84, Charing Cross Road par Nina in the rain
Les libraires sont des gens bizarres. Pour un peu que vous vous intéressiez à eux, ils déploieront des trésors de patience et de recherche pour vous satisfaire. Mais si vous ne jugez pas utile de bien les traiter, quelle que soit votre fortune personnelle, vous en serez réduit aux commandes qui n'arrivent pas et aux ouvrages épuisés.
Helen Hanff, elle, fait à l'origine partie de la seconde catégorie de clients, ce qui n'est pas étonnant pour une Américaine de New-York peu après 1945. Mais la lecture d'une petite annonce dans un journal va la faire basculer de l'autre côté de la barrière. Cette petite annonce, bien ordinaire pour l'époque, c'est celle d'un libraire londonien, Marks&Co, qui vante son fonds de livres anciens et épuisés. Et la jeune femme, malgré des finances assimilables à la fosse des Mariannes après la fonte des pôles, va se lancer dans une correspondance passionnée et lucrative avec les libraires, et tout particulièrement avec Franck Doel (ça se prononce comme Noël, ça doit être un peu français écrit-il).
La jeune américaine, auteur de romans sans succès et de scripts invendus pour la télévision et le cinéma, a décidé de refaire par elle-même la culture générale dont elle a manqué lors de son enfance. Elle avale les ouvrages, dévore les tomes, engloutit les classiques, qu'elle commande toujours à son libraire de l'autre côté de l'Atlantique, et c'est leur correspondance qui est présentée dans « 84 Charing Cross Road ». En échange des recherches industrieuses de Franck, elle enverra plusieurs fois par an de somptueux colis de victuailles aux Anglais qui, malgré la fin de la guerre, souffrent toujours du rationnement. Lui de son côté lui trouvera des trésors de bibliophilie, des premières éditions, des exemplaires splendides de tout ce qu'elle lui demandera, et lui fera crédit lors des divers revers de fortune que la jeune écrivain subira.
Cet ouvrage est un petit bijou de drôlerie et de sensibilité qui réconcilierait n'importe qui avec le roman épistolaire. Encore que roman ne s'applique pas totalement à cette publication de lettres réellement échangées entre Helen Hanff et Franck Doel entre 1949 et le décès de ce dernier en 1968. On en savoure chaque mot, chaque lettre, on rit des extravagances d'Helen, on est ému de sa générosité et, il faut le dire, on ne peut qu'écraser une larme à la lecture de la lettre lapidaire d'une secrétaire annonçant le décès du libraire.
On est tenté, à la dernière page de « 84 Charing Cross Road », de se jeter sur sa suite, « La Duchesse de Bloomsbury Street ». On peut, mais uniquement si on n'a rien d'autre à lire. Dépouillée du charme des courriers et de la trame du libraire et de sa cliente, ce petit roman qui conte le voyage à Londres d'Helen enfin réalisé plusieurs années après le décès de Franck n'apporte pas grand-chose et, même s'il est frais et sympathique, ne restera pas dans les annales de la littérature de voyage.
On peut imaginer que ce livre n'est lisible et appréciable que par les libraires, mais son succès régulier outre-Manche et outre-Atlantique dément cette affirmation. Ou alors laisse imagine une foule de libraires anglo-saxons, ce qui n'est pas la réalité malheureusement. Ces 137 pages délicieuses devraient faire partie du trousseau de tout lecteur, débutant ou confirmé, car il y transparaît toute la joie et le bonheur que l'on peut trouver dans un livre. Rien que pour ça, on devrait le faire lire à l'école !