Cover Un vin, un philosophe

Un vin, un philosophe

Il y a plus de philosophie dans une bouteille de vin que dans tous les livres.
- Louis Pasteur

Extraits de Roger Scruton "Je bois donc je suis"

Liste de

32 livres

créée il y a presque 4 ans · modifiée il y a presque 4 ans
Le Banquet
7.4

Le Banquet

Sumpósion

Essai, Philosophie

livre de Platon

Polyde a mis 8/10.

Annotation :

Pour chaque vin il existe un dialogue de Platon qui lui convient. Un bordeaux subtil vous guidera à un rythme agréable dans La République, tandis qu’un rosé léger conviendrait mieux au Phèdre, et seul un manzanilla très sec peut faire honneur au Philèbe. Un bourgogne robuste profiterait aux Lois, vous donnant du courage et l’autorisation de céder à l’inévitable envie de sauter des pages. Lorsque vous en venez au Banquet, par contraste, quelque chose de léger et d’un peu sucré vous aidera à saisir une part de la gaieté de l’assemblée et à trinquer à chaque participant qui se lève pour parler.

Chez Homère le vin est toujours sucré, même si le poète le comparait plus à des baisers et des paroles aimables qu’à des grenades mûres. Quel qu’ait été le goût d’Homère, les habitudes modernes exigent que le vin sucré soit concentré, avec un fort nez mielleux ainsi qu’une longue et lente descente sirupeuse dans l’œsophage apaisé. On considère les vins un peu sucrés, ceux qui faisaient saliver mes tantes de banlieue, comme peu sérieux et presque personne n’en consomme, que ce soit seul ou au repas. Le vouvray est l’une des victimes de ce préjugé, un vin produit au nord de la Loire sur cinq mille acres de la vaste vallée de la Brenne.
Une longue tradition permet à ce vin d’être sec, sucré ou demi-sec selon les années. Le chenin blanc est le principal raisin utilisé, parfois soutenu par l’arbois ou le sauvignon. Le résultat, lorsqu’il est doux, gagnera en maturité pendant bien des années, atteignant à des saveurs complexes, surtout si les raisins ont été sélectionnés pour leur précieuse putréfaction et traités comme les raisins sémillon du sauternes. Dans un vouvray raffiné, le sucre est pleinement intégré dans la structure, comme les ornements dans une façade classique. Ses colonnes minérales cannelées avec leurs chapiteaux pleins de fleurs réclament une base argumentative solide, à l’instar de celle que Platon espérait fournir chaque fois : des questions que nous comprenons et des réponses qui nous surprennent.
Nous devrions toujours tenir Platon en haute estime pour cette raison, non parce que ses conclusions sont les bonnes mais parce qu’il essayait de prouver aux autres qu’ils avaient tort.

Éthique à Nicomaque
7.5

Éthique à Nicomaque

(traduction Jules Tricot)

Èthika nicomacheia

Sortie : 1 janvier 1994 (France). Essai, Philosophie

livre de Aristote

Polyde le lit actuellement.

Annotation :

Les lecteurs de la Métaphysique me comprendront lorsque je dis que l’eau plate est le seul accompagnement concevable. Pour avaler le livre le plus aride jamais écrit, il faut beaucoup de liquide et un détachement spartiate tandis que l’on bataille avec les mots.

Un biscuit au gingembre serait approprié avant de passer aux Premiers Analytiques. Ce n’est qu’avec l’Éthique à Nicomaque que les choses s’éclaircissent un peu et, parce que son argumentation est absolument vitale pour le concept de la consommation vertueuse d’alcool, je recommande un verre ou deux en son honneur.

J’ai vécu ma meilleure expérience de l’Éthique avec une bouteille de sauvignon blanc du domaine Beringer en Californie, un de ces authentiques établissements viticoles qui ont été synonymes de savoir-faire avant et après la Prohibition.

De Officiis

De Officiis

Sortie : 6 septembre 2016 (France).

livre de Marcus Tullius Cicero

Annotation :

Il n’est pas exactement philosophe bien que ce fût un homme bon et gai qui avait beaucoup à dire sur la vie vertueuse et dont la capacité créative à se faire haïr doit nous servir d’exemple à tous.

Ses prudentes phrases pleines de dignité constituent une matière première pour le bordeaux. Il faut les aborder après le dîner avec un verre ou deux de pauillac, où le poète Ausone possédait autrefois une villa. Quiconque serait assez fortuné pour avoir encore une bouteille du grand château-Lynch-Bages 1959 ne pourrait pas mieux l’utiliser.

Mais à propos d’Ausone, que diriez-vous du tout aussi grand Château-Ausone ?

Les Confessions
7.6

Les Confessions (398)

Confessiones

Sortie : 0398 (Empire romain). Essai, Art de vivre & spiritualité

livre de Saint Augustin

Polyde a mis 7/10.

Annotation :

Il y a deux saint Augustin : l’âme qui doute révélée dans les Confessions et l’humble serviteur de Dieu accablé par les certitudes qui écrivit De Trinitate et La Cité de Dieu. Un verre de vin carthaginois serait approprié avec le premier mais, puisqu’il n’est plus exporté, vous ne commettrez pas de sacrilège en le remplaçant par un cabernet sauvignon marocain. Il en existe un excellent cultivé à Meknès, mis en bouteille en France et vendu sous la marque Bonassia par Oddbins. La Cité de Dieu demande plusieurs séances et je le considère comme l’une des rares occasions où un buveur pourrait légitimement avoir besoin d’une bière fraîche, mettant le livre de côté dès que le verre est fini.

Discours de la servitude volontaire
7.9

Discours de la servitude volontaire (1576)

Sortie : 1576 (France). Essai, Philosophie

livre de Étienne de La Boétie

Polyde l'a mis en envie.

Annotation :

Autrefois le philosophe le plus lu de la Chrétienté, aujourd’hui délaissé, l’auteur de Consolation de la philosophie mérite certainement une libation ou deux de la part du buveur méditatif. La souffrance infligée à La Boétie dépasse celle habituellement imposée aux penseurs par les idiots, mais il prit sa revanche quand la Consolation persuada les princes, les évêques et les poètes de la Chrétienté que la vie sans conscience ne vaut finalement pas la peine d’être vécue. Par respect pour cette belle et grande œuvre, je vous suggère de boire en accompagnement un verre de meursault aromatique.

Il se trouve que les grands villages de vin blanc de Bourgogne produisent aussi des rouges souvent comparables (et bien moins chers) à ceux produits dans les villages voisins plantés de pinot noir. Le mersault rouge, le Chassagne Montrachet Rouge et le Saint-Aubin Rouge sont tous excellents. Pendant une période sombre de ma vie, quelqu’un m’a donné une caisse de saint-aubin rouge du vignoble joliment nommé « Sur le sentier du clou ». Ce sentier menait au bon sens et, même si vous devez passer votre vie à trébucher dessus, vous devriez le suivre vous aussi. Il ne conduit peut-être pas à la consolation mais buvez-le avec La Boétie, Marc Aurèle, quelques lectures des Psaumes et vous approcherez du but.

Qanûn

Qanûn

Essai, Sciences

livre de Avicenne (Ibn Sina)

Annotation :

En tant qu’un des héros célébrés dans ce livre, Avicenne mérite un traitement spécial qui fera honneur à ce grand physicien et amoureux de l’humanité (ainsi que de la gente féminine puisqu’il est le seul philosophe dont nous savons qu’il forniqua jusqu’à en mourir). Les terres où il vécut gémissent aujourd’hui sous le joug de bigots barbus.
Quant à la question de savoir comment tirer du sol sous leurs pieds blasphématoires suffisamment de raisins pour produire des rires en rafale, voilà un problème qui n’a pas encore été résolu. En attendant, il existe un vin produit aux frontières du monde d’Avicenne, en Anatolie. Il s’agit du Kavaklidere Rouge dont la fabrication est supervisée par le gouvernement turc mais qui offre un bon rafraîchissement nocturne du genre de ceux que le philosophe préconisait.

La Béatitude de l'âme

La Béatitude de l'âme

Sortie : 15 octobre 2001 (France). Essai, Philosophie

livre de Averroès (Ibn Rushd)

Annotation :

Ibn Rushd, de son véritable nom, fut un autre de ces philosophes auquel les geignards ont donné du fil à retordre. Son crime était de chercher à défendre un mode de vie ordinaire en montrant que l’on peut atteindre le palais de la vérité en suivant le chemin de la crédulité. Il pensait qu’il ne fallait pas présenter aux gens ordinaires les raisons philosophiques des croyances qu’ils acquéraient sans raisons philosophiques. Ce faisant, on introduit le doute dans des esprits qui ne sont pas capables de le dépasser. Il a raison, mais seuls les philosophes le reconnaîtront. Averroès souhaitait même aller plus loin, suggérant qu’il est possible de passer sa vie à regarder la télé, à jouer à des jeux stupides comme le football ou à flâner avec un iPod dans les oreilles et finir néanmoins en bons termes avec Dieu (du moment que l’on accomplit le salat cinq fois par jour et ce genre de choses). Je n’irai pas aussi loin mais c’était une belle tentative qui mérite un ou deux verres de Hock.

Somme théologique
8.5

Somme théologique (1273)

Summa theologica

Sortie : janvier 2000 (France). Essai, Philosophie, Vie pratique

livre de Thomas d'Aquin

Annotation :

Je me suis lancé bien des fois dans la Somme théologique de saint Thomas pour abandonner après seulement une centaine de questions. Ce livre pose problème car sa véritable contribution à la philosophie (l’étude de la vertu, du caractère et le récit de la vie bonne pour l’homme) n’intervient qu’à la seconde partie de la seconde partie. Or rares sont ceux qui réussissent à atteindre cette Secunda secundae, et nul n’y parvient sans l’aide d’un bon nombre de bouteilles de scotch. Le scotch est aussi bon qu’autre chose pour venir à bout de ce livre fou sur les anges et les espèces. Mais lorsque l’on en sort et que l’on entre sur le chemin serein des vertus, il convient de lever un verre de sangiovese en l’honneur du saint.

Et, dans cette perspective, il me semble que la meilleure des nombreuses sous-variétés de sangiovese est celle de Montepulciano. Dans son poème de 1685 – Bacco in Toscana dédié aux vins de Toscane – Francesco Redi a écrit : « Montepulciano d’ogni vino è re » ; un jugement que les autochtones répètent à chaque occasion. Pourtant, les Poliziani n’ont pas accordé l’appellation vino nobile à leur vin avant le XX e siècle. (Les habitants de la ville tiennent leur nom de Poliziano, le philosophe de la Renaissance né à Montepulciano et qui prit le nom romain de son lieu de naissance). Le vino nobile est d’une couleur rubis riche avec un parfum provocant de pêches mûres sur des pierres inondées de soleil. Il parcourra avec vous le long pèlerinage de la Secunda secundae et vous rappellera que les bonnes choses sur terre sont plus nombreuses que celles dont rêve la philosophie thomiste.

Le Guide des égarés
5.1

Le Guide des égarés (1190)

Moré Névoukhim

Sortie : avril 2009 (France). Essai, Philosophie

livre de Moïse Maimonide

Annotation :

Comme Averroès, Maïmonide espérait être le serviteur de l’humanité, en conséquence de quoi, toujours comme Averroès, il passa la plus grande partie de sa vie en exil. Suivant le très raisonnable premier « principe juif », il consacra toute son énergie à la grande Mishna Torah, collectant et commentant toutes les règles contenues ou sous-entendues dans les Écritures saintes et les traditions. Mais son Guide des perplexes s’adresse à nous tous, c’est une des œuvres véritablement réconfortantes de la philosophie, l’équivalent de l’Apologie de Platon ou de la Consolation de La Boétie que j’ai lue pour la première fois en Pologne en 1979.

À l’époque du communisme, les voyages en Pologne demandaient un sens moral très haut. De temps en temps un bistrot qui vendait de la bière ouvrait ses volets, se déclarait ouvert et une queue de deux cents mètres se formait aussitôt devant. Ici et là, de manière aléatoire et imprévisible, quelques caisses de pinard bulgare parvenaient jusqu’aux bunkers en béton, lesquels prétendaient approvisionner le prolétariat en nourriture.
Si l’on avait des devises occidentales, on pouvait faire la queue devant les boutiques Tuzex où la nomenklatura encaissait ses privilèges et là, contre une certaine somme, on pouvait obtenir du whisky et parfois une bouteille de mauvais vin espagnol. Mais la plupart du temps, et surtout quand on voyageait dans la campagne, il fallait se contenter de la vodka produite par l’État. Il y avait peu d’espoir de trouver du vermouth pour noyer son goût de médicament et elle était généralement servie tiède en quantités suffisantes pour faire taire toute réclamation.

Après quatre jours à ce tarif dans la campagne polonaise, une journée avec Maïmonide dans le parc sous les remparts de Cracovie fut une vraie bénédiction. Par chance, le restaurant où je me réfugiai ce soir-là, et où je comptais terminer mon livre, avait une réserve de cabernet sauvignon. Ce n’était guère mieux qu’un rappel improvisé du vin. Mais cela m’a aidé à mieux comprendre la via negativa que Maïmonide préconise à titre de seul chemin pour la connaissance de Dieu ; on atteint ce but en rejetant tous les prédicats de notre langage un par un, montrant qu’ils ne s’appliquent pas et ne peuvent pas s’appliquer à l’Être suprême (qui n’est même pas un étant, mais qui n’est pas un non-étant).

Novum Organum
6.9

Novum Organum (1620)

Indications sur l'interprétation de la nature

Novum organum scientiarum : Indicia de interpretatione naturae

Sortie : 7 juillet 2010 (France). Essai, Philosophie

livre de Francis Bacon

Annotation :

L’auteur du Progrès et de la promotion des savoirs et du Novum Organum était l’exact opposé de Maïmonide : politicien athée, brillant essayiste, observateur attentif de la condition humaine, iconoclaste qui, d’une même main, détruisit l’emprise de la science aristotélicienne sur l’esprit occidental et nous apprit à découvrir des connaissances recueillies à l’aide de l’expérience par le biais de prédicats positifs. Selon moi, toute discussion à propos de ses intuitions devrait se faire selon la méthode comparative. Je suggère d’ouvrir six bouteilles d’un même cépage (le Cabernet Franc par exemple), un de Loire, un de Californie, un de Moravie, un de Hongrie. Si vous trouvez deux autres endroits où on parvient à le cultiver, vous aurez déjà donné quelques preuves de la méthode inductive. Puis, sous prétexte de comparer et d’opposer, tout en prenant des notes de discours œnologique, buvez toutes les bouteilles. Ensuite, quelqu’un de l’assemblée devrait lire l’essai de Bacon sur la « Mort », après quoi il conviendrait d’observer un long silence.

Discours de la méthode
6.7

Discours de la méthode (1637)

Sortie : 1637 (France). Essai, Philosophie, Sciences

livre de René Descartes

Annotation :

Le penseur qui était le plus à même (avant les Monty Python) de tomber sur le titre de ce livre, mérite un peu de reconnaissance. Sans que cela soit sa faute (car il était quelqu’un de très secret), il est devenu le philosophe le plus surestimé de l’histoire, célèbre pour des arguments sans fondement et qui ne mènent nulle part. On lui accorde cet honneur, si tant est que cela soit mérité, pour avoir fait de l’« expérience de pensée » un enjeu primordial de la méthode philosophique. Je suggère un vin du Rhône très sombre, peut-être un châteauneuf-du-pape, avec ses vignes anciennes et sa dernière touche lisse comme du velours, ses arômes de réglisse et de thym des collines de Provence. Un tel vin compensera la légèreté des Méditations et vous aurez là un sujet de discussion plus consistant.

Traité théologico-politique
7.7

Traité théologico-politique (1670)

(traduction Charles Appuhn)

Tractatus Theologico-Politicus

Sortie : 1965 (France). Essai, Philosophie, Politique & économie

livre de Baruch Spinoza

Annotation :

Partant des conclusions que Descartes n’a pas réussi à justifier (les étants du monde sont tous soit des substances, soit des attributs, soit des modes), Spinoza entreprend de prouver deux choses. Premièrement, qu’il existe au moins une substance et, deuxièmement, qu’il n’en existe qu’une, tout le reste étant un « mode » de cette substance saisie sous l’un ou l’autre des attributs de l’esprit et du corps (la pensée et l’étendue). Mais ce n’est pas cette théorie qui lui a valu des ennuis avec les autorités calvinistes hollandaises. Ces dernières étaient plus perturbées par sa tentative de rendre compte d’une politique pour laquelle la liberté de l’individu serait le but ultime du gouvernement. En l’honneur de cette personnalité aimable et frugale, il serait juste de boire un bourgogne de la plus basse catégorie de prix. En effet, la dernière fois que j’ai compris ce que l’attribut de Spinoza voulait dire, c’était avec un verre de Mercurey rouge, Les Nauges 1999. Malheureusement j’ai bu un autre verre avant de coucher mes pensées sur le papier et je n’ai jamais pu les retrouver.

La Monadologie
7.5

La Monadologie (1714)

Principes de la philosophie

Sortie : 1840 (France). Essai, Philosophie

livre de Gottfried Wilhelm Leibniz

Annotation :

Il a peut-être eu raison de dire que ce monde était le meilleur des mondes possibles. En tout cas j’ai toujours trouvé que la tentative de Voltaire (dans Candide) pour prouver le contraire était futile. Il est impossible de se plonger dans Leibniz sans être immédiatement frappé par la grande portée de sa pensée. Selon cette dernière, une conception de l’univers tout entier est contenue dans chaque axiome, tout comme chacun d’entre nous possède une image complète du monde à travers son propre point de vue. Je conseille un crianza ou reserva rioja qu’il faut ouvrir une heure ou deux avant le banquet pour laisser respirer ses saveurs archiépiscopales.

Traité du gouvernement civil
6.6

Traité du gouvernement civil (1690)

Two Treatises of Government

Sortie : 4 janvier 1999 (France). Essai, Philosophie

livre de John Locke

Annotation :

Sa vision de la philosophie comme science servante a été adoptée par la plupart des philosophes anglo-saxons qui ont donc coupé leur sujet des humanités, de la poésie, de la musique, de la religion, de l’effort pour comprendre le monde par des symboles, de l’étude de la subjectivité de l’être. Aussi méfiez-vous de l’Essai sur l’entendement humain et commencez par son Second traité du gouvernement civil qui marque également le début de la politique moderne. Mieux vaut l’aborder avec un verre de chablis. En effet, pour rendre justice au génie de Locke, il serait approprié d’ouvrir un de ces grands crus de chablis qui portent des noms de paysans ternes comme Bougros, Grenouilles ou Les Preuses.

Principes de la connaissance humaine
7.4

Principes de la connaissance humaine (1710)

A Treatise Concerning the Principles of Human Knowledge

Sortie : 25 janvier 1991 (France). Essai, Philosophie

livre de George Berkeley

Annotation :

Si vous devez consommer du Berkeley, faites-le descendre avec un
verre d’eau et finissez-en.

Essais sur l'art et le goût
7.2

Essais sur l'art et le goût (1757)

Sortie : 10 octobre 2010 (France). Essai, Philosophie

livre de David Hume

Annotation :

Ce qui est extraordinaire avec Hume, c’est qu’il a tiré des conclusions profondes et de grande envergure (à propos de la causalité, de l’identité, de la moralité, de la justice et du jugement esthétique) à partir d’une conception naïve et ouvertement fausse de l’esprit humain. Sa prose recèle une sagesse tranquille qui réchauffe toujours le cœur et je pense qu’il faut le lire près de la cheminée avec un verre de vin blanc sucré, peut-être un château-coutet ou, si vous cherchez une véritable affaire, le château-septy de Monbazillac. L’année 2000 possède toutes les sonorités en mi majeur d’un sauternes doré à moitié prix.

Critique de la raison pure
7.4

Critique de la raison pure (1781)

(traduction Jules Barni révisée)

Kritik der reinen Vernunft

Sortie : 12 septembre 1990 (France). Essai, Philosophie

livre de Emmanuel Kant

Annotation :

Un ami m’a demandé ce que cela pouvait bien vouloir dire qu’il existe « un verre en soi », une entité nouménale que l’on ne peut saisir par les sens et qui n’est révélée que par la « vue de nulle part », l’« intuition intellectuelle » à laquelle seul Dieu peut accéder. J’ai rempli nos verres avec l’hermitage blanc « Chante Alouette » de Charpoutier, l’excellent millésime de 1977 dont je regrette amèrement la disparition. Nous avons tenté une expérience : tout d’abord tenir le vin dans la lumière, le sentir, toucher sa surface froide de nos doigts et ensuite le boire pour le « connaître d’une autre façon ». C’était comme si nous avions percé les rudes défenses d’un château pour nous retrouver dans un hall illuminé où des personnes somptueusement vêtues nous souhaitaient la bienvenue. Voilà ce que Kant essaie de transmettre.
Le noumène et la perspective transcendantale vont de pair, et bien que nous n’ayons pas accès à cette dernière, nous en avons des aperçus. L’euphorie du vin est comme la révélation de son intériorité, laquelle est l’intériorité en soi qui voltige toujours hors de notre portée : le soi transcendantal et son inexplicable liberté. Je répète souvent cette expérience, et lire en même temps l’argument de la déduction transcendantale des catégories m’aide. Mais je ne recommande pas l’hermitage blanc qui est bien trop cher et un peu trop riche en saveurs avec son bouquet de miel et de noix qui nécessite un plat de poulpe pour le dompter.

En fait, je conseille un malbec argentin, et ce n’est jamais une mauvaise idée de combiner la Critique de la raison pure de Kant avec les nouvelles de Borges, qui regorgent de paradoxes kantiens et qui nous rappellent que nous n’avons pas besoin d’aller jusqu’en Argentine.

Tous les textes kantiens ne trouvent pas un accompagnement aussi facilement que la Critique. Rien ne semble aller avec la Seconde Critique ou les autres travaux sur l’éthique. Et lorsque j’en viens à la Critique de la faculté de juger, avec sa référence en passant au vin des îles Canaries, j’essaye tout d’abord le sherry de l’est de l’Inde, puis le tawny port et enfin le madère sans jamais me rapprocher de ce que Kant veut prouver, à savoir que le jugement de beauté est universel mais subjectif, ou sa dérive vers « l’antinomie du goût ». Cette dernière est un de ses plus profonds et troublants paradoxes qui, s’il cède à quoi que ce soit, doit céder face à l’argument contenu dans le vin.

Fondement du droit naturel

Fondement du droit naturel (1796)

selon les principes de la doctrine de la science

Sortie : 1796. Essai, Philosophie

livre de Johann Gottlieb Fichte

Annotation :

C’est à Fichte que nous devons la philosophie de la Selbstbestimmung dont une version m’a préoccupé dans ce livre. Mais sa prose philosophique est une abomination qui dépasse l’entendement et il n’est pas surprenant que la grande intrigue du sujet et de l’objet ne fasse sens pour nous qu’à travers sa reprise par l’intelligence bien plus robuste de Hegel. Cependant, un ouvrage de Fichte fait montre d’un certain mérite rhétorique. Il s’agit de son Discours à la nation allemande dans lequel il en appelle avec passion à un nationalisme pangermanique dont, selon lui, l’effondrement des principautés allemandes face aux armées de Napoléon a démontré la nécessité. C’est ainsi que Fichte ou, plutôt (pour rendre justice à Fichte), c’est ainsi que Napoléon a lancé l’Allemagne sur le chemin qui devait par deux fois mener à la destruction de l’Europe. La culpabilité allemande face à ces événements est compréhensible ; leur désir de se débarrasser de toute tradition et de donner à leur vin le goût d’euro-rien du tout l’est moins.

Un des emballages typiques des nouveaux vins allemands porte une étiquette anglaise « Fire Mountain ». Il se présente dans une bouteille de chianti verte, est produit par quelqu’un qui porte le nom européen à tout faire de Thierry Fontannaz et son étiquette ne comporte qu’un seul mot allemand : riesling.
Haussé jusqu’à 12,5 degrés, il a complètement le goût d’Australie. Il est difficile d’imaginer un symbole plus révélateur de la fuite de l’Allemagne loin de son passé. Mais je ne ferais pas à Fichte l’insulte de le lire en buvant ce vin. Le meilleur accompagnement pour ce penseur téméraire au mauvais caractère mais, tout compte fait, bien intentionné, est un de ces vieux vins subtils d’Allemagne qui témoignent du patriotisme local (le patriotisme du village et du vignoble, plutôt que du Volk und Kultur) dont il voulait se défaire. Je suggère un beerenauslese sucré comme celui du Grafenstück à Bockenheim, un vin à 8 degrés seulement et qui est donc vendu pour moins que rien sur un marché destiné aux alcoolos anglais.

Phénoménologie de l'esprit
7.6

Phénoménologie de l'esprit (1807)

(traduction Jean Hyppolite)

Phänomenologie des Geistes

Sortie : 1970 (France). Essai, Philosophie

livre de G. W. F. Hegel

Annotation :

Dites ce que vous voulez de ses prétentions, de sa logique erronée, de son amour des abstractions ou de sa détermination à refaire le monde à son image, Hegel a compris le monde moderne comme personne avant lui ou depuis. C’est à Hegel que nous devons les théories de l’aliénation, de la reconnaissance, de la mutualité, de la lutte et du droit qui ont façonné notre monde. C’est à travers la grande parabole racontée dans la Phénoménologie de l’esprit et dans les Cours d’esthétique, la politique et la philosophie de la religion, que nous parvenons à comprendre à la fois les désirs secrets de l’esprit de gauche et l’irréfutable réponse de droite.
Bref, Hegel est mon héros personnel parmi les philosophes et je ne peux jamais penser à sa magnifique justification de la propriété privée comme la venue à la conscience du soi libre et individuel sans visiter la cave à vin et y trouver une confirmation immédiate de ce qu’il veut dire. Je reviens en général avec quelque chose de bon. Récemment, j’ai lu la dialectique du maître et l’esclave en buvant un chianti classico du célèbre domaine de Vignamaggio où la Mona Lisa de Léonard de Vinci est née. Le sol argileux et le raisin sangiovese s’associent pour produire une riche essence de cerise noire qui pourrait très bien être le vin qu’on appelait autrefois « chianti » en 1404. Il complétait à merveille cet argument sous forme d’intrigue et rendit la conclusion (dans laquelle la domination est transcendée dans la mutualité sereine de la loi morale) tout à fait naturelle, si ce n’est d’une évidence logique

Principes de la philosophie du droit
7.4

Principes de la philosophie du droit (1820)

(traduction André Kaan)

Grundlinien der Philosophie des Rechts

Sortie : 1990 (France). Essai, Philosophie

livre de G. W. F. Hegel

Annotation :

Il existe une autre raison de boire du vin toscan avec Hegel. Sa philosophie comporte une facette pernicieuse qui mérite d’être réfutée. Cette facette nous dit que l’histoire est une intrigue perpétuelle dont les actes se succèdent jusqu’à une sorte de grand finale, et que nous sommes les créatures du Zeitgeist – l’esprit du temps –, condamnées à être « de notre temps ». Elle nous dit aussi que, le moderne étant révolu, nous devons maintenant appartenir au postmoderne. Parce que la tonalité est épuisée, il nous faut désormais accepter l’atonalité, et ainsi de suite. Florence est la réfutation de cette absurdité.

Aucune ville de cette taille, hormis Athènes, n’a atteint cette grandeur. Mais depuis, l’histoire du XVII e siècle l’a négligée. Il y eut quelques regains d’intérêt, une première d’opéra ou deux et un sursaut occasionnel de nationalisme local. Le reste est l’œuvre de touristes comme Henry James, E.M. Forster, Bernard Berenson et l’Union européenne avec son institut universitaire consacré aux idées du passé immédiat. Florence est restée telle qu’elle était quand les Médicis eurent fini de s’exterminer jusqu’au dernier. Après quoi ses trésors n’ont été soumis à rien de pire que le regard stérilisant des universitaires américains, l’inondation occasionnelle de l’Arno et le flot plus constant de voyeurs arrivant et repartant par hordes. Ce lieu minuscule qui en trois cents ans à produit des artistes, des poètes et des penseurs à une allure jamais égalée, est maintenant assoupi. Ce n’est ni une ville moderne ni une ville postmoderne, mais un fragment du passé et la preuve que l’on n’a pas à appartenir au Zeitgeist ou que l’on peut ne pas avoir grand-chose en commun avec lui. Et telle est la saveur de ses vins.

L'Art d'avoir toujours raison
7.4

L'Art d'avoir toujours raison (1830)

(traduction Aurélia Grandin)

Eristische Dialektik

Sortie : 1864 (France). Essai, Philosophie

livre de Arthur Schopenhauer

Polyde l'a mis en envie.

Annotation :

Que peut-on dire de ce grand pessimiste à part qu’il voyait les choses comme elles sont et qu’il a donc montré que voir les choses telles qu’elles sont est une erreur ? Il s’ensuit que les choses ne sont pas vraiment telles que nous les voyons. Formulez-le autrement : « les choses telles qu’elles sont » est le nom d’une autre sorte d’illusion, laquelle flatte l’ego de la personne qui « voit à travers » ce faux-semblant. Voir à travers des faux-semblants est la grande exigence.

J’imagine Schopenhauer seul avec son violon qui ne pleure pas sur le monde (car ce serait reconnaître sa valeur et la douleur de le savoir défectueux), mais qui joue un air entre lui-même et lui-même, convoquant la Volonté océanique derrière le monde des représentations et désirant y tremper l’orteil simplement pour voir ce que cela fait. Cette image requiert un bon verre de chardonnay de Nouvelle-Zélande, peut-être le breuvage riche en minéraux et à la consistance crémeuse appelé Muddy Water. Il nous rappelle que d’autres ont traversé cet océan, ont gardé la foi, l’espoir et, une fois débarqués dans des endroits ridicules, ont transformé la foi et l’espoir en charité en plantant des vignes.

Le Concept de l'angoisse
7.8

Le Concept de l'angoisse (1844)

Sortie : 1844 (Danemark). Essai, Philosophie

livre de Søren Kierkegaard

Annotation :

Crainte et Tremblement, Le Concept de l’angoisse, La Maladie à la mort : quelle sorte d’homme écrit des livres avec de tels titres sans jamais les signer de son propre nom ? Il n’est pas très surprenant que les ombres créées par le grand Danois soient fréquentées par des goules et des vampires qui cherchent avidement son cadavre. En fait, Kierkegaard a écrit deux grandes œuvres, Le Journal d’un séducteur et les Étapes érotiques spontanées, toutes deux contenues dans Ou bien, ou bien. La seconde, une étude du Don Giovanni de Mozart est probablement le seul grand ouvrage de critique de musique écrit par un philosophe et il faut le lire avec le vin mentionné dans la mélodie folle du Don qui loue le vin et la vie (ou du moins son style de vie), le marzemino trentino.

Récemment, j’ai bu ce vin dans un des restaurants régionaux installé dans le grand hall d’exposition à Rimini afin d’approvisionner le meeting pour l’amitié entre les peuples qui a lieu chaque année. J’ai regardé avec stupéfaction mes compagnons irlandais refuser que je les serve. Être assis à une table avec deux Irlandais redoutablement cultivés et être le seul à boire est une expérience rare : c’était une véritable première pour moi. Figurez-vous que l’un d’eux lisait les poèmes de Patrick Kavanagh pendant que l’autre, une belle fille avec des yeux sombres qui allaient à merveille avec le nectar violet dans le verre, jouait des airs celtiques mélancoliques au violon. Leur excuse était simple : c’était leur performance et ils étaient en train de répéter. Il était de mon devoir de boire toute la bouteille.

La poésie mélancolique de ce marginal irlandais que son frère dévoué a sauvé pour la postérité sonne comme les marmonnements d’un ivrogne à moitié noyé dans un marais au bord de la route. À mesure que le vin commençait à agir sur moi et que le violon se penchait sur les vers tel un prêtre donnant les derniers sacrements, j’évoquai ces ruelles étroites entre des champs détrempés où les héros effondrés de Beckett trébuchent, pris dans une solitude irritable, et où chaque maison sur le bas-côté est à la fois un pub et un salon funéraire. Il m’est apparu de façon saisissante que le Jutland de Kierkegaard aurait été bien moins morbide avec un pub ou deux. Sa vie aurait été bien plus joyeuse si, au lieu de tourmenter Regina Olsen (à laquelle la violoniste ressemblait de plus en plus à mesure que je buvais), il avait fini par se rendre chez sa Regina et par lui demander d’être sa reine.

Crépuscule des idoles
7.9

Crépuscule des idoles (1888)

(traduction Jean-Claude Heméry)

Götzen-Dämmerung oder wie man mit dem Hammer philosophiert

Sortie : 1977 (France). Essai, Philosophie

livre de Friedrich Nietzsche

Polyde l'a mis en envie.

Annotation :

Le premier ouvrage de Nietzsche, La Naissance de la tragédie, proclame les racines religieuses de l’art et la redécouverte de Dionysos en tant que dieu de la joie, de la danse et de la répétition. Étrillé par les critiques universitaires, le livre écourta efficacement la carrière de professeur de philologie précoce de son auteur. C’est néanmoins la meilleure chose jamais écrite sur la tragédie et, selon moi, le travail de Nietzsche le plus clairement axé sur des questions intellectuelles, c’est-à-dire des questions qui existent indépendamment de celui qui les a posées, en l’occurrence Nietzsche. Il s’agit également d’un hommage à Dionysos qui mérite d’être accompagné par le plus grand don que le dieu nous ait fait.

Mais il y a aussi les écrits tardifs, dont la Problematik n’est pas du tout indépendante de Nietzsche. En effet, ce sont les écrits les plus égoïstes à avoir été acceptés en tant que savoir. De plus, ils semblent peu à peu perdre de vue la véritable signification de Dionysos. Vers la fin de la partie saine d’esprit de sa vie, Nietzsche écrit (La Volonté de puissance, 252) : « Dionysos contre le “Crucifié” : là vous avez l’antithèse. » Comme si Dionysos n’avait pas été absorbé par le Crucifié, comme si l’Eucharistie n’avait pas montré ce dont le dieu du vin est capable !

Le Gai Savoir
8.2

Le Gai Savoir (1882)

(traduction Henri Albert)

Die fröhliche Wissenschaft

Sortie : 1882 (Allemagne). Essai, Philosophie

livre de Friedrich Nietzsche

Polyde l'a mis en envie.

Annotation :

Et puis il y a son influence. Ainsi parlait Zarathoustra fut salué par les nazis qui pensaient que son invocation impie du Surhomme prédisait leur propre suprématisme païen. Pour Foucault, Nietzsche avait établi l’idée selon laquelle la société humaine s’enracine dans le pouvoir, et que la transgression est la réponse la plus libératrice que l’on puisse faire. Tous ceux qui, quelle qu’en soit la raison, se retrouvent en lutte contre agape sous toutes ses formes peuvent trouver du réconfort chez Nietzsche. Son message, tel qu’on le comprend d’ordinaire, pourrait venir du Polonius de Shakespeare : « Sois loyal envers toimême, et que le soi soit grand. »

Nietzsche croyait qu’il était possible d’ébranler la moralité en opérant une « généalogie de la morale ». La moralité exige que l’on résiste à une généalogie de Nietzsche et la créature qui en émerge est bien pitoyable. Les écrits de Nietzsche sont les éruptions brillantes d’un névrosé obsédé par sa propre personne et lorsqu’elles sont resituées dans leur contexte biographique elles apparaissent comme autant d’exercices d’aveuglement. Ces invocations de la vie, de la santé, de la cruauté et de la volonté de puissance sont les masques d’un invalide timide qui vivait replié sur lui-même et qui ne prit jamais le pouvoir sur quelque chose ou quelqu’un, hormis lui-même. Bien que nous devions boire à l’auteur de La Naissance de la tragédie, ce doit être une potion diluée d’hypocondriaque, peut-être un doigt de beaujolais dans un verre rempli d’eau gazeuse.

Éloge de l'oisiveté
7.6

Éloge de l'oisiveté (1932)

In Praise of Idleness

Sortie : 2002 (France). Essai, Philosophie

livre de Bertrand Russell

Annotation :

Il faut nettement distinguer les livres de Russell selon deux types, dit Wittgenstein. Ceux qui portent sur la logique et les fondements des mathématiques doivent être soulignés en bleu et tout le monde devrait être obligé de les lire. Ceux qui concernent la politique et la philosophie populaire devraient être soulignés en rouge et interdits. Ne possédant pas la tournure d’esprit autoritaire de Wittgenstein, je n’irais pas jusqu’à partager sa conclusion. Mais son jugement était sensé et seul le meilleur bordeaux fera l’affaire avec un ouvrage aussi important que Les Principes des mathématiques. Je suggère un Château-Beychevelle ou un Château-Ducru-Beaucaillou d’un millésime supérieur comme 1998 ou 1995.

L'Origine de la géométrie

L'Origine de la géométrie

Der Ursprung der Geometrie

Sortie : 1962 (France). Essai, Philosophie

livre de Edmund Husserl

Annotation :

Le contraste avec Russell ne pourrait pas être plus grand. Comme lui, Husserl commença sa carrière philosophique par une tentative pour rendre compte des mathématiques et en fit une absurdité. Il poursuivit et inventa la science (ou pseudo-science) phénoménologique, persuadé qu’il existait une méthode par laquelle nous pourrions isoler ce qui est essentiel dans nos vécus mentaux en « mettant entre parenthèses » le monde matériel. Les pages et les pages de prose condensée que cette méthode produisait auraient dû alerter Husserl et lui faire comprendre qu’il ne décrivait rien du tout. Mais non : il se contenta d’inventer une « crise des sciences européennes » pour le justifier. Sans en avoir conscience (et la connaissance de soi fut la première victime de cette étude du soi obsessionnelle), Husserl était cette crise. Il faut un stimulant très fort pour traverser une telle crise et retomber sur ses pieds. Je recommande trois verres de slivovitz de la Moravie natale de Husserl : le premier pour se donner du courage, le deuxième pour digérer le jargon et le dernier pour le déverser sur la page.

Les Mots
6.8

Les Mots (1964)

Sortie : 1964 (France). Autobiographie & mémoires, Récit

livre de Jean-Paul Sartre

Annotation :

La réputation de Jean-Paul Sartre n’a jamais été plus grande qu’en 1964, l’année où on lui décerna le prix Nobel de littérature et où il écrivit ce qui était sans doute son œuvre la plus poignante et la plus belle, le court récit de sa prime enfance, Les Mots. Sartre refusa avec emphase le prix Nobel tout comme il avait refusé la Légion d’honneur et tout comme il refusait, dans Les Mots, qu’on le considère comme écrivain. En fait, 1964, l’apogée de la reconnaissance de Sartre par l’Institution, fut également l’apogée de sa lutte contre les institutions et de son refus de croire qu’il en était devenu une. Pendant les dernières années de sa vie, Sartre consacra son énergie littéraire à élaborer et étendre le charabia marxiste de sa Critique de la raison dialectique (1960) et à écrire une imposante biographie inachevée de Flaubert, L’Idiot de la famille (1971). Elle devait prouver que Flaubert était en fait Sartre ou Sartre, Flaubert et, en tout cas, qu’aucun des deux hommes n’avait existé puisque la non-existence est le secret de l’écrivain ou son but qui n’est plus vraiment secret.

[...]

Pourquoi raconter tout cela ? demanderez-vous. Parce que Sartre est mon excuse pour retourner vers 1964 qui n’est pas un grand millésime mais qui porte pour moi la trace indélébile de la bouteille de chambertin Clos de Bèze 1964 que j’ai bue en 1980. Ce fut ma plus grande plongée dans la profondeur et la longueur de goût qu’un véritable bourgogne peut atteindre dans une seconde meilleure année. Si je devais relire Sartre, je chercherais un bourgogne 1964 pour laver le poison. Mais les chances d’en trouver sont rares. Voilà donc un grand écrivain que je ne visiterai pas une nouvelle fois et j’en remercie le ciel.

Être et Temps
7.3

Être et Temps (1927)

(traduction François Vézin)

Sein und Zeit

Sortie : 12 novembre 1986 (France). Essai, Philosophie

livre de Martin Heidegger

Annotation :

Quelle potion pour accompagner le philosophe qui nous a appris que « le rien n’est rien » ? Portez un verre vide à vos lèvres et sentez-le descendre, rien, rien, rien tout le long de l’œsophage : cette expérience ravira certainement le véritable connaisseur.

Le Monde naturel comme problème philosophique

Le Monde naturel comme problème philosophique (1936)

Sortie : février 2007 (France). Essai, Philosophie

livre de Jan Patočka

Annotation :

Socrate et La Boétie ont été mis à mort, Averroès et Maïmonide condamnés à l’exil. Mais les philosophes s’en sont plutôt bien tirés ces derniers temps, Sartre et Heidegger en particulier ont flirté avec une pensée véritablement criminelle sans souffrir d’aucune manière. Malgré tout la philosophie moderne a un martyr, Jan Patočka, premier porte-parole de la Charte 77 qui mourut lors d’un interrogatoire de police en 1977. Élève de Husserl, il était pris dans le même jargon inutile que son maître. Mais la réalité est venue à la rescousse de Patočka lorsque des jeunes gens l’ont supplié de leur expliquer les souffrances de leur pays et ont reçu en récompense ses cours clandestins sages et nobles sur le soin de l’âme. Il faut lire ces cours avec du vin tchèque comme l’était souvent le mien (jusqu’à mon arrestation en 1985) alors que j’essayais de suivre les pas du grand homme. Je dis du vin tchèque bien que, évidemment, aujourd’hui comme autrefois, les véritables vins de ce qui est devenu la République tchèque soient produits en Moravie.

[...]

Vous pourriez demander ce qu’il en est aujourd’hui que la Tchécoslovaquie n’existe plus et que les terres tchèques sont entrées dans l’économie mondiale. La réponse se trouve dans le réseau ferroviaire des Habsbourg, qui prouve que le pays n’est pas du tout entré dans l’économie mondiale. Ces trains poussiéreux géniaux vous emmènent bruyamment d’un village à l’autre dans un inconfort adapté et ne font davantage de dégâts écologiques que si l’on était resté chez soi.
Un voyage d’une journée, haché et changeant, ne coûte pas plus de 10 livres. Pendant que le train brinquebale et couine en traversant des forêts et des défilés, en longeant des rivières et des jardins ouvriers, on peut siroter un des produits locaux, rassuré de savoir qu’en soutenant le commerce du vin on aide à démanteler les fermes collectives (l’héritage écologique le plus désastreux du communisme). Les petits producteurs apparaissent partout, séparant des bouts de prairies érodées, plantant des vignes, des arbres et des haies, restaurant des caves taillées dans la roche et les cottages à l’abandon et reconquérant généralement la motte de gazon au détriment des salauds.

En regardant à travers une de ces fenêtres, tout sauf noircies par la saleté, sirotant votre Svaté Vavrinecké, passant votre doigt sur l’argument compliqué de la « solidarité des ébranlés », vous comprendrez que la souffrance et le sacrifice en valent parfois la peine.

Tractatus logico-philosophicus
7.8

Tractatus logico-philosophicus (1921)

(traduction de Gilles-Gaston Granger)

Logisch-Philosophische Abhandlung

Sortie : 1921 (France). Essai, Philosophie

livre de Ludwig Wittgenstein

Annotation :

« Peu m’importe ce que je mange », répondit Wittgenstein irrité à la question d’un hôte qui se voulait aimable, « du moment que c’est toujours la même chose ». Il est difficile de comprendre la phrase autrement que comme une manière grossière de dire : « Je suis au-dessus de tout ça. » Même le moine le plus ascétique a besoin de saveurs différentes de temps en temps, ne serait-ce que pour lui rappeler la variété et l’abondance des dons de Dieu. Mais pour ce qui est de la boisson, nous sommes beaucoup plus enclins à l’uniformité. Une fois découvert le brasseur, le viticulteur ou le distillateur de notre choix, nous mettons la même bouteille sur la table, jour après jour.

C’est peut-être l’unique constante dans la vie des citadins modernes qui compense leurs journées pleines d’infidélités. La sérénité morale du mariage se récupère sous une forme liquide et la véritable Pénélope de l’alcoolique errant est la maison viticole qui l’attend sur la table. En un sens, cette constance est à l’opposé de celle dont se réclame Wittgenstein. Non pas que nous ne faisions pas attention à ce que nous buvons, au contraire, nous nous en soucions, beaucoup.

Toutefois, le meilleur moyen de faire passer Wittgenstein est le vin que vous avez l’habitude de mettre sur votre table, le vin que vous appréciez comme compagnon quotidien, le vin qui n’est pas réservé aux invités, encore moins aux grandes occasions, mais à vous-même, sans prétention. Un bordeaux bourgeois peut-être, ou un beaujolais simple. Ne pensez pas au goût, de peur de mal l’interpréter et d’en faire un objet privé comme le scarabée dans une boîte des Investigations philosophiques, section 293.

Polyde

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