Recueil de citations
10 livres
créée il y a environ 1 an · modifiée il y a environ 1 moisDe la bêtise (1937)
Über die Dummheit. Vortrag.
Sortie : 1937 (France). Essai
livre de Robert Musil
Arnaud.S a mis 8/10.
Annotation :
En ce mois de novembre 2023, celle-ci de 1937 (année pas franchement propice à l'espérance) semble d'une perspicacité et d'une actualité désespérante:
(...)"Et enfin , on pourrait encore objecter qu'il arrive à tout le monde de ne pas se conduire avec l'intelligence nécessaire ; que chacun d'entre nous, sans y être toujours sujet, connaît ses moments de bêtises. Voilà pourquoi il faut également distinguer entre défaillance et inaptitude, erreur et déraison, bêtise occasionnelle ou fonctionnelle d'une part, et chronique ou structurelle d'autre part. C'est là une distinction fondamentale, car de nos jours les conditions d'existence sont si complexes, difficiles et embrouillées, que les bêtises occasionnelles des individus peuvent vite se fondre en une bêtise collective plus structurelle. Aussi notre méditation quitte-t-elle le domaine des caractéristiques individuelles et débouche sur le tableau d'une société intellectuellement viciée. On ne peut certes pas transposer aux collectivités humaines les phénomènes psychologiques et réels dont l'individu est le siège, parmi quoi comptent la bêtise et les maladies mentales, mais a bien des égards on pourrait aujourd'hui bien légitimement parler d'une ''imitation sociale des défauts de l'esprit'', dont il est difficile d'ignorer les exemples." (...)
De la connaissance historique (1975)
Sortie : 1 novembre 1975. Essai, Culture & société, Histoire
livre de Henri-Irénée Marrou
Arnaud.S a mis 9/10.
Annotation :
"L'historien doit prendre garde à ne jamais surestimer la qualité logique de ces hypothèses pas plus que celle de ses concepts. Presque fatalement s'il n'y veille avec la plus inquiète prudence il se laissera aller à les extrapoler.
Le mécanisme est le suivant: une théorie est toujours élaborée (au moyen des ressources mentales de l'historien et avec l'équipement théorique qui est le sien) pour résoudre un problème particulier et limité; elle repose donc sur une sélection, un choix parmi les innombrables aspects que présente la réalité historique envisagée: l'historien ne retient que les éléments utiles à son avis pour expliquer le ou les phénomènes qu'il a choisi d'expliquer. Opération légitime aussi longtemps qu'on n'oublie pas qu'elle représente une abstraction.
Mais le péril est grand: on risque toujours d'oublier l'existence de ce qu'on avait décidé de ne pas regarder; la théorie est comme un projecteur dont le mince pinceau lumineux fouille le réel et illumine violemment les objets qui se présentent à lui sous un angle favorable, rejetant par contraste le reste dans une obscurité totale.
L'image est insuffisante (comme toute comparaison), parce qu'elle pourrait suggérer qu'il suffirait, pour obtenir une vérité plus complète de multiplier ses éclairages partiels et d'en totaliser les lumières: on éclairerait la cité antique du côté religieux avec le projecteur "Fustel de Coulanges", puis l'aspect économique et social au moyen du projecteur "Marxisme", etc. Procédé largement illusoire: il faut voir en effet que, par une pente presque fatale, toute hypothèse explicative tant à déborder hors du domaine pour lequel elle a été conçue (et à l'intérieur duquel, si elle a bien été conçue, elle sera valable), et, de proche en proche, à manifester une ambition totalitaire, à vouloir rendre compte de tout: on se laisse entraîner à repenser et reconstruire l'ensemble de la réalité historique envisagée (et quelquefois l'ensemble de l'histoire humaine) en fonction du système privilégié qu'on a choisi de retenir. Et comme le tissu de la réalité historique est assez serré (il y a entre les divers aspects du réel tant de concaténations variées), comme quel que soit le biais par lequel on le saisit, de proche en proche, tout, ou presque tout, semble-t-il, finit par venir, on a l'illusion que la théorie a tout expliqué: on s'étonne du succès remporté et on y voit comme une vérification expérimentale de la vérité du système"...(p186-187)
L'Étrange Défaite (1946)
Sortie : 1946 (France). Histoire
livre de Marc Bloch
Arnaud.S a mis 9/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
"Comme la parole qu'ils prêchaient était un évangile d'apparente commodité, leurs sermons trouvaient un facile écho dans les instincts paresseusement égoïstes qui, à côté des virtualités plus nobles, dorment au fond de tout cœur humain."
Dans le nu de la vie (2000)
Sortie : septembre 2000. Récit
livre de Jean Hatzfeld
Arnaud.S a mis 9/10.
Annotation :
Sylvie Umubyeyi, 34 ans, assistante sociale, rescapée Tutsis du génocide (2000):
"Avant la guerre je ne remarquais aucune différence appréciable entre les Tutsis et les Hutus puisqu'on se fréquentait, on s'échangeait des verres et on s'entraidait. En un jour, ils ont sorti les lames déjà bien brillantes. Certainement avait-ils caché une haine en eux qu'ils ne parvenaient plus à évacuer comme il faut. Mais ce n'est pas une explication qui tient face à une extermination.
Depuis, je cherche une indication que je n'arrive pas à découvrir. Je sais que les Hutus ne se sentent pas à l'aise face aux Tutsis. Ils ont décidé de ne plus les voir nulle part, pour se sentir à l'aise entre eux. Mais pourquoi? Je ne peux pas répondre. Je ne sais pas si je porte sur mon visage ou sur mon corps des marques particulières qu'ils ne supportent pas. Quelquefois je dis non, ce ne peut pas être ça, être élancée, être fine, être douce de traits, toutes ces bêtises là. Quelquefois je dis oui, c'est pourtant bien ça qui a germé dans leur intimité. C'est une folie extrême que même ceux qui ont tué ne parviennent plus à envisager. Ceux qui devaient être tués encore moins. (...) Au fond de moi, il n'est pas question de pardon ou d'oubli, mais de réconciliation. Le blanc qui a laissé travailler les tueurs, il n'y a rien à lui pardonner. Le hutu qui a massacré, il n'y a rien à lui pardonner. Celui qui a regardé son voisin ouvrir le ventre des filles pour tuer le bébé devant leurs yeux il n'y a rien à pardonner. Il n'y a pas à gâcher des mots à parler de ça avec lui. Seule la justice peut pardonner. Il faut d'abord penser à une justice pour les rescapés. Une justice pour offrir une place à la vérité, pour que s'écoule la peur; une justice pour se réconcilier.
Je garde l'espoir dans l'avenir, parce que des relations bougent sur les collines, des gens se frôlent timidement. Peut-être un jour une cohabitation ou une entraide repasseront entre les familles de ceux qui ont tué et de ceux qui ont été tués. Mais quant à nous, c'est trop tard, parce qu'il y a désormais un manque. On avait fait des pas dans la vie, on a été coupés, et on a reculé. C'est trop grave pour un être humain de se retrouver derrière la marque où il se trouvait dans la vie."
L'Homme et la Coquille (1982)
Sortie : 30 septembre 1982. Essai, Poésie
livre de Paul Valéry
Arnaud.S a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
"Mais notre mollusque ne se borne pas à distiller en mesure sa merveilleuse couverte. Il faut alimenter d'énergie et de minéral toujours renouvelés le manteau qui construit ce qui dure, puiser dans les ressources extérieures ce qui, dans l'avenir sera peut-être une parcelle des assises d'un continent. Il faut donc qu'il délaisse quelquefois sa secrète et subtile émanation, et qu'il se glisse et se risque dans l'espace étranger, portant comme une tiare ou un turban prodigieux, sa demeure, son antre, sa forteresse, son chef-d'œuvre.(...) Selon qu'il se renferme avec soi-même et se consacre, dans une laborieuse absence concentrée, à la coordination du travail de son manteau, ou bien qu'il se hasarde dans le vaste monde, et l'explore les yeux palpant, les palpes questionnant, le pied fondamental supportant, balançant, sur sa large semelle visqueuse, l'asile et les destins du voyageur majestueux, deux groupes de constatations toutes différentes s'imposent à lui. Comment joindre en un seul tableau de principes et de lois, les deux consciences, les deux formes d'espace, les deux temps, les deux géométries et les deux mécaniques, que ces deux modes d'existence et d'expérience lui font tour à tour concevoir? Quand il est tout intérieur, il peut bien prendre son sac de spire pour sa "ligne droite" (...). Et peut-être, mesure-t-il son "temps" particulier par la sensation d'éliminer et de mettre à sa place un petit prisme de calcite? Mais, Dieu sait, parti de son gîte et entreprenant sa vie extérieure, quelles hypothèses et quelles conventions commodes sont les siennes!...La mobilité des palpes, le tact, la vue et le mouvement associés à l'élasticité exquise des tiges infiniment sensibles qui les orientent, la rétractivité totale du corps, dont toute la partie solide est annexe, (...)- tout ceci exige certainement d'un mollusque bien doué, quand il se retire et revisse dans son étui de nacre, des méditations profondes et des abstractions de conciliation fort reculées.(...)
Mais nous-mêmes, ne sommes nous point occupés tantôt dans "le monde des corps", tantôt dans celui des "esprits", et toute notre philosophie n'est-elle pas éternellement en quête de la formule qui absorberait leurs différences, et qui composerait deux diversités, deux "temps", deux modes de transformation, deux genres de "force", deux tables de permanence, qui se montrent jusqu'ici d'autant plus distincts, quoique d'autant plus enchevêtrés, qu'on les observe avec plus de soins?"
Qu'est-ce que le fascisme ? (2004)
Histoire et interprétation
Sortie : 5 février 2004. Essai, Histoire
livre de Emilio Gentile
Arnaud.S a mis 9/10.
Annotation :
"L'idéologie fasciste, en tant que manifestation de l'irrationnalisme politique, se présentait sous les deux formes contradictoires de l'exaltation vitaliste de l'existence comme course vers la grandeur et la mort héroïque ou comme réalisme cynique et sans préjugé, manque absolu de valeurs, simplification de la vie civile et sociale réduite à la manifestation et à la volonté de puissance: "le fascisme exige trop de l'homme", l'envoyant au devant d'une "mort horrible et stérile" au moment même où la vie lui sourit dans l'orgueil de sa jeunesse."
Le Théorème de Gödel (1931)
Über formal unentscheidbare Sätze der Principia Mathematica und verwandter Systeme I
Sortie : 1931. Essai, Sciences
livre de Jean-Yves Girard, Kurt Gödel, Ernest Nagel et James Roy Newman
Arnaud.S a mis 10/10.
Annotation :
Quelle bonne façon, je crois, de conclure cet ouvrage:
"Les machines à calculer d'aujourd'hui sont construites avec un ensemble d'instructions incorporées; ces instructions correspondent aux règles d'inférence initialement posées dans une procédure axiomatique formalisée. (...)
Or, comme le montre le théorème d'incomplétude de Gödel, la théorie élémentaire des nombres contient un nombre infini de problèmes qui tombent hors de portée de la méthode
axiomatique (...) Si l'on se pose un problème déterminé on peut construire une machine de ce type pour le résoudre mais on ne peut construire une machine de ce genre pour résoudre n'importe quel problème. Sans doute l'intelligence humaine possède-t-elle ses propres limites au départ et peut-il exister des problèmes mathématiques qu'elle ne saurait résoudre. Néanmoins, le cerveau possède semble-t-il une structure de règles d'opérations bien plus puissante que celle des machines conçues aujourd'hui. (...)
La découverte de l'existence de vérité arithmétiques formellement indémontrables n'implique pas qu'il y a des vérités qui nous resteront à jamais inconnues, ni qu'il faille remplacer la démonstration rigoureuse par une intuition mystique (...).
Elle n'implique pas, contrairement à ce qu'on a pu écrire récemment, que "la raison humaine comporte des limites insurmontables" Elle signifie bien plutôt que l'on ne peut pas axiomatiser entièrement les ressources de l'intelligence humaine et que de nouveaux principes de démonstration attendent encore d'être inventés et découverts. Nous avons vu que les propositions mathématiques qui ne peuvent être établies par une déduction formelle à partir d'un ensemble donné d'axiomes peuvent l'être néanmoins par un raisonnement métamathématique non formalisé. (...)
Les limites internes des machines à calculer n'impliquent pas non plus qu'il nous soit interdit d'espérer expliquer la matière vivante et la raison humaine en termes de physique et de chimie. Le théorème d'incomplétude de Gödel n'affirme rien quant à la possibilité ou l'impossibilité de ce type d'explication. Il montre simplement que la structure et les capacités de l'intelligence humaine sont bien plus complexes et subtiles que celles de n'importe quelle machine conçue jusqu'ici. L'oeuvre même de Gödel constitue un exemple remarquable de cette complexité et de cette subtilité. Loin de nous inciter au découragement, elle devrait nous apprendre à estimer encore davantage les richesses de la raison créatrice."
Le Système totalitaire (1951)
Les Origines du totalitarisme, tome 3
Totalitarianism
Sortie : 9 septembre 2005 (France). Essai, Histoire, Politique & économie
livre de Hannah Arendt
Arnaud.S a mis 8/10.
Annotation :
"Les idéologies, ces "ismes" qui, à la grande satisfaction de leurs partisans, peuvent tout expliquer jusqu'au moindre événement en le déduisant d'une seule prémisse, sont un phénomène tout à fait récent, qui, durant des décennies, a joué un rôle négligeable dans la vie politique. Seule la sagesse du regard a posteriori nous permet de découvrir en elles certains éléments qui contribuèrent à les rendre si fâcheusement utiles à la domination totalitaire.(...)Les idéologies sont connues pour leur caractère scientifique: elles allient approche scientifique et résultats d'ordres philosophiques, et ont la prétention de constituer une philosophie scientifique. Le mot "idéologie" semble impliquer qu'une idée peut devenir l'objet d'une science au même titre que les animaux sont l'objet de la zoologie."
"On ne devrait jamais oublier que seul un édifice peut avoir une structure, mais qu'un mouvement - à prendre le terme aussi sérieusement, aussi littéralement que le faisait les nazis - ne peut avoir qu'une direction, et que toute espèce de structure légale ou gouvernemental ne peut qu'être un handicap pour un mouvement qui va se propageant à une vitesse croissante dans une direction déterminée. Même avant la prise du pouvoir, les mouvements totalitaires représentaient ces masses qui ne voulaient plus vivre dans aucune structure, quelle qu'en soit la nature."
Apologie pour l'histoire ou Métier d'historien (1949)
Sortie : 1949 (France). Culture & société
livre de Marc Bloch
Arnaud.S a mis 9/10.
Annotation :
" La science ne décompose le réel qu'afin de mieux l'observer, grâce à un jeu de feux croisés dont les rayons constamment se combinent et s'interpénètrent. Le danger commence quand chaque projecteur prétend à lui seul tout voir; quand chaque canton du savoir se prend pour une patrie."
" L'historien ne sort jamais du temps. Mais par une oscillation nécessaire, que déjà le débat sur les origines nous a mise sous les yeux, il y considère tantôt les grandes zones de phénomènes apparentés qui traversent, de part en part, la durée, tantôt le moment humain où ces courants se resserrent dans le nœud puissant des consciences."
" Le temps humain, en un mot, demeurera toujours rebelle à l'implacable uniformité comme au sectionnement rigide du temps de l'horloge. Il lui faut des mesures accordées à la variabilité de son rythme et qui, pour limites, acceptent souvent, parce que la réalité le veut ainsi, de ne connaître que des zones marginales. C'est seulement au prix de cette plasticité que l'histoire peut espérer adapter, selon le mot de Bergson, ses classifications aux "lignes mêmes du réel", ce qui est proprement la fin dernière de toute science."
Mauvaises pensées (1942)
Sortie : 24 février 2016 (France). Essai
livre de Paul Valéry
Arnaud.S a mis 9/10.
Annotation :
-"Un évènement qui émeut, ce n'est pas en temps que je le pense qu'il m'émeut. C'est, au contraire, pour ne pas pouvoir le penser dans ma ou sa plénitude."
-"Les esprits malins sont innombrables. Qui pourrait se flatter d’en dresser la liste complète ? (...)
En voici déjà un, de bien observé et classé : celui de la Contradiction. Tout le suscite. On n’entend rien qu’il ne le nie. Il produit de la voix aigre, du sourire empoisonné, du regard de pitié, tout un matériel de signes d’insoumission et de supériorité certaine. Mais au contraire, son frère et sa victime, le démon de la Crédulité, n’a point de traits. Sa face est molle, sa voix nasillarde est celle d’un récitant qui ne peut penser que les mots de ce qu’il récite, et seulement quand il le récite, - sans pouvoir s’en écarter un peu pour le comprendre. Ses yeux trop bleus ne voient rien et reflètent tout.
Entre ces deux, appuyant l’un ou l’autre, le démon de l’Obstination (...) ».
Bien plus pervers que ceux-ci, est le triste suiveur à face de singe, le démon de l’Imitation, celui qui nous force à bâiller comme tout autre qui bâille, à prendre le pas de la troupe qui passe, à reproduire le timbre et l’accent de l’imbécile qui parle (...) Il joue le plus grand rôle dans les lettres et les arts, il dégage à la fois la peur d'être soi-même, l'indigence, la rapine, et l'humilité comme l'envie, mais son histoire naturelle serait infinie.
N'oublions pas le vif démon de la précipitation, le leste, immédiat, traître et subtil lapsus, que le grand diable de l'oubli détache de sa harde et dépêche à l'aventure... Lapsus, chose admirable, dispense quelquefois quelque erreur très heureuse, felix culpa: la langue a bien fourché, mais il escorte trop souvent le terrible esprit d'absence, le démon de la distraction que suit comme son ombre, celui de l'embarras total, le bredouillant, balbutiant et parfois, tout à coup, prodigue en incohérent propos, torrent de l'absurde, le redouté Brouillamini...
(Ici le philosophe peut s'interrompre et hasarder une réflexion. L'existence incontestable de tous ces Malins, Contradictions, Obstination, Imitation, Lapsus, Brouillamini, s'élève contre toute pensée qui se sent vraie et sûre d'elle-même. Nos démons de l'esprit manifestent en chœur. Ils proclament: TOUT PEUT ÊTRE CONTREDIT; TOUT PEUT ÊTRE NIÉ; TOUT PEUT ÊTRE SOUTENU, MAINTENU; TOUT PEUT ÊTRE IMITÉ, TOUT PEUT ÊTRE EMBROUILLÉ... TOUT PEUT ÊTRE OUBLIÉ. Ô pauvre esprit!)"