Litterarum anno MMXXIV : lectures et commentaires
Voici la liste de mes lectures pour l'année 2024. Les cales de ce grand navire se garniront et seront annotés au fur et à mesure de l'année et au fur et à mesure de mes lectures, achevées ou abandonnées.
J'invite quiconque à venir échanger sur celles-ci, et donner leurs avis.
Cette ...
67 livres
créée il y a 11 mois · modifiée il y a 4 joursLa Province des ténèbres (2001)
Sortie : 10 février 2001. Roman
livre de Daniel Arsand
Le débardeur ivre a mis 9/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
(31/12/2023)
Pas tout a fait la premiere lecture de cette année 2024, mais allez, à quelques heures près, on va dire que ça compte...
Daniel Arsand, à présent éditeur chez Phébus, a publié ce livre en 1998 et en dehors d'un prix, il m'a l'air d'être passé completement inaperçu ; j'ai du creuser pour découvrir son existence. Pourquoi une telle indifference quand moi même qui ne suit pas forcément le couteau le plus aiguisé du tiroir j'arrive à lui trouver des qualités littéraire extraordinaires ?
Niveau livre historique immersif (juste ce qu'il faut de détail, juste ce qu'il faut de contexte, juste ce qu'il faut de géographie médievale) qui arrive à nous faire ressentir toute la pesanteur magique de la maille perméable des routes de la soie à la toute fin du XIIIeme siecle, La Province des Ténèbres se pose là. L'auteur a révisé son Marco Polo, son Ibn-Battuta, et son "Roman d'Alexandre" nous conviant de l'Arménie à la Chine, en passant par le terrifiant Pamir, à des moments de pur voyage. Arsand maitrise le sens des belles descriptions aussi, même les plus terrifiantes, comme un McCarthy aux plus grands instants de "Meridien de Sang" et rapellera aussi les plus beaux passages de "L'oeuvre au noir" de Yourcernar. Et puis il y a toute cette inéffable humanité ; les passions avides, fraternelles et homosexuelles des hommes qui composent cette caravane submergent chaque page. Trop de choses en sommes...C'est une aventure a faire d'urgence.
Pays de neige (1935)
Yukiguni
Sortie : 1960 (France). Roman
livre de Yasunari Kawabata
Le débardeur ivre a mis 5/10.
Annotation :
(05/01/2024)
Premiere expérience avec Kawabata. Et si ce n'est pas tout a fait un rendez vous raté dans le sens où je retire tout de même quelque chose de ce livre, ce n'est pas non plus le coup de foudre que (naivement) j'esperais avec cet auteur pourtant largement révéré et acclamé.
En fait, dans toute cette histoire "d'amour" entre un homme marié et désoeuvré d'un certain âge et une jeune geisha, décomposée en trois occurences narratives, relatives aux séjours que le gaillard passe dans la station thermale où officie la jeune femme, il manque assez paradoxalement d'une certaine forme de sensualité dont l'auteur est apparement un vrai maitre en la matière. Les magnifiques descriptions de l'environement hivernal et automnal des montagnes camoufleraient, à ce que je peux lire de ci de là, le véritable propos et le ballet des sentiments, et ce serait en cela très brillant. Mouais...Bon, je serais un grand menteur si je disais que cette atmosphère n'est pas sublimement mise en mot, mais elle me laisse sur ma fin. Et quelle fin d'ailleurs ! Très dramatique, et très incompréhensible pour moi, et elle symbolise un peu ce sentiment que j'ai à la sortie de ce "Yukiguni" : la sensation, à cause de la pudeur excessive qui exsude de toute cette histoire, d'être un peu passée à côté de la belle romance. De plus, je dois ajouter que le perso principal, Shimamura, ne doute vraiment de rien concernant son charme et cela le rend assez antipathique.
Bref, je ne m'avoue pas vaincu pour autant. Ce Kawabata m'intrigue et je ne compte pas en rester là avec lui. Peut-être m'essaierais je, à l'avenir, à ses nouvelles afin de peut-être m'approprie au mieux son style si prolixe et pourtant si évitant.
Le Mandarin (1880)
O mandarim
Sortie : 11 septembre 2002 (France). Roman
livre de Eça de Queirós
Le débardeur ivre a mis 8/10.
Annotation :
(08/01/2024)
"Fortune mal acquise..."
Alors, de quoi est-il question ici ? D'ambition ? Du cynisme de la charité ? La dernière page du livre tend à nous faire comprendre, comme dans "Les Proverbes", que toute richesse qui a été obtenue sans travailler n'apporte que misère, donc on pourrait y voir ici une sorte de parabole sur l'héritage par exemple, mais à mon sens la chose va au delà...
Eça de Queiroz, le "Zola portugais", lie le fantastique de cette situation ubuesque où un portugais sans ambition, conseillé par ce qui semble être le diable, tue à distance un vieux mandarin goutteux au fin fond de l'empire Qing afin de s'accaparer son irréelle richesse avant d'être hanté par son spectre, à une description très materialiste de l'excès et de la misère humaine. En ressort, pour moi, un court récit - certes, parfois détaché comme avec toutes ces intrigues amoureuses entre le narrateur et la femme du général Cosaque - qui tend à nous faire soupeser toute la violence du syndrome de l'imposteur. Le spectre du mandarin n'est rien d'autre qu'un conflit intérieur, une métaphore sur la vanité du succès et du contrecoup intime de l'ascension sociale.
Certes, la vision de l'homme dépeinte ici est très pessimiste, mais elle sert la force de ce livre, puissant comme une nouvelle. De Queiroz introduit une vision de l'empire Qing déclinant qui préfigure la seconde partie du "Jardin des Supplice" où la Chine n'a rien de vraiment idyllique et est dépeinte dans toute sa violence organique.
Le dernier crâne de M. de Sade
Sortie : janvier 2010 (France). Roman
livre de Jacques Chessex
Le débardeur ivre a mis 7/10.
Annotation :
(10/01/2024)
Un livre sur le marquis de Sade, qui a remporté le prix de Sade en 2010...Bon, ce n'est pas cette coincidence qui m'a emmené à acheter ce livre, mais plutot un désir d'appréhender la figure du "Divin" Marquis par l'extérieur de son oeuvre, sur la trace indélébile qu'il a laissé sur la littérature francophone. Car je désire toujours lire "Les 120 Journées" et il me faut aiguiser ma curiosité, et mon courage...
Chessex me fait l'effet d'une Wittkop, autre admiratrice du marquis, dans sa propension à contempler l'abime du sordide, du blasphème et de l'insoutenable. Il écrit avec ce Dernier Crâne un court livre teinté de fantastique où la figure de Donatien Alphonse François de Sade est fétichisée, d'abord dans toute la matérialité de son agonie purulente à l'hospice de Charenton, puis dans toute la métaphysique d'une relique hanté dans un second temps vu que les derniers chapitres du livre nous racontent l'histoire de son crâne passé de mains en mains à travers l'Europe à partir de 1818. Ce qui va véritablement donner à ce livre, à mon sens, son ingénieux parfum de scandale, ce ne sont pas tant les descriptions graphiques des délires pédocriminels et scatophiles du vieux Marquis mité de varices car elles ne sont que des redites de l'oeuvre même de D.A.F, mais bien l'aura magique que lui confère Chessex, faisant de son vivant un démon irradié d'étranges lueurs et de ses restes de véritables reliques au sens le plus religieux et miraculeux du terme. Le marquis est, chez Chessex,le prophète de la culture du viol et de l'athéisme, et ses restes - matériels comme immatériels - son malheureusement sacrés de damnations.
Naufrages (1982)
破船
Sortie : 1999 (France). Roman
livre de Akira Yoshimura
Le débardeur ivre a mis 9/10.
Annotation :
(16/01/2024)
"Naufrages"...Un titre lapidaire, qui résumerait assez bien mon existence.
Au delà de cette analogie liminaire assez douteuse, il est important pour moi de préciser que ce livre-ci est ma premiere expérience avec Akira Yoshimura, et Dieu sait que j'aurai rôdé longtemps tout autour de son oeuvre avant de m'y engager. C'est que tous les synopsis de ses livres possèdent une étrange saveur, à la fois d'absurde et de concret, qui attirent autant qu'elles repoussent...Je ne saurais expliquer en quoi, même à la sortie de ce livre que j'ai au demeurant adoré.
Un village de pêcheur reculé, adossé à une montagne, à une époque indéterminé (au temps des navires à voiles, en tout cas). Une communauté qui survit grâce à une étrange, macabre mais si essentielle tradition, celle de piéger les bâteaux l'hiver par des feux afin que ceux ci viennent échouer non loin du hameau et offrent aux autochtones leurs cargaisons. Et au milieu de tout ça un jeune garçon devenu, par la force des choses, chef de famille, découvrant le monde austère des adultes responsables.
Une récit aussi simple que dense qui va s'ingénier à décrire le passage du temps grace à une description aigue des saisons. C'est un conte sur la cruauté de l'existence, sur la résilience et le deuil, car les naufrages ici décrits sont surtout humains, tout autant qu'une formidable histoire sur le poids de la communauté. Bref, un autre livre grand et fort.
Yoshimura, toi et moi, on va se revoir prochainement...C'est une promesse.
Refus de témoigner (1992)
Weiter leben. Eine Jugend
Sortie : 1997 (France). Récit
livre de Ruth Klüger
Le débardeur ivre a mis 8/10.
Annotation :
(21/01/2024)
En titre, on est passé de "Weiter Leben", soit "Continuer à vivre" en Français, à "Refus de témoigner". Il y a de quoi s'indigner, je vous l'accorde, surtout que sémiologiquement ces deux titres ne disent pas la même chose sur la démarche de son autrice, Ruth Kluger. Et pourtant, si ce livre s'était intitulé "Continuer à vivre", l'aurais-je découvert ? Me l'aurait-on proposé ? Ne l'aurais je pas rangé, idiotement cela va de soit, dans cette masse que l'on appelle littérature des camps qui semble pourtant raconter un peu toujours la même chose sur ce traumatisme pourtant si pluriel ? Pour une fois, je trouve le titre français à la fois plus ironique et plus intéressant que son penchant allemand, car en substance il raconte exactement ce que son autrice veut nous transmettre avec ce témoignage qui n'en est pas un, ou qui se refuse d'en être un...
Il faut un traumatisme pour réveiller les traumatismes. Un accident, une collision entre un vélo et une rescapée des camps de concentration dans la rue des Juifs de Gottingen, pour provoquer cette parole qu'on pense naivement aller de soi. Et quelle parole ? Parler, donc, mais de quoi ? Et comment ? Parler de la destruction des Juifs d'Europe, de l'Holocauste, de la Shoah...Tant d'appelations qui ne disent déjà pas la même chose (un peu comme ce bouleversement patronymique dont je faisais état un peu plus haut) et qui pourtant tend à faire de l'expérience de cette catastrophe une seule et même "expérience de vie". Kluger, avec une pudeur et un ettonant détachement si tant est que le terme soit exact, viens discuter ce principe même en nous rapellant que non la mémoire n'est pas une "vertu".
La Shoah, pour elle, c'est une catastrophe surtout personelle. Sa relation avec sa mère occupe une grande partie de ce texte, et l'on est parfois sidéré de voir à quel point elle la descend, l'érigeant parfois en une menace encore plus pernicieuse que la peur de la mort qui a dévasté son enfance. C'est parce que Ruth Kluger décide de parler de son rapport à sa mère, à son père, à l'altérité, à son parcours après les camps, aux hommes et à sa santé mentale au lieu d'écrire un enieme témoignage "d'experience" qui rend ce texte si unique. Et que je ne peux que le recommander !
Les Déportés du Cambrien (1968)
Hawksbill Station
Sortie : 1978 (France). Roman
livre de Robert Silverberg
Le débardeur ivre a mis 7/10.
Annotation :
(26/01/2024)
Du temps où je m'empiffrais de science-fiction, c'est à dire aux premieres heures de mon arrivée sur ce site il y a quasiment dix ans, j'avais découvert Silverberg par son fantastique roman "L'Oreille interne", un petit bijou d'écriture où un mutant téléphathe voit peu à peu son don, pourtant si envahissant et si handicapant, le quiter. Je le considérais même, autrefois, comme l'un de mes romans préféré, et puis j'en ai lu d'autres et mes gouts ont évolués (normal). Cela faisait même quelques années que de la s-f de maitre, de la vraie, je n'en avais plus lu ("Abbatoir 5" mis de côté, Vonnegut étant si inclassable).
Pour mon retour vers les rives de la science-fiction, j'ai donc choisi Silverberg, dont l'oeuvre est si prolifique et si diverse.
"Les déportés du Cambrien" fait donc immédiatement suite à ma lecture de "Refus de Témoigner", et les deux livres ont en commun d'être des oeuvres traitant d'univers concentrationnaires (un univers réellement éprouvé, contre un univers fictif, je le concede). La station Hawksbill de ce roman ci est un goulag quelque peu particulier car il se situe approximativement 530 millions d'années "en arriere" ; c'est là bas, sur une terre qui vient à peine de voir apparaitre une vie gastéropodique, que les révolutionnaires et les activistes de toutes obédiences sont déportés, et quasiment abandonnés à leurs sort.
Sans trop en dire, comme souvent avec ce genre de sf high-concept, on ne vient pas triturer et questionner les principes de flux temporels et de paradoxes ou je ne sais quoi. Non, Silverberg va venir ici traiter d'une thématique très précise, à savoir celle de la ferveur révolutionnaire. Qu'est-ce que ce camp si ce n'est celui de l'apathie et de la résignation convictionnelle ? Trilobites du grand soir fossilisés en eux même, c'est une oeuvre humaine et chaude qui résonne aujourd'hui avec notre propre perte de sens et notre propre indolence politique.
Petite chronique des printemps et automnes
Sortie : novembre 2019 (France). Essai
livre de Li Jingze
Le débardeur ivre a mis 2/10.
Annotation :
(28/01/2024)
Li Jingze, (essayiste, éditeur, critique littéraire, vice président de l'association des écrivains chinois, donc pas n'importe qui me semble t-il), se mange ici - à mon sens, bien envidemment - les pieds dans le tapis de la vulgarisation historique en complexifiant encore plus la période qu'il essaie tant bien que mal de rendre accessible.
Ses techniques de style, et les annotations de son traducteur, ne réussissent pas à transmettre l'essentiel, soit le principe même de savoir qui est qui dans tous ce merdier. Au bout de soixante pages, on comprend qu'on ne comprendra jamais rien et même si certaines images, tel que celle d'un fonctionnaire s'ouvrant le bide pour y placer le foie de son roi dévoré par des barbares ou encore celle si drole d'un roi répudiant sa reine parce que celle ci a eu le malheur de vouloir plaisanter avec lui en le faisant tomber à l'eau ou même celle bien plus terrible d'un prince forcé par sa cour à violer sa belle-mère (ou mère), sont transmises avec beaucoup d'acuité, elles flottent dans un namedropping épuisant. Je trouve son analyse historiographique, que je constate basée sur des millénaires de textes, plus que décevante et c'est dommage. Si je ne lui retire en rien le crédit d'avoir taffé son sujet, quand je lis un texte pareil, je m'attends à comprendre l'essentiel. Et ce n'est pas le cas.
Ou peut-être suis je simplement un imbécile complétement bouché...
Faire l'amour (2002)
Sortie : 30 août 2002. Roman
livre de Jean-Philippe Toussaint
Le débardeur ivre a mis 8/10.
Annotation :
(31/01/2024)
Une fois n'est pas coutume depuis le début de cette année, je ne connaissais pas du tout Jean-Phillipe Toussaint. Je confondais même sa trogne avec celle de Matzneff, c'est dire ! Et heureusement, les deux n'ont rien a voir (enfin, j'espère).
C'est magnétisé par ce titre si lapidaire, si mystérieux, et - disons le - quelque peu condescendant à la façon de tous ces romans français empreints de suffisance minimaliste que j'ai acheté ce livre, véritable tournant (apparement) dans la carriere jusqu'alors quelque peu humoristique de son auteur et premier épisode d'un cycle intitulé "cycle de Marie Madeleine Marguerite de Montalte" (encore un nom qui donne vraiment pas envie). D'habitude, les éditions de minuit ont tendance à me faire fuir car elles incarnent à ma mémoire un semestre universitaire passé à étudier "Courir" de Jean Echenoz. De quoi vous rebuter pour une vie entiere de ces couvertures blanches et sans âmes...
Si "Faire l'amour" était un film français, je l'aurais fui comme la peste. Mais la littérature me fait tout pardonner, que voulez vous...
Les quarante premieres pages, si atmosphériques et lo-fi, vous happent. Les descriptions de cette nuit blanche Tokyoite, urbaine et neigeuse, traversée de secousses sismiques de faibles ampleurs, durant laquelle le narrateur et cette Marie vont vivre leur dernier ébat amoureux sans le savoir introduit à merveille le style si envoutant de Toussaint. Un écran de télé qui s'allume pendant un coit, la skyline nippone contemplée depuis une piscine au sommet d'un gratte-ciel, un flacon d'acide dans une trousse de toilette, un doigt dans un trou du cul...Autant de petits détails qui s'engluent à la rétine et ne se détachent plus. Le livre, où l'action la plus insignifiante est rapportée adhère aux heures qui passent inlassablement et se lit comme une fièvre, une divagation causée par le jet-lag. Le Japon n'y est pas abordé (grand Dieu merci !) comme une destination exotique, mais comme un champ acoustique, lointain, sur lequel va venir se dissoudre l'écho de cette relation amoureuse condamnée. Mais pas condamnée à la violence, à la virulence ou à la vengeance "passionelle" et c'est cela aussi qui est très beau, très frais. A lire donc.
Peste & Choléra (2012)
Sortie : 12 août 2012. Roman
livre de Patrick Deville
Le débardeur ivre a mis 6/10.
Annotation :
(06/02/2024)
Patrick Deville est un conteur d'exception. Il y a pas à tortiller, sa formule fonctionne. Son style, documenté et bondissant sur la courbe de l'histoire avec une aisance toute vulgarisatrice, évoque celui d'Eric Vuillard que j'avais découvert l'année derniere au même titre que l'écrivain natif de Paimboeuf. Là où il se dissocie du caractere plus ethéré de l'auteur de "Tristesse de la terre", c'est dans sa dimension plus géographique car Deville est un homme de voyage, et ses récits prennent les teintes d'un exotisme apaisé, totalement détaché de la violence des récits fondateurs du XIXe siecle pour ne garder qu'une forte humanité.
Avec Peste & Choléra, Deville ne nous introduit pas vraiment à une aire géographique (comme il peut le faire avec l'amerique centrale et caribéenne dans "Pura Vida", où l'histoire de William Walker est une pretexte pour observer à la loupe agrandissante le destin politique du Nicaragua et des pays voisins), mais à la biographie d'un homme, Alexandre Yersin, qu'il entend raconter chronologiquement tout en se permettant des sauts dans le temps pour pouvoir appréhender la vie du découvreur du bacille de la Peste sous tous les angles.
Et quelle vie ! Yersin est un homme dont le nom de famille sera à jamais associé, au delà de l'infameuse saloperie qu'est yersina pestis, à la curiosité la plus pure. A mi-chemin entre le scientifique et l'aventurier, comme Rimbaud entre la poésie et le trafic d'arme (d'ailleurs, la corrélation est regulierement faite par l'auteur), Alexandre Yersin est peut-être ce qui se rapproche le plus d'un homme total. Touche à tout, experimentateur, esprit libre, les yeux bleus du natif de Morges vont observer les changement du temps entre le XIXe et le XXe siecle, et plus particulierement ceux qui vont venir bousculer l'Indochine où il est encore aujourd'hui le dernier français de l'époque coloniale encore apprécié.
Malheureusement, cette biographie parfois drolatique perd en intensité sur sa derniere partie. Deville est peut-être un excellent conteur et un homme passioné par ses récits, ses histoires n'échappent à ce que l'Histoire a de plus terrible : son aspect redondant.
Ma mémoire assassine
Sortie : 5 mars 2015 (France).
livre de Kim Young-Ha
Le débardeur ivre a mis 5/10.
Annotation :
(09/02/2023)
Je commence à bien connaitres les éditions Picquier. Spécialiste des oeuvres venues d'extreme-orient, elle m'ont permis de découvrir récemment "Les mémoires d'un eunuque dans la cité interdite" de Dan Shi ou encore l'excellent "Vents et Vagues" de Yasushi Inoue ; ma pile est actuellement garnie d'autres découvertes traduites par cet editeur qu'il me tarde de lire.
Donc, littérature chinoise : check ; littérature japonaise : check...Au tour de la littérature sud-coréenne à présent. Le cinéma en provenance du pays du matin calme est aujourd'hui mondialement connu. Quid de sa littérature ? Ma mémoire assasine étant revenu à plusieurs reprises dans différentes listes traitant de la littérature coréenne, je me le suis donc procuré.
Autant dire qu'on a là une proposition de fiction plus qu'high-concept : un prolifique tueur en série "à la retraite" va devoir reprendre du service s'il veut sauver sa fille adoptive d'un étrange larron qu'il suspecte être un sérial killer. Bémol : les premiers signes de la maladie d'alzheimer se déclenchent chez le vieil homme et tout en gagnant du terrain, le mal va venir créer des obstacles de plus en plus immenses entre lui et sa mission.
Avec son récit à la premiere personne, articulé tel un bréviaire autour des pensées de plus en plus défaillantes du personnage principal, Kim Young-ha nous encapsule dans la tête de son protagoniste à la façon d'un submersible descendant vers les abysses. Il est régulierement question de transmission, de la peur du néant et de poésie avec des réferences marquées à différents haiku et au Sūtra du Cœur et si le tout manque (à mon sens) cruellement de finition, c'est justement parce que le livre annonce d'emblée sa limite avec ce concept de l'homme à la vie secrete perdant lentement la capacité mentale de sauvegarder ce secret. On sait où tout cela nous mène, on a déja vu cela cent fois dans des milliers de thrillers...
Finalement, peut-être que tout l'interêt du livre ne réside pas tant dans sa trame dramatique, courue d'avance, que dans les questionnements thématiques que cette perte de mémoire induit. Quelle mémoire prévaut ? La notre ou celle du plus grand nombre ? Le livre semble nous dire qu'il ne faut rien garder pour soit si l'on veut exister à jamais. Ce n'est pas pour rien donc si Kim Young-ha a dédié ce livre à son père. Une étrange bien que sincère démonstration de piété fililale, à n'en pas douter.
Le Convoi de l'eau (1967)
Mizu no sôretsu
Sortie : 2009 (France). Récit
livre de Akira Yoshimura
Le débardeur ivre a mis 10/10.
Annotation :
(13/02/2024)
Deux Yoshimura en moins d'un mois. C'est dire à quel point l'oeuvre de l'auteur de "Naufrage" m'aura conquis ; cela faisait bien longtemps que je n'avais plus été emballé comme ça par le travail d'un auteur en particulier, avec cette envie de dévorer toute son oeuvre au plus vite. Et ça risque pas de s'arrêter là : "Liberté conditionelle" est dans ma wishlist.
Que dire sur "Le Convoi de l'eau" ? Encore une fois chez Yoshimura, c'est un concept simple mais original: un homme mysterieux se joint à une équipe de construction partie dans une vallée très reculée des montagnes japonaises afin d'y construire un barrage. Bémol : la vallée perdue est habitée par un hameau où les paysans, sans doute issus d'une ancienne caste de bannis, n'ont plus été en contact avec des étrangers depuis sans doute des décennies, si ce n'est des siecles. Comment communiquer avec ces individus si enracinés sur le fait qu'ils doivent partir ? Et qu'est-ce que la présence de ces individus et de leurs étranges rites va venir réveiller d'enfoui chez le personnage principal ?
Le livre est un formidable travail d'atmosphère d'une part, et un formidable travail de point de vue, sans doute l'un des meilleurs que j'ai pu lire de toute ma vie. Tout est perçu à distance, depuis les hauteurs de la vallée où les ouvriers ont installés leurs baraquements, et sauf à deux trois occasions qui sont d'ailleurs à chaque fois d'importantes clefs narratives, le narrateur se contentera d'un rapport lointain et univoque avec les habitants de ce village sur lequel il va venir projeter ses propres démons. Peu ou pas de contact direct, les bouleversements dans cette société recluse étant observés comme si il s'agissait d'une fourmilliere en passe d'être inondée.
C'est une histoire simple, à la fois envoutante et sinistre, et son ambiance éthérée où on retrouve une nouvelle fois un rapport très précis aux saisons n'a aucun pareil dans toute la littérature. Un livre parfait, en somme, qui meriterait une adaptation fidele au cinéma.
La Terre (1887)
Sortie : 1887 (France). Roman
livre de Émile Zola
Le débardeur ivre a mis 3/10.
Annotation :
(19/02/2024)
Avais je déjà lu Zola par le passé ? Au collège, au lycée peut-être ? Je ne m'en souviens plus. Ce que je connais de Zola, c'est ce que tout le monde connait. Germinal, Etienne Lantier, Bonnemort, les fantastiques monologues de Savarine récités par le génial Laurent Terzieff...Bref, quelque chose de classique.
Le gros désavanatage de La Terre, c'est son poids, et ses circonvolutions. Après un début d'année écoulé plus ou moins agréablement à la recherche de l'efficacité littéraire la plus absolue, les 500 pages de ce livre ci - au demeurant passionant par certains aspects - m'assoment. Peut-être me suis je déshabitué de la lecture des grands récits, des longs récits...
Mais je retiens des choses de la Terre. Le rapport que Zola entretient avec la sexualité, par exemple, qui est ici une constante question de possession. On possede la terre, l'arpent et la vigne comme l'on possede la femme, et comme la femme finit par posséder l'homme par le "bout" de ses passions. Cette paysanerie Beauceronne décrite par Zola est une paysanerie qui se culbute dans le foin, et dans les granges, à en faire craquer les lattes des fenils. Et puis il y a de l'imagination, de la fantaisie recherchée car on veut parler de l'acte sans en parler frontalement alors la langue se fait magie, et ces scènes (parfois limites, comme la passion de Jean Macquart pour la trop jeune Françoise) deviennent presque érotiques. Odorantes en tout cas.
Des scènes qui restent donc. Une veillée, un rendez vous chez le notaire, la petite Trouille et son père Jésus-Christ. Et La Grande aussi, avec sa canne. Une vieille bique qui dira au sujet de sa propriété et de sa haine de ses descendants cette phrase : " Eh bien, elle souffre ! (la terre)...Plutot que d'en lâcher un setier, j'irais tous les matins y regarder pousser les chardons !"
Dieu et l'État (1882)
Sortie : 1882 (France). Essai, Philosophie, Politique & économie
livre de Mikhail Bakounine
Le débardeur ivre a mis 8/10.
Annotation :
(22/02/2024)
Mikhail Bakounine, c'est l'un des grands penseurs de l'anarchisme avec Proudhon, Kropotkine et Emma Goldman (entre autres). C'est une première, personellement, autant avec Bakounine qu'avec une oeuvre si clairement anarchiste/libertaire.
Dans ce court essai sans doute inachevé, publié à tite posthume en 1882 et publié aujourd'hui dans les non moins courtes éditions 1001 Nuits, Bakounine expose et "conceptualise" (même si ce n'est peut-être pas le mot juste) son athéisme forcené. Entre phrases fortes (le livre est un compensé d'instants citables à souhait), et dévellopements philosophiques intéressants, il vient mettre en coréllation foi et servitude à un Tout. Pour lui, l'asservissement prend sa source dans la croyance même en un Etre suprême, et reproche le rapport (souvent discordant, et quelques fois etrangement complementaire) qui peut exister entre idéalisme et matérialisme. Les idéaux de la fin du XVIIIeme siecle, qui ont métastasé dans les empires nationaux du XIXe et les républiques bourgeoises, sont par exemple au coeur du probleme car ils substituent une croyance par une autre : celle en l'Etat, incarné comme désincarné.
On ressort de tout cela avec beaucoup de choses en tête et c'est tant mieux !
Voyage vers l'ouest
Sortie : 24 octobre 2014 (France). Roman
livre de Wu Cheng'en
Le débardeur ivre a mis 6/10.
Annotation :
(28/02/2024)
Le Voyage vers l'Ouest, ou La Pérégrination vers l'Ouest, c'est l'un des monuments de la littérature chinoise. L'un des Quatre livres extraordinaire en tout cas, avec "Au bord de l'eau", "Les Trois Royaumes" et "Le Rêve dans le pavillon rouge" (meme si certaines listes y ajoutent aussi l'érotique "Jin Ping Mei"). Bref, ce n'est pas rien.
Paru au XVIem siecle sous la dynastie Ming, et basée sur un mythe bien plus ancien, l'oeuvre est réputée pour être très longue et si j'avais follement le désir de l'appréhender, je n'avais en aucun cas envie de me faire chier en la lisant dans ses éditions les plus basiques, comme celles de la pleiade qui en plus d'être hors de prix ne donnent vraiment pas envie avec leurs mises en pages ultra-rigides. Bien heureusement, les éditions Fei ont eu l'extraordinairement bonne idée d'adapter les quatres livres extraordinaire en lianhuanhua, soit en bande dessinées traditionelles chinoises. De quoi simplifier grandement l'approche de ces oeuvres si denses par un support visuel qui ne dénaturera pas leurs essences.
J'avais écrit un pavé précis qui expliquait ce que j'avais pensé du Voyage, mais les limitations de Senscritique en matiere d'annotations l'ont (une fois de plus) aspiré et vu que l'idée de revenir aux critiques insipides me rebute, j'essaierai de le synthétiser ici. En gros, l'interêt du Voyage réside surtout dans Sun Wukong, le disciple simiesque de Tripitaka, le moine parti à la recherche des écrits du ciel de l'Ouest. Wukong est une figure luciférienne exceptionnelle dont la naissance, l'irrestible ascension, la chute puis la redemption transforment ce récit si redondant par sa structure (arrivée dans un village, Tripitaka qui se fait berner par un démon, capture, tentative d'anthropophagie ou de mariage forcé sur le moine, combat de Wukong puis liberation du moine grace à la ruse ou l'intervention d'un boddhisatva, puis rebelote...) en quelque chose de comique et nous dirait presque que dans la vie, pour s'en sortir, il faut être roué, désabusé et ne se fier à aucune apparence. Une drôle de morale (ou d'absence de morale) pour une oeuvre sortie au XVIe siecle, dans une Chine néo-confucianiste empreinte aussi de sagesse bouddhiste. Une oeuvre que je n'hésite pas à caracteriser de libertaire malgrès ses éceuils et sa pesanteur évidente.
Histoires fantastiques du temps jadis (2015)
Histoires fantastiques du temps jadis
Sortie : 5 janvier 2015. Conte
livre de Anonyme, Dominique Lavigne-Kurihara et Collectif
Le débardeur ivre a mis 3/10.
Annotation :
(29/02/2024)
Le "Konjaku monogatari shū" (ou très littéralement, Recueil d'histoires qui sont maintenant du passé) est une compilation de textes composée vers la fin des années 1000 au Japon, et desquelles les éditions Picquiers ont tirées deux receuils, à savoir les Histoires fantastiques du temps jadis qui nous concerne ici, mais aussi "Histoires d'amour du temps jadis", tous deux traduits par Dominique Lavigne-Kurihara. On touche donc là à l'esprit médieval Japonais le plus pur, et on peut attester au vu du soin constamment apporté par l'institution Arlesienne dans leurs adaptations que cela a été fait avec soin et conscienciosité.
"C'est maintenant du passé..." C'est un peu l'équivalent de notre "Il était une fois..." à nous, occidentaux, et c'est ainsi que débute chacune de ces petites histoires de fantomes et de démons, toutes réparties par natures (celle des êtres concernée à savoir donc de kitsune, tengu, oni, et j'en passe). Autant de petits contes aux morales assez...etonnantes. J'ai conclu "La Peregrination vers l'Ouest" en même temps que je commençais ces Histoires fantastiques et je ne peux m'empêcher de trouver entre les deux oeuvres un certain cousinage dans l'étrangeté des valeurs transmises. Mais si dans le cas des truculentes mésaventures de Wukong, Tripitaka, Bajie et Shaseng il n'est pas difficile de déceler le caractere volontairement comique, absurde, voire contestaire des valeurs de son époque, ce n'est pas tout a fait le cas ici où tout est très premier degré, vu que les auteurs (ou rapporteurs) ont de cesse de rapeller que ces histoires ont été transmises par le gouverneur machin ou l'intendant trucmuche, qui les tenait lui même du marchand mescouilles ou du moine tralala, donc cela crée une vraie proximité, une vraie "crédibilité" (dans les limité de notre suspension de crédibilité et de notre pragmatisme moderne bien evidemment). Disons qu'on se retrouve souvent avec des trucs mysogines et racistes d'un niveau assez fou et c'est justement cela qui est assez interessant à mon sens : trop de gens vénère l'histoire et la culture du japon comme si ces dernieres n'étaient que des sortes d'havres zens tolérants et éternels. Bon, evidemment les choses ont bien plus de nuances que ça dans la vie et ce genre de receuil est là pour nous rappeler à cela, d'une certaine maniere...
Shirobamba (1960)
Shirobanba
Sortie : 15 septembre 1993 (France). Roman
livre de Yasushi Inoué
Le débardeur ivre a mis 8/10.
Annotation :
(06/03/2024)
Aaah Inoue...Son "Vents et Vagues", chronique des conquêtes mongoles du Japon au XIIIeme siècle perçues depuis le royaume soumis de Corée, m'avait frappé l'année derniere pour tout un tas de raisons et j'avoue que je le cogite encore très souvent. Ma premiere experience avec l'auteur m'avait laissé une impression de grande rigueur et d'efficacité et c'est dans cet état d'esprit que j'ai donc décidé de revenir vers son prolifique travail, mais en abordant une part plus personelle de son oeuvre. Shirobamba, premiere partie d'un récit sur son enfance auquel se joint le livre "Kosaku", s'est donc imposé à moi.
Je ne suis pas forcément client des récits d'enfance "à la Pagnol" parce qu'ils tombent irrémediablement dans la nostalgie et à ce moment là c'est du 50/50 : soit on est emporté, soit on est violemment laissé sur le carreau et on regarde l'auteur se parler à lui même.
Mais là, qu'est-ce que ça marche ! Alors, tout comme "Vents et Vagues", ce n'est pas parfait, on fait parfois du surplace et on s'attarde sur des détails un peu osef, mais le reste...Beau, tendre, triste. Oui, réussi. Ce livre est réussi.
Déjà, ce Kosaku n'a pas une enfance banale : ses parents le laissent auprès de la famille de sa mère, aux soins de la maitresse de feu son arriere-grand père, une femme faussement acariatre qui couve son "petit fils" d'un amour sincere bien qu'un peu superstitieux. Une composition familiale unique donc, et Inoue rend un magnifique hommage à cette mémé Onui si haute en couleur, tout en depeignant avec émotion sa campagne et la communauté soudé de Yaga-shima. On se croirait parfois dans un Ghibli (c'est cliché, mais c'est vrai, ici plus qu'ailleurs). Mais il y a surtout Sakiko...La jeune tante, soeur de sa mère, devenue maitresse d'école que Kosaku aime innocemment, voyant inconsciemment en elle un idéal féminin. Les scènes aux bains en sa compagnie sont magnifiques de pudeur. Les quarantes dernieres pages du livre nous coupent les jambes, et on en pleurerait presque. Bon, en fait, on en pleure carrement...C'est si triste putain...
Bref, Inoue écrit ici une sublime déclaration d'amour a toutes les femmes de son enfance et il nous fait les aimer nous aussi.
Fièvres (1988)
Sortie : septembre 1989 (France). Roman
livre de Cizia Zykë
Le débardeur ivre a mis 4/10.
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(13/03/2023)
Ô Zykë...Son "Oro" avait été l'une des découvertes littéraires les plus rafraichissantes de mon année 2023, et j'avais hâte (bien qu'un peu peur) de retourner vers son style burné, aussi plaisant que stupéfiant. Il faut dire que niveau aventure, le Cizia il invente que dalle. Orpailleur au Costa Rica et en Australie, trafiquant de caisses dans le désert du Sahara, organisateur de jeux d'argents clandestin à Toronto, on dit même qu'il essaya de batir sa propre ville des plaisirs au Suriname, et j'en oublie très certainement vu que je ne fais pour l'instant que défricher les environs de son oeuvre qui oscille entre récits véridiques ("Oro", "Sahara", "Parodie", "Oro & Co") et une partie plus fictionelle bien que traversées d'experiences personelles (la saga des "Tuan Charlie" par exemple). Fièvres fait partie de la seconde catégorie.
Les fièvres dont il est question dans cette premiere fiction de Zykë, ce sont avant tout celles du paludisme qui croupissent le long de la Sangha, dangereux fleuve Congolais le long duquel s'est élancé une troupe de chasseur d'ivoire avec à leur tête Elias, alter ego de l'auteur, détenteur avec Paulo le Marseillais et de Montaignes le scientifique d'un comptoir commercial près d'un village autochtone. Leur cible : M'Bumba, vieil élephant sénile et meurtrier, sans doute déglingué par un musth qui n'en finit plus.
Si Zyke prend un plaisir très communicatif aux péripeties et aux instants ubuesques (déboiter une centaine de crocodiles à coup de dynamite par exemple), le livre s'enfonce malheureusement dans un marécage plus putride encore que la Sangha: celui de la pédophilie assumée de son personnage principal. C'est LE défaut dans la personnalité de Cizia Zike, et il explose apparement bien plus dans ses fictions que dans ses récits autobiographique. Moby Dick un peu raté au fin fond du Congo, Fièvres est néanmoins un solide divertissement. Et il va certainement pas m'empêcher de continuer à lire les mésaventure du dernier couillu de notre époque !
Le Train des sables
Sortie : 5 février 2004 (France). Roman
livre de Jamal Mahjoub
Le débardeur ivre a mis 3/10.
Annotation :
(19/03/2024)
Jamal Mahjoub, c'était un auteur dont je n'avais jamais entendu parler. Britannique d'origine Soudanaise, les quelques informations que j'ai pu glaner à son sujet sur internet expliquent qu'il est avant tout connu pour sa série de roman policier Makana, écrite sous le pseudonyme Parker Bilal. Et n'étant pas un féru de roman policier, je suis sans doute passé à côté.
Si je me suis spontanément intéressé à Mahjoub c'est que justement j'ai découvert au détour de mes recherches que ce dernier avait consacré un roman au Soudan Madhiste et cette periode de l'histoire Africaine, tout à fait singuliere car elle vit l'empire Britannique être défait (dans un premier temps avant de prendre une revanche extremement sanguinaire dix ans plus tard en 1899) lors du celebre siège de Khartoum moult fois adapté au cinéma, m'interesse depuis que j'ai lu (et acessoirement vu, grace à la mini-série de Raoul Peck) le fantastique "Exterminez Toutes Ces Brutes" de Sven Lindqvist.
"On ne reverra jamais rien d'équivalent à la bataille d'Omdourman" écrivait Winston Churchill, alors correspondant de guerre, dans son "La Guerre du Fleuve" et je veux bien croire tonton Winston car, de fait, je n'ai pas tenu jusqu'à cet apothéose vers lequel - de toute évidence - Mahjoub nous dirige avec son train des sables. La 4eme de couverture parle de roman d'aventure, de chronique historique, d'épopée guerriere et de tableau des moeurs...Pour moi, le livre se plante à tous les niveaux. L'auteur veut raconter la naissance puis la chute de la Mahdiyah, un sujet foutrement intéressant, mais il le fait en s'attachant à de mauvais personnages, jamais intéressants et trop nombreux. Les bonds dans le temps sont décousus, la langue lourde, et les zones d'ombres trop nombreuses. Si le fait de se poster du côté des "barbares" et des "impies" est toujours un parti pris littéraire stimulant, Mahjoub n'en fait ici rien du tout et c'est vraiment désolant. Pourtant, cet état Madhiste, à la façon du royaume Celeste de la Grande Paix Taiping, est un exceptionnel instant d'histoire qui meriterait à l'avenir un chantre peut-être plus captivant.
Liberté conditionnelle
Sortie : juin 2001 (France). Roman
livre de Akira Yoshimura
Le débardeur ivre a mis 7/10.
Annotation :
(25/03/2024)
Yoshimura, encore et toujours...Troisieme livre que je lis de cet auteur depuis le début de l'année et ça ne risque pas d'être le dernier. Il est doucement mais surement, et pour toutes les raisons listés durant les précedents commentaires, en train de devenir l'un de mes auteurs favoirs et j'arrive aujourd'hui à déceler de plus en plus de liens entre ses livres.
Comme dans "Le convoi de l'eau", un féminicide est ici une fois de plus à l'honneur ; je ne sais pas ce qu'en pensait Setsuko Tsumura, épouse de Yoshimura, mais à sa place j'aurais quelque peu balisé de voir mon partenaire être ainsi fasciné par les maris meurtriers. Après 15 ans derriere les barreaux pour le meurtre de sa femme et celui de la vieille mère de l'amant de cette dernière, Kikutani obtient (alors qu'il ne s'y attendait même pas) une liberté conditionelle pour bonne conduite. C'est son parcours hors de la prison, sous la tutelle étroite de l'état, que Yoshimura nous propose de suivre, et c'est cette progressive réadaptation aux gestes les plus communs de l'existence au fil des saisons qui va venir former son cadre dramatique. Dans un même mouvement, et avec toujours autant d'efficacité, l'auteur de "Naufrages" vient délivrer une impression ambigu sur le rapport de l'individu à la liberté ; a la façon de Wim Wenders dans son "Perfect Days" (dont le tempérament satisfait du minimum du protagoniste est analogue à celui de Kikutani), Yoshimura semble nous dire que l'expression la plus capitaliste et moderne de la liberté et du bonheur (la situation maritale stable, par exemple) est un miroir aux alouettes - ou aux poulets ici en l'occurence. Moins bon que "Naufrages" et "Le convoi" mais toujours aussi pertinent et efficace.
Une histoire du bombardement (1999)
Nu dog du: Bombernas århundrade
Sortie : 1 février 2012 (France). Culture & société
livre de Sven Lindqvist
Le débardeur ivre a mis 9/10.
Annotation :
(02/04/2024)
Voilà des années que j'entends parler de Sven Lindqvist. Si Raoul Peck n'avait pas réalisé sa série documentaire "Exterminez toutes ces brutes !", inspiré (dans son fond comme dans sa forme si libertaire) du chef-d'oeuvre de l'auteur Suédois, je n'aurais jamais réussi je pense à apprehender son travail - la faute à une édition en dents de scie dont j'ai été le premier à me plaindre, sur ce site par ailleurs. Par chance, la bibliotheque Payot (ayant peut-être entendue mon cri d'indignation) a récemment réedité cette histoire du bombardement.
Et encore une fois...quelle maestria !
A travers un méticuleux travail de recherche et de condensation qui va venir brosser plus d'un siècle de documents, de romans, de coupures de journaux, et de faits, Lindqvist réussi l'exploit de nous faire apprehender l'histoire et les ramifications racistes et essentialistes du bombardement aérien. Il nous décrit sa naissance et son évolution, d'un outil de guerre colonial à un procédé de terreur généralisé qui aura su contourner les prétendus évolutions morales qui naquirent de deux guerres mondiales et de quarantes-cinq années de guerre froide. De plus, il montre aussi comment les imaginaires (en particulier la science-fiction, à laquelle il portait déjà un grand interet dans "Exterminez...") ont progressés depuis le premier largage d'une grenade à main du haut d'un avion en 1911 (et même avant).
Par contre, je vous conseille de ne surtout pas suivre les recommandations de lecture digne d'un livre dont vous êtes le héros et de concretement vous bouffer tout cela chronologiquement. Le vrai génie formel de Lindqvist se décuple justement dans le collage et son alternative, plus labirinthique et fastidieuse, ne rend pas hommage à cet excellent travail.
Docker a marseille
Sortie : 17 janvier 1996 (France).
Le débardeur ivre a mis 6/10.
Annotation :
(04/04/2024)
Alfred Pacini, fils d'immigrés toscan, docker et résistant communiste (dans les faits, pas exactement, mais n'ayons pas peur des mots : quiconque à empêché la machinerie nazie de bien fonctionner par des actions clandestines avec en tête un excellent idéal humain est à mon sens un résistant), s'est associé en 1996 à Dominique Pons, journaliste et écrivain, pour co-écrire ce récit de vie publié chez Payot.
Biographie dudit Alfred Pacini, celle-ci est narrée par l'interessé à la premiere personne. De sa naissance dans la misère phocéenne la plus totale, à son départ à la retraite à la tête du syndicat des dockers primeuristes de Marseille, en passant par ses années de guerre et de conseiller municipal, ce livre brasse près de 40 années de luttes syndicales sur le port de Marseille en plus de décrire l'évolution du statut des dockers et de décrire cet emploi au moment où les techniques de manutention changent radicalement.
Que ma note un peu timide - du en grande partie à un assénage d'informations qui n'est, à mon sens, pas fait de manière optimale et aussi parce que les convictions communistes de Mr.Pacini sont parfois un frein à une conception plus élargie et plus radicale de la lutte des classes à cause de son grand amour de la hierarchie et du respect par exemple - ne vous désengage pas à lire ce livre : il est nécessaire (bien que daté, à n'en point douter) pour quiconque veut connaitre par le menu le métier de débardeur. L'image du docker en france est une image écornée par des decennies de virulence médiatique outranciere du au fait que cette corporation ne s'est jamais laissé faire ; c'est un livre honnete et rigoureux qui revient mettre l'humain au centre de ce tourbillon de fantasme idiot qui nuit, encore aujourd'hui, à d'integres travailleurs partout en France.
Le Loup bleu (1959)
Aoki ôkami - 蒼き狼
Sortie : 1990 (France). Roman, Biographie
livre de Yasushi Inoué
Le débardeur ivre a mis 6/10.
Annotation :
(08/04/2024)
Retour à la facette historique du prolifique Inoué, avec ici un roman qui parait faire écho à la toute premiere lecture que j'avais fait de lui l'an dernier, à savoir "Vents et vague", les rigoureuses chroniques de la Corée au temps des invasions mongoles du Japon. Ici, l'auteur parait prendre la "question" mongole à rebours car il va venir traiter du grand iniateur de la suprématie mongole sur l'Eurasie au tournant du XIIeme et XIIIeme siecle à savoir le légendaire Genghis Khan.
Sa biographie romancée s'appuie avec une vraie (une fois n'est pas coutume) rigueur historiographique sur "L'histoire secrète des mongols", le codex de réference en la matière écrit juste après la mort du khan universel en 1227, un document massif et poussiereux dont Inoue va servir ici ( à la façon de "Vents et Vagues" mais aussi dans une moindre mesure du "Mahabarata" de Carriere/Brooks) une version épurée, traversée d'humanité. Pour ceux pour qui la geste des Borjigin n'a plus de secret, ce livre offre un sacré plus car Inoué a orienté son oeuvre dans un angle très précis : qu'est-ce qui a motivé cet homme, ce banni du fin fond de la steppe, à partir à la conquête d'abord de son pays, puis du monde ? Inoué dresse un portrait ambivalent et intéressant du personnage insaisissable, violent certes mais d'un sens de l'équité sans commune mesure pour les traditionalistes de son époque. Furieusement mysogine, la cassure psychique qui va venir obséder Inoué réside surtout dans les origines plus que floues du grand leader, sans doute pas le fils de son père, et cette quête d'identié d'un homme appelé pourtant à commander à un peuple dont il n'est peut-être pas issus éclaire sans expliquer (ni légitimer, grand dieu Inoué n'est pas un fanatique !) la dimension mystérieuse du Khan. Très linéaire et sans grande surprise, le Loup bleu s'interroge aussi sur la nature de la culture d'un peuple : est elle génétiquement inéé ou est-elle plutot un art de penser et de vivre ?
Méchant Garçon (1973)
Bad Ronald
Sortie : juin 2007 (France). Roman
livre de Jack Vance
Le débardeur ivre a mis 8/10.
Annotation :
(12/04/2024)
On connait Jack Vance pour ses grandes sagas de planet opera et de fantasy. Je l'avais d'ailleurs déjà lu, il y a fort longtemps, quand je tatonnais encore en matiere de science-fiction et de littérature des imaginaires (j'ai des souvenirs imprécis de son "Cycle d'Alastor" par exemple...). Pourtant, des aveux même de Vance - l'auteur aux milles mondes exotiques - c'est ce livre ci, ce thriller matiné d'horreur, qui est son livre favori. Et pourtant, Dieu sait qu'on est bien loin avec ce sordide roman se déroulant dans une petite ville américaine des mondes fantastiques (et pourtant, pas totalement).
Ronald Wilby est un adolescent narcissique choyé par sa mère qui voit en son fils unique qu'elle élève seule un futur médecin. Jusqu'au jour où Ronald viole puis tue une de ses jeunes voisines. Convaincue de l'innocence de son fils, Mrs.Wilby décide de cacher son cher garçon dans un réduit sous la maison. L'adolescent vit un temps ainsi dans son abri, dorloté par une mère qui lui donne pratiquement la becquée, jusqu'au jour où cette derniere disparait...Et de déja bien abjects, les choses vont devenir encore plus surréalistes et terrifiantes.
Le scénario de "Parasite", si il avait été écrit par Wakamatsu, n'aurait pas fait mieux. Le livre, très daté, arrive encore à glacer le sang. Il traite de culture du viol, d'impunité masculine, et il preshot même avec des années d'avance des thématiques en lien avec l'immonde "culture" incel. Car cet abject Ronald est avant tout un geek nauséabond, biberonné à la fantasy poisseuse ; une violente charge a peine dissimulée de Vance pour les adolescents "rêveurs" (ces mêmes jeunes hommes à peine puberes qui composaient sans doute son lectorat). Si il échappe à l'éceuil du voyeurisme trop malsain, Méchant Garçon reste avant tout un livre d'homme cishet et il possede malheureusement un pessimisme morbide qui en dégoutera plus d'un mais surtout plus d'une (normal, après tout).
Écrits fantômes (2023)
Lettres de suicides (1700-1948)
Sortie : 12 octobre 2023. Anthologie
livre de Vincent Platini
Le débardeur ivre a mis 10/10.
Annotation :
(18/04/2024)
Après deux livres sur la culture populaire Allemande au tournant puis sous le IIIeme reich, à savoir un livre ayant comme thème le genre du "krimi" et un autre plus vaste qui tend apparement à traiter de la culture de masse sous la dictature Hitlerienne, l'enseignant chercheur Vincent Platini a sorti l'an dernier aux éditions Verticales un ouvrage très étonnant, tout a fait inédit. Ce livre ci c'est cet Ecrits Fantomes.
Ici, l'auteur vient nous traiter de lettres de suicides. Comment les Français.e.s ont iels raconté.es leurs passages à l'acte (réussis, ratés ou avortés) entre le XVIIIeme siecle et 1947 ? Platini est donc allé puisé dans les archives familiales, policieres et départementales et dans les coupures de journaux d'époque afin d'accomplir ce travail de brassage sans commune mesure. Si d'autres livres ont déjà abordés la question du suicide, peux se sont autant interrogés sur les Lds comme l'auteur les nomme. En toute dignité, Platini répertorie ces lds par thématiques (amour, honneur, maladie, dettes...) et aporte au dessus de chacunes des brèves de contextes sous forme de transcriptions cliniques, anonymisant même les noms quand le suicide date d'il y a moins de soixante dix ans pour ne pas heurter les familles. Les lettres, sélectionnées pour leur remarquabilité, s'enchainent pudiquement, et cela nous permet un recul (soutenu d'ailleurs par une excellente et éclairante postface) sidérant sur cet acte, ultime production littéraire d'un individu qui en dit long sur qui il est et comment il conçoit sa dignité. Conversation à sens unique, relation "thanato-epistolaire" envoyé ad patres, ces émouvantes bribes de vie (ou de ce qu'il en reste, malheureusement) sont des loupes, à la fois sur l'évolution des moeurs que sur celle de l'alphabétisation des couches populaires en France. Un prodigieux travail.
Le sec et l'humide (2008)
Sortie : avril 2008. Essai
livre de Jonathan Littell
Le débardeur ivre a mis 6/10.
Annotation :
(20/04/2024)
La contrée Littellienne (pour reprendre une analogie territorial au centre même de l'essai qui nous intéresse ici) parait assez menaçante vue de loin. Au centre surgit cette immense montagne qu'est "Les Bienveillantes", et qui m'attire mais dont je n'entreprendrais l'ascension de ses 1 403 pages qu'une fois suffisament prêt. En attendant, je m'entraine sur les glaciers de ses essais et de ses textes plus méconnus et pour démarrer, je me suis interessé à ce Le Sec et l'humide dont le titre et la proposition m'intriguait...
Le Sec et l'humide, c'est l'analyse d'un texte - "La Campagne de Russie" de Léon Degrelle, publié en 1949 - passé au crible d'une théorie psychoanalytique, celle que Klaus Theweleit soutenait dans son livre de 1977, "Männerphantasien" traduit tardivement en français en 2016 sous le titre de "Fantasmâlgories". Degrelle, c'est le nom que l'on associe à la collaboration belge durant la seconde guerre Mondiale ; devenu Waffen SS, il participa à la campagne de l'Est puis il partit se réfugier en Espagne après la débacle où il écrivit de nombreux textes glorifiant son implication dans la guerre, faisant de lui une figure du néo-nazisme naissant.
En utilisant les leviers de reflexions proposés par Theweleit, Littell décortique tout le livre de Degrelle et nous montre précisement comment cette logorrhée glorifiante est symptomatique de "l"homme fasciste" proposé par Theweleit (qui signe d'ailleurs la postface). Si je ne suis pas vraiment convaincu par la psychanalyse, et je dois bien avouer trouver certaines idées très essentialistes, j'y ai cependant vu un fantastique travail d'analyse littéraire. Vision du monde comme une tourbiere qu'il faudrait assécher et strier, réification par des analogie animales et marécageuses d'une richesse rare et donc preuves de peurs profondes, division du monde entre l'hygienique rigidité qu'inspire le fascisme et la poisseuse liquéfaction qu'inspire le bolchévisme, conception de la féminité surnageant entre desinterêt asexuel de "leurs" femmes et le violent dégout qu'inspire "la femme soldat" soviétique par exemple (la chatelaine blanche et la putain rouge), destruction du mythe homosexuel refoulé du nazi...Bref beaucoup d'idées qui sont autant d'outils à destinations d'auteurs et de scénariste qui, à l'avenir, voudront rendre cohérent leurs personnages fascistes.
Trois affaires criminelles résolues par le juge Ti (1949)
Dee Goong An: Three Murder Cases Solved by Judge Dee
Sortie : 1987 (France). Roman, Policier
livre de Robert Van Gulik
Le débardeur ivre a mis 4/10.
Annotation :
(21/04/2024)
Au début de ma lecture, j'ai cru que Robert Van Guilk m'embobinait avec sa préface. En effet, le diplomate néerlandais publia ce livre en 1949 en prétendant qu'il s'agissait d'une traduction d'un roman policier Chinois datant du XVIIIeme siècle, reprenant à son compte la figure d'un personnage - Di Renjie, le fameux juge Ti du titre - ayant réellement existé sous la Chine des Tang (VIIeme siecle). Etant au fait des "trucs" d'auteurs, avec en tête cette manie qu'ils ont de se prétendre traducteurs afin de légitimer leurs conceptions d'un pays ou d'une époque donnée de l'histoire, je suis resté sur mes gardes, d'autant plus que Van Guilk a ensuite repris le personnage dans d'autres romans qui sont de pures inventions et crée autour de lui une saga riche de vingt-quatre livres. Il semblerait après coup que le premier était sincérement une traduction, mais on est jamais trop méfiant...
Etre méfiant, voilà ce qui pourrait être la vertue de n'importe quel detective car le juge Ti de ce roman en est un à n'en point douter. Situé dans une Chine médievale, on constate cependant bien assez vite que ce juge là n'est pas un dandy à la Hercule Poirot venu enfiler des perles à l'heure du thé. C'est un fonctionnaire, et sans doute pas le plus humain qu'il soit. Entouré de sbires, pour la plupart ancien bandits de grands chemins, il a recours à l'intimidation et plus que tout à la torture pour arriver à ses fins. Il se sait prisonnier d'une situation à double tranchant : accuser quelqu'un à tort, ou le torturer à tort équivaut à être tué à son tour par une instance supérieure à la sienne, alors il faut aussi savoir faire preuve de retenue par instants. Le lecteur du roman sera aussi sensible aux formes déjà très concretes de panoptique déjà bien représentées en cette société Chinoise du VIIeme siecle, ainsi qu'aux touches de fantastiques qui font parfois dérailler la grande matérialité des intrigues vers des conclusions capilotractés qui finissent par assomer.
Moby Dick
ou le cachalot
Sortie : 2 novembre 2022 (France). Album, Aventures, Roman
livre de Herman Melville
Le débardeur ivre a mis 5/10.
Annotation :
(22/04/2024)
Herman Melville...Ce seul nom suffit à transporter n'importe qui dans le monde mysterieux et insondable des océans du globe. Auteur dont les oeuvres auront connus des fortunes diverses et pour la plupart désastreuses tout au long du XIXeme siecle, il est aujourd'hui considéré comme une figure de proue (sans mauvaises analogies) de la littérature américaine. Moby Dick est son incontestable chef-d'oeuvre, quand bien même le livre fut à sa sorti un échec. Aujourd'hui, il s'agit d'une réference absolue à tout ce qui fut entreprit d'épique depuis sa reconaissance internationale.
Pourquoi suis-je obsédé par Moby Dick ? Pourquoi l'ais je acheté deux fois sous deux formes et deux traductions différentes ? A cause de Cormac McCarthy, je le confesse. Sans Moby Dick, pas de "Méridien de Sang" et sans les aventures du gang de Glanton, je ne sais ce que serait devenu ma vie...A la façon du livre de MacCarthy, il y a dans Moby Dick ce désir d'être un somme de tout ce qui existe ; a travers la chasse à la baleine, Melville parle de l'univers dans son intégralité. C'est titanesque, et son narrateur, celui que l'on doit nommer "Ismael", est un homme d'emphase permanente. C'est cela qui, à mon sens, tue le livre : ce foutu narrateur, cet egotiste "je" qui s'émerveille et fait des paralleles entre toutes les choses du monde sans faire une seule pause. La traduction de Philippe Jaworski est deux fois plus étouffante que celle de Giono, et grand Dieu merci les illustrations de Lomaev viennent pondérer cette vague sucessive de paraboles et de traités scientifiques. L'océan finit cependant à terme par avoir raison de l'esquif de votre concentration.
Mais je suis toujours obsédé par Moby Dick. Comme je suis obsédé par "Méridien de Sang". Qu'importe mes échecs, je continuerai toujours à traquer cette maudite baleine tout comme je continuerai à fuir ce maudit juge albinos.
Le Nazi et le Barbier
Der Nazi & der Friseur
Sortie : 1971 (France). Roman
livre de Edgar Hilsenrath
Le débardeur ivre a mis 8/10.
Annotation :
(01/05/2024)
Auteur phare et contestataire de ce que l'on nomme "la littérature de la Shoah", Edgar Hilsenrath, survivant du ghetto Juif de Mohyliv-Podilskyï, n'aura eu de cesse tout au long de sa carriere de créer des alternatives littéraires aux représentations balisées et manichéennes de l'holocauste. Entre la crudité de son premier roman, "Nuit" décrivant son expérience du ghetto, et l'aspect réaliste sale de "Fuck America" décrivant - apparemment - les errances existentielles et les galeres sexuelles d'un survivant de la Shoah aux Etats-Unis, Hilsenrath combattit tout à la fois le négationisme historique et le philosémitisme culturel forcé pour produire une nouvelle voie, très personnelle.
Dans cet ordre d'idée, Le Nazi et le Barbier est souvent considéré comme son oeuvre la plus sulfureuse.
Ici, l'auteur part d'un fantasme : et si, après la défaite de 45, un génocidaire allemand s'était fait passer pour Juif et était parti se réfugier en Israel ?
Ce synopsis, aussi lapidaire qu'il peut paraitre choquant, on l'a tous déjà imaginé ; Hilsenrath lui, désireux de mettre un terme à une certaine "littérature de couilles molles" l'a fait. Lire le Nazi et le Barbier c'est donc voir s'accomplir un fantastique travail de projection. Le lecteur contemporain rentre dans ce livre avec des aspirations, comme celui de voir ce que l'auteur fait de la question du sionisme, et sans renvoyer nazisme et sionisme dos à dos (ce qui serait sémantiquement inepte), Hilsenrath arrive tout de même à surfer sur une vague de malaise permanent à grand renfort de grotesque et d'absurde. Car oui, son génocidaire Max Schulz, devenu Itzig Finkelstein, est un sioniste convaincu mais il l'est car ses identités se brouillent ; le tueur s'approprie la culture et les aspirations de ses victimes, se victimise lui même mais ne cherche pas (consciemment) une quelconque redemption. Oeuvre schizophrène dont on regretterait presque la narration chronologique (commencer par la fin et revenir vers le début de cette histoire de fou aurait été interessant), Le Nazi et le Barbier n'est pas plus scandaleux qu'un autre livre sur la Shoah, car il rapelle que le scandale ultime reste et restera à jamais l'acte génocidaire, génerateur de cet immense traumatisme civilisationnel qui est lui même à la source de ces romans cruels et traumatisés.
Le Christ s'est arrêté à Eboli (1945)
Cristo si è fermato a Eboli
Sortie : 1945 (Italie). Récit
livre de Carlo Levi
Le débardeur ivre a mis 9/10.
Annotation :
(02/05/2024)
Avec "Le Guépard" du baron di Lampedusa, Le Christ s'est arrêté à Eboli est considéré aujourd'hui comme l'oeuvre littéraire italienne la plus importante du XXe siecle (une oeuvre mélancolique sur l'aristocratie, et une oeuvre contestataire sur le monde rurale...la preuve par la littérature que l'Italie est vraiment scindée en deux). Il s'agit du premier livre de Carlo Levi, peintre turinois antifasciste d'origine juive et si il semble être une réference, je dois avouer que je n'aurais jamais entendu parler de ce roman si l'excellente série Arte "Le temps des paysans" n'y avait pas fait réference.
A la fois roman autobiographique et méticuleuse observation anthropologique, Levi narre dans ce livre son expérience sous le "confino" (à savoir, un assignation à résidence imposée par le régime fasciste italien) dans les envrions d'Aliano (ou Gagliano dans le roman) dans l'actuel Basilicate, terre calcaire et paludique où les paysans vivent dans une misère et un abandon sidérant.
Le style de Levi, où se mêle à mon sens son inspiration de peintre et la grande matérialité pragmatique de son éducation de médecin, est aussi visuel qu'il est humain ; la civilisation paysanne qu'il nous décrit est certes noire et miséreuse, elle n'en est pas moins souvent lumineuse et intelligente, pétrie de légendes, de sorcellerie préchrétienne, sensible à la révolte. A l'inverse, la petite bourgeoisie fascisante qui asservit ces terres y est montré ridicule et suffisante. Car Levi désigne aisément le coupable de la situation millénairement critique de ce monde paysan : l'Etat. Sous toutes ses formes, et toutes ses émanations présentes ou futures (libérales ou communistes). Et au médecin, après diagnostic, de prescrire son remède : l'autonomie libertaire, seule à même capable de ressouder le pont entre la civilisation paysanne du Mezzogiorno et les cités du Nord.