Oh Henry !

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Etablir des recueils de nouvelles pour Henry James est toujours une tâche un peu ardue, tant le corpus est étalé dans le temps (donc dans le style) et volumineux (112 nouvelles, certaines très courtes, d’autres très longues). Ici le choix s’est clairement fait par affinité thématique, avec 5 nouvelles de la période médiane (en l’occurrence entre 1888 et 1896) qui traitent toutes de la figure de l’écrivain, et de tout ce qui entoure sa vie si particulière : inspiration, talent, succès, mystère de la création.Le recueil commence en fanfare avec une merveille qui lui donne son titre, chassé croisé littéraire et amoureux entre un jeune romancier prometteur et un auteur vénéré en perte d’inspiration, qui veut lui servir de mentor et de contre-exemple. Les deux courtes nouvelles (« Greville Fane » et « La prochaine fois ») qui encadre Le Fonds Coxton sont des contrepoints savants et réjouissants autour du thème de la gloire littéraire : indue dans la première, et refusée dans la seconde (histoire d’un romancier qui cherche à être mauvais pour mieux vendre, sans y parvenir jamais). La nouvelle centrale s’attache à la figure étonnante de Saltram, philosophe insaisissable à la vie dissipée qui ne publie rien mais qui exerce sur tout un petit monde d’intellectuels londoniens une fascination aussi permanent qu’incompréhensible. Quant à la dernière nouvelle du recueil, il s’agit peut-être d’un des plus grands textes de James, "Le Motif dans le tapis", souvent publiée en volume unique, ce que sa force d’insinuation et sa profondeur abyssale justifie totalement.

Avec ces cinq oeuvres, voilà une occasion de mettre le doigt sur ce que Pavans, traducteur parfait de l’oeuvre complète, dit de la particularité du corpus des nouvelles de James : « un colossal kaléidoscope, qui roule continûment sur lui-même, en présentant ainsi des figures d’une égale qualité lumineuse, même quand l’image semble s’obscurcir, quand les perspectives se modifient, quand les premiers plans et les arrières-plans s’échangent, quand des dessins précis l’instant d’avant sont soudain mis en anamorphose, et s’en trouvent peut-être encore plus significatifs »

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Il n’est que de lire n’importe lequel de ses romans pour comprendre à quel point James aurait voulu faire du théâtre, et à quel point il était impossible qu’il y réussisse. Génie absolu du dialogue psychologique, il avait besoin de pouvoir détailler ses conversations délirantes sur des pages et des pages, et aucun spectateur jamais n’aurait pu supporter de voir sur scènes ces joutes à mort où chaque mot, chaque intonation, chaque silence est comme une carte de poker retournée d’une main fébrile, en attendant celle qui vient, le souffle court. Donnez à notre bon Henry un prétexte - une situation explosive, comme ce manoir rempli d’objets de luxe - et trois ou quatre caractères contrastés - ici un ravissant idiot, sa mère possessive et fantasque, une jeune femme sans fortune mais extrêmement clairvoyante, et enfin une fiancée vulgaire et arriviste - et vous allez le voir se mettre en branle pour tisser le suspens mental (puisqu’en fait, ironie suprême, il ne se passe pratiquement rien de concret dans tout le roman, qu’un aller-retour de mobilier) le plus complexe, le plus violent, le plus drôle aussi qu’il soit. Oh, toutes les métaphores sont possibles : araignée au milieu de sa toile, schizophrène dans sa cellule à l’HP, joueur d’échec hystérique, horloger obsessionnel : James a la folie du complot, du complot intime, mondain, amoureux, et parvient à chaque fois pourtant à renouveler le genre grâce à une myopie intellectuelle absolument géniale qui prend un malin plaisir à faire jouer tous les rouages de sa minuscule machine, à l’endroit, à l’envers, à gauche, à droite, pour le plus grand bonheur de ses fans, et la plus grande exaspération de ses détracteurs.

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C’est amusant que ce soit un livre aussi atypique qui me soit resté caché si longtemps ! James, grâce à ce hasard éditorial, semble me faire un ultime pied de nez : « vraiment tu croyais que j’étais incapable de voir plus loin que le bout du nez de mes aristos compassés, artistes bohèmes ou bourgeois parvenus ?». Car oui « La Princesse Casamassima », malgré son titre (dans tous les sens du terme), se mêle de choses qu’on ne s’attendait pas à trouver chez notre vieil Henry : la révolution, les masses laborieuses, l’engagement politique. On croirait même une blague. Bon alors bien sûr, je ne vais pas non plus faire croire qu’il met le couteau entre les dents pour chanter à pleins poumons L’Internationale (déjà parce qu’avec un couteau entre les dents, c’est pas malin de chanter), n’empêche qu’il sait rester très calme, tout conservateur qu’il était. En fait, même dans cette tourmente auto-infligée, il s’en sort car la littérature suit les mêmes règle que la navigation en cas de tempête : il suffit de garder le cap. Et ça, ben Henry sait faire qui construit comme d’habitude son histoire avec rigueur, patience, humour et compassion. Il multiplie les personnages pour le plaisir de les confronter un à un, sachant bien que chaque rencontre montrera une facette nouvelle de ces mosaïques étranges qu’on appelle être humain. Même méthode que d’habitude, mais appliquée à une contrée lointaine, un voyage aux an

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Pavans qui connait les nouvelles de jamesou sur le bout des doigts (et pour cause, il les a toutes traduites, soit 112 items tout de même) a toujours le chic pour composer des recueils thématiques dont l’élégance n’a d’égale que la pertinence. Ici en l’occurrence, il constitue grâce à cinq nouvelles de la maturité un panel réjouissant autour des relations, forcément compliquées, qui lient l’art et la vie et que le romancier aime tant scruter et malléer. Londres, New York, Paris, la campagne anglaise… la scène varie, les personnages et les réflexes aussi, mais le fond du problème reste toujours aussi hermétique et nébuleux, autrement dit passionnant. Car l’art, qui n’est qu’artifice et mensonge dans ses moyens, est la seule voie, semble-t-il pourtant, d’accéder à la vérité que la vie recèle, et cèle, jalousement. Il n’y a que la littérature, que la peinture, que la musique, qui puissent crever les apparences, peut-être justement parce qu’elles comme eux partagent la même étoffe d’illusion. Entre les deux c'est un combat à mort, où pourtant chacun des adversaires a besoin de l’autre pour continuer à se tenir sur ses pieds. Et au centre de l’arène, pour arbitrer, commenter, rire ou s’effrayer se trouvent les personnages de James, qui oeuvrent beaucoup, et souffrent parfois. La spécificité de ces cinq récits-ci (si si) est peut-être d’ajouter au thème général le contrepoint du sacrifice, comme si le service rendu par l’art devait tout de même se payer quelque part, par une perte, une obole, ou au moins de la résignation. La plus éclatante illustration de ce triste axiome réside sans conteste dans le premier texte (et aussi le plus long, comme un mini roman) : « l’Avertissement moderne », feu d’artifice où Henry se montre à l’acmé de son talent.

« C’était assez dans sa nature de s’attendre à ce que les gens fussent à son propos au courant de choses qu’il ne leur avait pas dites, et de se fâcher en découvrant qu’ils ne les savaient pas. Je n’irai pas jusqu’à affirmer qu’il était monstrueusement vaniteux, mais il avait le sentiment de savoir lui-même beaucoup de choses sans qu’on les lui eût inculquées. »

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Oh Henry, Henry, comment peuvent-ils te trouver compassé et chiant ? Ils n'ont pas lu toutes ces nouvelles merveilleuses, comme cette Solution (et quelle solution ! ) où tu t'en donnes à coeur joie dans l'ironie, la légèreté, l'humour et le badinage. Je ne vois pas trop qui pourrait arriver à te battre sur ce terrain là, arriver à ce degré de finesse picturale dans la description des turpitudes sociales et amoureuses de tes contemporains. Tu ne te contentes pas de peindre comme personne des caractères complexes et paradoxaux, tu les plonges dans des histoires rocambolesques qui dépassent les pires roueries du sieur Marivaux. Tu as compris que toute histoire dépend de celui qui la vit, de celui qui la voit, et jamais on n'aura assisté (enfin si, Conrad s'en souviendra) à d'aussi beaux feux d'artifice en matière de points de vue. Oh Henry, je t'aimais, je t'aime et je t'aimerai, entre toi et moi promis c'est pour la vie.

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Comme tout grand auteur qui se respecte, James semble fasciné par le thème de l’occasion ratée, et les six nouvelles réunies ici semblent être autant de petits laboratoires portatifs pour le triturer, l’ausculter, et en dépeindre toutes les facettes. Les trois premières tournent autour du thème du mariage, les trois autres autour du thème de la création artistique, deux pivots récurrents de l’obsessionnel Henry. Toutes font partie de sa dernière période, alors que ses phrases toujours plus complexes semblent vouloir faire rendre gorge aux apparences derrière lesquelles se camoufle la réalité. Il en résulte des histoires comme en lambeaux, de très fugitifs éclairs qui misent tout autant sur la lumière subite que sur l’ombre épaisse pour traquer cette divinité terrible et implacable, la Vérité.

« Avec tout ce qui était arrivé et avait disparu, le banc de la désolation était encore là, exactement comme le sempiternel rougeoiement de l’horizon occidental continuait de tendre son rideau indestructible. Il n’était jamais parti – tout l’avait quitté, mais lui-même n’avait été capable de tourner le dos à rien ; et maintenant, une fois terminée sa journée de travail devant un pupitre crasseux de la Compagnie du Gaz, le plus souvent, presque toute saison lui convenant dans ce Properley tempéré, il se rendait, d’un pas lent, directement à la Pointe Extrême, et, s’effondrant là pour se reposer, il restait parfois une heure durant à regarder droit devant lui. Pendant ces séances, les yeux fixés sur la mer gris vert, il avait l’air de compter et de recompter les grains, presque tous lissés par l’usure, de son chapelet de chagrin – qui offraient aux doigts du souvenir et aux récurrences de l’étonnement ces mêmes repères de gros grains parmi les petits, aidant aux pieux marmonnements dans les sombres chapelles. »