas mentir » n’ait qu’une valeur relative et temporaire ? Non, il ne vaut pas mieux mourir que de mentir ne fût-ce qu’une fois comme l’enseignait Kant, mais il vaudrait mieux ne pas naître du tout que de vivre dans la lumière de nos vérités. Autrement dit, un temps viendra peut-être, Platon a maintes fois parlé de cela, mais on ne l’a pas entendu, où le « meilleur » triomphera de nos vérités et de nos évidences. » (Athènes et Jérusalem)

Athènes et Jérusalem
7.1

Athènes et Jérusalem (1937)

Sortie : 16 novembre 2011 (France). Essai, Philosophie

livre de Léon Chestov

P. b. l'a mis en envie.

Annotation :

« DU DOGMATISME - Ce qui rend le dogmatisme inacceptable, ce ne sont pas, comme on le pense d’ordinaire, les propositions indémontrées qu’il émet arbitrairement. L’arbitraire et le mépris des démonstrations pourraient, au contraire, disposer les hommes en faveur du dogmatisme : quoi qu’on en dise en effet, l’homme, par nature, aime l’arbitraire plus que tout au monde et ne se soumet aux démonstrations que lorsqu’il est incapable de les surmonter. On pourrait donc considérer le dogmatisme comme la grande charte des libertés humaines. Mais c’est précisément la liberté que le dogmatisme craint par-dessus tout ; et il essaie par tous les moyens de paraître aussi obéissant et raisonnable que les autres doctrines. C’est cela justement qui lui enlève tout son charme, qui provoque même notre dégout. Car s’il dissimule, c’est donc qu’il a honte et veut que nous ayons honte aussi. Avoir honte de la liberté et de l’indépendance, peut-on pardonner cela ? » (Athènes et Jérusalem)

La Philosophie de la tragédie
7.9

La Philosophie de la tragédie (1934)

Dostoïevski et Nietzsche

Sortie : 1934 (Russie). Essai, Philosophie

livre de Léon Chestov

P. b. l'a mis en envie.

Annotation :

« DES SOURCES DES CONCEPTIONS DU MONDE – L’apparition de l’homme sur la terre est une audace impie. Dieu a créé l’homme à son image et à sa ressemblance ; et l’ayant créé Il le bénit.

Si vous acceptez la première de ces deux thèses, votre tâche philosophique sera la catharsis, autrement dit, vous vous efforcerez de tuer en vous votre être particulier, votre « moi », comme l’on s’exprime d’ordinaire, et vous aspirerez à vous dissoudre dans l’idée « suprême ». Le problème fondamental pour vous sera le problème éthique, et l’ontologie sera un dérivé en quelque sorte de l’éthique. Votre idéal deviendra le royaume de la raison auquel ont libre accès ceux qui sont prêts à renier le primordial « jubere » [ordonner] et voient le destin de l’homme dans le « parere » [obéir]. Si, au contraire, vous acceptez la seconde thèse, les fruits de l’arbre de la connaissance du bien et du mal cesseront de vous tenter, vous aspirerez à ce qui est « par-delà le bien et le mal » ; l’'anamnèse, le souvenir de ce que contempla au Paradis votre ancêtre Adam, ne cessera de vous troubler, les hymnes à la gloire de la raison vous paraîtrons ennuyeux, et au milieu de nos évidences vous vous sentirez comme en prison. Platon se sentait enfermé dans une grotte, Plotin avait honte de son corps, les hommes de la Bible avaient honte et peur de leur raison. On a tous les motifs de croire que Nietzsche s'est détourné du christianisme parce que les chrétiens instruits par Aristote et les stoïciens ont complètement oublié le primordial « jubere » et ne se souviennent que du « parere » qui l'a suivi. C'est pourquoi Nietzsche parlait de la morale des esclaves et de la morale des maîtres. II aurait pu, il aurait dû également parler de la vérité des maîtres (des hommes à qui il est donné de commander) et de la vérité des esclaves (de ceux dont la destinée est d'obéir). Je pourrais aussi citer à ce propos Dostoïevski, mais personne ne me croira. […]

Si profonde est notre foi en « parere » (c’est ce que nous exprimons en affirmant que tout se passe « naturellement »), si grande est notre crainte de tout ce qui ne fut-ce que de loin rappelle le « jubere » (le miraculeux, le surnaturel) ! » (Athènes et Jérusalem)

Kierkegaard et la philosophie existentielle

Kierkegaard et la philosophie existentielle

Vox clamantis in deserto

Sortie : 1 janvier 1972 (France). Essai, Philosophie

livre de Léon Chestov

Annotation :

« LA LUMIERE DU SAVOIR - Salieri, dit Pouchkine, vérifiait l’harmonie par l'algèbre ; mais il ne lui était pas donné de "créer", et il s’étonnait, il s'indignait même que Mozart, qui ne s'occupait pas de cette vérification, entendit des chants célestes que lui, Salieri, ne parvenait pas à entendre. Son indignation n’était-elle pas justifiée ? Dès cette vie déjà "le fêtard oisif" est admis sous le porche du paradis, tandis que le travailleur honnête et consciencieux est laissé dehors et attend vainement d’être appelé. Mais il est dit dans les vieux livres : « Les voies de Dieu sont impénétrables ». II fut un temps où les hommes le comprenaient, où ils comprenaient que la route qui mène à la Terre promise ne se révèle pas à celui qui vérifie l'harmonie par l'algèbre, à celui en général qui "vérifie". Abraham partit sans savoir où il allait. S'il s'était mis à "vérifier", il ne serait jamais parvenu jusqu'à la Terre promise. C’est donc que les vérifications, les regards jetés en arrière, la lumière du savoir, ne sont pas toujours ce qu’il y a de mieux, contrairement à ce que l’on nous enseigne. » Léon Chestov

L'œuvre de Dostoïevski

L'œuvre de Dostoïevski

livre de Léon Chestov

Annotation :

« LE QUATRIEME EVANGILE – Lorsque, dans le quatrième Evangile, la divinité de Jésus est « démontrée », et qu’elle est démontrée par les mêmes moyens que ceux par lesquels toute vérité était démontrée chez les Grecs - par des références à des faits, par la dialectique et par des considérations morales ayant pour fondement que, ainsi que l’enseignait déjà Socrate, il ne peut rien arriver de mal à l’homme vertueux, et qu’il n’est pas donné à un méchant de pénétrer dans le domaine du « Bien », ou, ainsi que l’enseignaient plus tard les stoïciens, que le « summum bonum » consiste en ce qui dépend de nous, on sent que, sous la pression des faits et des évidences liées aux faits, l’auteur a douté de la toute-puissance de Dieu, et qu’il essaie d’échapper à la réalité en fuyant un monde dans lequel, tant qu’il y demeure, il est contraint non de commander et d’ordonner, mais d’obéir et de se soumettre. Jésus « n’est pas de ce monde », et Son royaume « n’est pas de ce monde », car ce monde, il n’est même pas à même d’en venir à bout. C’est le même sentiment qui a déterminé les recherches et les doctrines des gnostiques et de Marcion. Le Jésus du quatrième Evangile n’est pas Dieu, il n’est pas le Fils de Dieu venu chez les hommes et disposant du monde à son gré, mais un homme aussi faible et aussi impuissant que ceux chez lesquels Il est venu, seulement Il a compris Son impuissance et Son incapacité à changer ou à soumettre des « catégories ontologiques » qu'Il n'a pas créées et, pour cette raison, Il a pris la grande et terrible décision de se détourner une fois pour toutes d’un monde qui ne Lui est pas soumis pour s’en aller dans un monde créé par Lui et qui Lui obéit. C'est là la « bonne nouvelle» du quatrième Évangile, c’est là le sens de « l'adoration en esprit et en vérité ». Voilà pourquoi le quatrième Évangile est tant aimé et apprécié par les non-croyants (Fichte, Hegel, Renan, Harnack, Tolstoï), voilà pourquoi il a inspiré une telle horreur à des croyants ou à des gens désireux de croire, et qu'il a parfois complètement détourné des Saintes Écritures (Nietzsche, Rozanov). Mais les Saintes Écritures, ce n'est pas le quatrième Évangile. Et le Christ du christianisme n'est pas un Dieu dénué de pouvoir. Il y a aussi les Psaumes, les Prophètes, les Évangiles synoptique, les Épitres, l’Apocalypse. L'Apocalypse est la révélation de ce même saint Jean qui est l’auteur du quatrième Évangile, bien que les historiens ne le reconnaissent pas. Et il ne faut pas non plus

Descartes et Spinoza

Descartes et Spinoza

Essai

livre de Léon Chestov

Annotation :

[SUITE] tenir compte du fait que les théologiens se sont toujours principalement appuyés sur le quatrième Évangile. La théologie est la science de la foi. Or une science doit démontrer et elle ne peut, par conséquent, se passer d’arguments rationnels, ou plutôt, elle réduit toujours la « révélation » à des arguments rationnels : la théologie n'a pas besoin de Dieu mais du « Verbum Dei » et du « Deus Dixit » (la Parole de Dieu, Dieu a dit). » (Athènes et Jérusalem)

L'Idée de bien chez Tolstoï et Nietzsche

L'Idée de bien chez Tolstoï et Nietzsche (1900)

Philisophie et prédication

Dobro v ucenii gr. Tolstogo i F. Nitše (filosofiâ i propoved')

Sortie : 1925 (France). Essai, Philosophie

livre de Léon Chestov

Annotation :

« LA CONNAISSANCE ET LES TRÉSORS - D'après Aristote, comme on le sait, le « fortuit » ne peut être l'objet de connaissance. Pour plus de clarté, il cite l'exemple suivant (Métaphysique, 1025-1030 et la suite) : en creusant la terre pour planter un arbre un homme tombe sur un trésor. Il est évident que cela ne s’est pas produit par nécessité, et il est évident aussi que de telles choses n'arrivent pas constamment. Ainsi donc le trésor est ce « fortuit » qui ne peut être objet de connaissance et éveiller notre intérêt scientifique. La raison humaine, le besoin humain de savoir, et la science, fille de ce besoin de la raison, n’ont rien à faire ici. Cependant, l’homme a découvert un trésor, Aristote le dit lui-même ; ne s'agit-il pas de s’en emparer au plus vite ? Il est question d’un trésor, je le répète, et non d’un ver de terre ou d'une souche pourrie. Il peut arriver à l’homme, il lui est arrivé parfois, de mettre ainsi par hasard la main sur quelque chose de bien meilleur encore qu’un trésor. Il est en train de labourer son champ et soudain il découvre une source « d’eau vivante » ; ou bien le soc de sa charrue brise la boîte de Pandore profondément enfouie dans la terre, et voilà que tous les maux que renfermait cette boîte s’en échappent et se dispersent à travers le monde. C’est un hasard aussi. Et comme c’est un hasard, la science et la pensée n’ont rien à y voir. Il nous faut simplement accepter, dans le premier cas, les avantages, et, dans le second cas, les désagréments qui en résultent, et diriger notre attention sur ce qui arrive nécessairement et constamment ou du moins souvent. On ne peut poser de questions au sujet de la boîte de Pandore ou de la source d’eau vivante ; on ne peut même y penser, puisqu’on les a trouvées par hasard, c’est-à-dire non pas en les cherchant « méthodiquement », mais uniquement parce qu’on les a rencontrées sur son chemin. Ce qui doit déterminer nos recherches, ce n’est pas l’importance de la chose et sa valeur, mais les conditions dans lesquelles elle nous apparaît. Si elle a été découverte régulièrement, si elle se répète avec une certaine constance, alors cherchons, étudions-la. Mais si, comme le trésor de l’exemple d’Aristote (qu’est-ce qui a donc poussé Aristote à parler d’un trésor ? n’aurait-il pas pu aussi bien dire : « une pierre » ?) ou la boîte de Pandore ou l’eau vivante de mes exemples, l’objet, si important, si précieux soit-il, se permet de surgir devant nous capricieusement, sans souci des règles ou

Sur la balance de Job

Sur la balance de Job

Pérégrinations à travers les âmes

Sortie : 13 avril 2016 (France). Essai

livre de Léon Chestov

P. b. l'a mis en envie.

Annotation :

[SUITE] même à l’encontre de toute règle, alors pour rien au monde nous n’admettrons qu’il fasse partie du stock de nos vérités. Or, comme les trésors se découvrent toujours « par hasard », et qu’il n’y a pas, qu’il ne peut y avoir de théorie pour la recherche et la découverte méthodiques des trésors, on en tire cette conclusion inattendue mais qui paraît à tous indubitable : les trésors n’existent pas. Les sources d’eau vivante n’existent pas non plus. Ainsi raisonne tout le monde. Et l'on est si bien habitué à ce raisonnement que l’on ne remarque pas qu'il ne satisfait même pas aux exigences de la logique élémentaire. Du fait que les hommes ne découvrent les « trésors » que « par hasard », il ne s'ensuit pas du tout que les trésors n'existent pas. On ne peut « déduire » qu'une chose de ce fait, c'est que celui à qui il est donné de découvrir un trésor doit renoncer aux recherches méthodiques et se confier au hasard. Les hommes ont eu parfois cette audace. Je pense même qu'il est arrivé à tout homme, au moins une fois dans sa vie, d’avoir plus confiance dans le hasard que dans la nécessité raisonnable. Mais on se garde bien de l'avouer. Impossible de tirer du « hasard » une théorie, autrement dit, quelque proposition qui vaille pour tous et toujours. De sorte que quoi qu'on fasse, quoi qu'on dise, les hommes continueront comme par le passé à ne chercher et à ne trouver que ce qui arrive par nécessité ou du moins souvent, et ils affirmeront toujours que non seulement les révélations mais aussi les trésors n'existent qu'en imagination. » (Athènes et Jérusalem)

Le Pouvoir des clés

Le Pouvoir des clés

Sortie : 25 septembre 2010 (France). Essai, Philosophie

livre de Léon Chestov

P. b. a mis 10/10, l'a mis dans ses coups de cœur et a écrit une critique.

Annotation :

« DARWIN ET LA BIBLE — La Bible nous raconte la chute du premier homme, Adam. Vous croyez que ce n’est qu’une invention de Juifs ignorants ? Vous croyez que l’invention du savant anglais est plus proche de la vérité et que l’homme descend du singe ? Eh bien, permettez-moi de vous dire que les Juifs étaient plus près de la vérité, qu’ils étaient même très près de la vérité. Vous me demanderez peut-être pourquoi je prends avec une telle assurance le parti des Juifs ? Aurais-je assisté à la création du monde ? Aurais-je vu Eve manger la pomme et la tendre à Adam? Je n’y étais pas certainement, et je n’ai rien vu. Et je ne dispose même pas de ces preuves morales qu’invoque Kant pour la défense de ses postulats. En général, je n’ai pas de preuves du tout, mais je pense qu’en des cas semblables, les preuves sont un lest inutile et même fort gênant. Essayez d’admettre, si vous en êtes capables, qu’en certains cas on peut, on doit se passer de preuves et regardez un peu l’homme, écoutez l’homme. Ne distingue-t-on pas encore maintenant ces feuilles de vigne sous lesquelles il cacha sa nudité lorsque soudain il ressentit l’horreur de sa chute ? Et cette angoisse perpétuelle, cette soif inextinguible ! Il est ridicule de dire que les hommes ont jamais pu trouver sur terre ce dont ils avaient besoin. Ils cherchent douloureusement, et ne trouvent rien, même ceux qui sont considérés comme des maîtres, des guides. Quel art ils doivent déployer pour se donner l’aspect de ceux qui ont trouvé ! Et pour finir, ils ne parviennent tout au plus, malgré tout leur génie, qu’à tromper et à aveugler les autres. Car personne ne peut être une lumière pour soi-même. Ce n’est pas en vain qu’il a été dit du soleil, qu’il éclaire et réjouit autrui, mais que pour lui-même il est obscur. Si l’homme descendait du singe, il trouverait à la façon du singe ce dont il a besoin. On me dira que de tels gens existent et qu’ils sont même fort nombreux. Certainement, mais il suit de là seulement que Darwin et les Juifs avaient également raison. Une partie des humains descend d’Adam, sent dans son sang la brûlure du péché de son ancêtre, en souffre et aspire au Paradis perdu, tandis que les autres proviennent du singe pur de tout péché ; leur conscience est tranquille, rien ne les torture et ils ne rêvent pas à l’impossible. La science consentira-t-elle à ce compromis avec la Bible ? » (Le pouvoir des clés)

Sur les confins de la vie

Sur les confins de la vie (1927)

Sortie : 1927 (Russie). Aphorismes & pensées

livre de Léon Chestov

P. b. l'a mis en envie.

Annotation :

« LE BONNET MAGIQUE — Bien des fois déjà, la philosophie a posé et résolu ce qu’on appelle les questions dernières : Dieu existe-t-il ? Y a-t-il une âme, et, si elle existe, est-elle immortelle ou non ? La volonté est-elle libre ? etc. Ces questions paraissent parfaitement légales, et il semble que les réponses qu’on y fait, affirmatives ou négatives, sont tout à fait acceptables. On pourrait croire qu’il est impossible ou tout au moins absurde d’éviter de poser ainsi ces questions. Est-ce vraiment comme cela ? Il me paraît qu’il suffit de demander à un homme : Dieu existe-t-il ? pour le mettre aussitôt dans l’impossibilité de donner une réponse quelconque à cette question ; et je crois que tous ceux qui y ont répondu, affirmativement ou négativement, parlaient de tout autre chose que de ce qu’on leur demandait. Il y a des vérités qu’on peut voir, mais qu’on ne peut montrer. Et ce ne sont pas uniquement les vérités qui concernent Dieu ou l’immortalité de l’âme. Il y a encore beaucoup d’autres vérités du même genre. Je ne veux pas dire qu’on ne peut pas en parler. On peut en parler, et même fort bien. Mais c’est précisément lorsqu’on ne questionne pas à leur sujet. Si étrange que cela paraisse, elles craignent les questions. C’est pour cela qu’on ne peut les montrer, les exposer, c’es-à-dire les rendre évidentes. Elles disposent toujours de ce bonnet magique des contes russes qui rend invisible. Aussitôt qu’on se glisse auprès d’elles pour les saisir, elles mettent leur bonnet et deviennent invisibles à nos yeux. Et leur bonnet est encore plus extraordinaire que celui des légendes. Non seulement elles s’évanouissent à nos regards, mais leur souvenir même disparaît en même temps, comme si elles n’avaient jamais existé ; et celui-là même qui les avait vues de ses propres yeux ne diffère en rien de son voisin qui ne les avait jamais vues. » (Le pouvoir des clés)

Sola Fide, Luther et l’Église

Sola Fide, Luther et l’Église

Essai

livre de Léon Chestov

Annotation :

« LA CONSOLATION METAPHYSIQUE — Puis-je espérer que tôt ou tard la vérité que j’exprime maintenant sera reconnue comme une vérité par tous les êtres raisonnables ? Je pose cette question vu que nombre de philosophes ont déclaré ouvertement qu’ils ne consentiraient pas à moins. Mais il est clair qu’on ne peut compter là-dessus. Soyons plus modestes : puis-je espérer que tous les hommes reconnaîtront ma vérité ? Non plus ; je ne puis y compter. Ainsi me répondra-t-on certainement. Enfin, puis-je au moins être certain que moi-même je ne renoncerai jamais, tant que je serai en vie, à mes convictions ? Je crains fort de perdre tout prestige aux yeux de mes lecteurs, mais néanmoins je réponds : non, je n’ai pas cette certitude. Et lorsque après cela on me reprochera, ainsi que cela se fait d’ordinaire, que je prive les hommes de leur meilleure consolation, j’éclaterai de rire à la face de mes accusateurs. Pauvres hommes, sots et ridicules ! Ils s’imaginent qu’ils ont déjà tout compris. Et ils craignent qu’il n’y ait encore dans l’univers quelque chose qu’ils ne comprennent pas, qu’ils ne soupçonnent même pas ! Ils ont toujours peur, ils tremblent toujours. Ils devraient prendre exemple sur les êtres irraisonnables… Voyez ce papillon qui se précipite témérairement vers la flamme, sans demander à qui que ce soit, sans se demander lui-même ce qui lui adviendra, ce qui l’attend. Vous autres aussi, vous serez bien obligés un jour ou l’autre de vous précipiter dans la flamme où toutes vos vérités éternelles se consumeront, telles les ailes du papillon. » (Le pouvoir des clés)

Kierkegaard, philosophe religieux
9.2

Kierkegaard, philosophe religieux

Essai, Philosophie

livre de Léon Chestov

Annotation :

« Notre raison, par ses vérités propres, fait de notre monde le royaume enchanté du mensonge. Nous vivons tous comme des ensorcelés, et nous le sentons. Mais ce que nous craignons surtout, c’est le réveil, et les efforts que nous faisons pour rester dans notre engourdissement, aveuglés par Dieu ou, pour mieux dire, par les « vérités » que cueillit notre aïeul sur l’arbre défendu, nous les considérons comme l’activité naturelle de notre âme.
Nous considérons comme nos amis et bienfaiteurs ceux qui nous aident à dormir, qui nous bercent, qui glorifient notre sommeil, tandis que dans ceux qui essaient de nous réveiller nous voyons nos pires ennemis et une sorte de malfaiteurs. Nous ne voulons pas penser, nous ne voulons pas étudier nous-mêmes, pour ne pas voir la vraie réalité. C’est pourquoi l’homme préfère tout à la solitude.
Il recherche ses pareils, les hommes qui rêvent, dans l’espoir que les « rêves en commun » (Pascal n’a pas craint de parler de « rêves en commun ») l’affermiront encore en ses illusions. Par conséquent, l’homme hait surtout la Révélation, car la Révélation c’est le « réveil », la libération des chaînes imposées par les vérités « immatérielles », auxquelles les descendants d’Adam déchu se sont tellement habitués qu’en dehors d’elles, la vie même leur paraît inconcevable. La philosophie voit le bien suprême dans un repos que rien ne trouble, c’est-à-dire dans un sommeil profond sans visions inquiétantes.
C’est pourquoi elle écarte d’elle avec tant de soin l’incompréhensible, l’énigmatique et le mystérieux, et évite tellement les questions pour lesquelles elle n’a pas de réponses toutes prêtes. » (La Nuit de Gethsémani)

Léon Chestov, 1866-1938

Léon Chestov, 1866-1938

La pensée du dehors

Sortie : 22 mars 2016 (France). Beau livre

livre de Ramona Fotiade

P. b. l'a mis en envie.

Annotation :

« Je ne sais pas qui a introduit le premier l’usage de ce terme : « naturellement ». Je sais seulement qu’il existe depuis très longtemps, depuis qu’existe la philosophie très probablement. Et je sais encore qu’il faut aujourd’hui posséder une audace immense pour se débarrasser du pouvoir de ce mot. Essayez d’y renoncer, pour voir ce qui restera alors de la philosophie. Il semble que sans lui il soit impossible non seulement de philosopher, mais même de parler. C’est pour cela que les philosophes ont été toujours tellement attirés par la méthode scientifique de penser. » (Le pouvoir des clés)

Rencontre avec Léon Chestov

Rencontre avec Léon Chestov

Sortie : 1 avril 2016 (France). Essai, Philosophie

livre de Benjamin Fondane

Annotation :

« DE L’ETRE ABSOLUMENT PARFAIT — Nous parlons volontiers de l’être parfait et nous sommes tellement habitués à cette idée, que nous croyons sincèrement qu’elle possède un sens déterminé, pour tous identique. Mais est-ce vraiment ainsi ? Essayez de définir cette idée d’un être absolument parfait! Son premier prédicat est évidemment l’omniscience. Le second la toute-puissance. Pour le moment, cela suffit. Mais l’omniscience est-elle vraiment le prédicat de l’être absolument parfait ? Selon moi, non. L’omniscience est un malheur, un véritable malheur, et qui, de plus, est honteux et offensant. Savoir tout d’avance, tout comprendre, que peut-il y avoir de plus ennuyeux et de plus écœurant ? Pour celui qui sait tout, il ne peut y avoir d’autre issue que de se tirer une balle dans la tête. Il y a des hommes qui savent tout même sur terre. Ils ne savent certes pas tout, et même, en somme, ils ne savent rien ou presque rien et ils simulent seulement l’omniscience ; mais cela suffit pour qu’il règne autour d’eux un ennui si pénible, si angoissant qu’on ne peut les supporter qu’à grand-peine et à toutes petites doses. Non! l’être absolument parfait ne doit pas être aussi omniscient. Connaître beaucoup, c’est très bien, mais connaître tout, c’est épouvantable. Il en est de même de la toute-puissance. Celui qui peut tout n’a besoin de rien. Et nous pouvons le constater sur terre : les milliardaires périssent et deviennent fous d’ennui, au sens strict du mot; leurs richesses sont pour eux un pénible fardeau. Et voilà maintenant le troisième prédicat de l’être absolument parfait : il est plongé dans un repos absolu. Seigneur ! on ne voudrait pas d’un tel sort pour un ennemi mortel. Je pourrais énumérer tous les prédicats ordinairement admis de l’être absolument parfait : ils sont tous aussi décevants que ceux que j’ai examinés. On me dira peut-être que c’est à cause de ma faiblesse humaine que je ne puis comprendre la beauté sublime de l’omniscience, de la toute-puissance et du repos éternel que rien ne peut troubler. Mais ceux qui admirent ces choses sublimes ne sont-ils pas des hommes, des êtres limités ? Ne peut-on leur objecter que c’est précisément parce qu’ils sont limités qu’ils ont imaginé leur être absolument parfait et se réjouissent de leur œuvre ? Je suis même enclin à croire que c’est précisément cette limitation qui nous a inculqué cette conviction que « via superlationis vel eminentiae». C’est le principe de la plus haute éminence ou le mode superlatif,

Inventaire irrationnel

Inventaire irrationnel

Beau livre

livre de Philippe Ramette

Annotation :

[SUITE] , c’est-à-dire le plus haut degré possible qu’une chose puisse atteindre. Ainsi, on attribue à Dieu (l’être absolument parfait) les qualités que nous choyons en l’homme, puis on les élève au plus haut degré possible (superlatif) pensant alors concevoir Sa perfection. Chez nous, sur terre, on estime très haut la science, la puissance, le repos ; si on élève tout cela au degré superlatif que nous prisons également, on obtient la perfection. Mais ce n’est que pur enfantillage. C’est bien d’avoir des grands yeux, mais des yeux de la grandeur d’une soucoupe ou même d’une pièce de cent sous rendraient affreux le plus beau visage. Et surtout, en attribuant à l’être véritablement parfait telles ou telles qualités, les hommes songent non pas aux intérêts de cet être parfait, mais aux leurs propres. Il leur faut, à eux, que l’être absolument parfait soit omniscient, car alors ils pourront remettre sans crainte leur sort entre ses mains. Et il leur faut aussi qu’il soit tout-puissant : il pourra les tirer de tous les mauvais pas ; qu’il soit impassible, immuable, etc. Mais qu’adviendra-t-il de cet être s’il reste tel qu’il sortit des mains de l’homme ? Personne ne songe à cela. N’y songez pas d’ailleurs! J’espère qu’il est suffisamment puissant au moins pour être ce qu’il veut être et non tel que l’aurait fait la sagesse humaine, si ses paroles pouvaient se transmuer en actes. » (Le pouvoir des clés)

P. b.

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