les prémices d'un cataclysme inévitable

A l’instar de Vermeer, certains artistes, sans qu’on en perde complètement la trace, sont injustement écartés de l’histoire. S’il a fallu deux siècles pour que le Sphinx de Delft renaisse et devienne le maître baroque que l’on connaît, il en faudra un peu moins pour que Nicolaï Leskov retrouve sa place dans le panthéon des écrivains majeurs de l’Age d’or de la littérature russe. Le problème est le suivant : 20 ans après la mort de l’écrivain, la Russie basculait dans le bolchévisme qui supprima méthodiquement quelques trésors littéraires considérés comme conservateurs de l’ordre ancien. Et ainsi, l’œuvre de l’écrivain, empreinte de traditions slaves et de critiques du modernisme disparaissait dans les méandres d’un siècle de rupture. En 2017, aux éditions des Syrtes, à Couteaux Tirés est traduit pour la première fois en français.
à Couteaux Tirés est une anthropologie de la société russe de l’époque.
Le nihilisme a échoué, ses prophètes se sont reniés et ont parodié les « nouvelles idées ». Ils se sont parjurés par le mariage. Cyniquement, Leskov traite les vrais nihilistes de vieux-croyants (soit les plus intégristes de l’orthodoxie). Ils sont une poignée insignifiante. Le reste de la bande s’est reconvertie, s’est replacée dans la société, souvent à des postes confortables. Place au « néguilisme », Ou comment gangréner la société en tirant profit des institutions traditionnelles. Ici, pas d’idéalisme, pas de sentimentalisme. Nicolaï Leskov ne se place pas dans la dénonciation ou dans la réflexion à la Tourgueniev. Pour lui, les néo-nihilistes ne sont autre que des truands sans foi ni loi, appâtés par le gain, calculateurs et machiavéliques. Ils sont attirés par la richesse et la beauté physique. Ils se trahissent, ils sont lâches et ne sont fidèles qu’à leurs pulsions les plus viles. Ils souillent l’âme et corrompent l’esprit de leurs proches. Comme les Démons de Dostoïevski, leurs infects desseins les poussent inéluctablement vers une issue macabre.

A couteaux tirés est un roman long et dense. A sa lecture, le talent de celui que l’on appelle le plus russe des écrivains russe prend toute son ampleur. Il dresse un portrait d’époque à travers une galerie de personnages hauts en couleurs : le propriétaire dépossédé pathétique et influençable, le nihiliste reconverti en anarchiste manipulateur, la révolutionnaire idéaliste et jusqu’au-boutiste, l’usurier juif véreux et rusé qui profite des excès de l’âme russe, le pope de village bienveillant, garant des bons conseils et du bon sens, le géant moujik semi-starets semi-fou aux effrayants pouvoirs prophétiques, l’épouse de général machiavélique, vénale et cruelle, entourée de son escorte de ridicules admirateurs. Ce tourbillon de personnages liés par les affaires et les mesquineries sont propulsés dans de multiples épisodes regroupés dans quelques milles pages.

L’œuvre, derrière son aspect pamphlétaire et sans concession, regorge de passages brillants, de caractères salvateurs qui redonnent foi en l’humanité par leur pragmatisme et leur droiture : le Major Forov, révolutionnaire d’apparence, dur et froid avec sa femme mais finalement bienveillant et infiniment aimant. Le père Evangile symbole de la simplicité et de l’amour du prochain, icone dont le nom est plus que significatif et dont chacune des paroles renferme une richesse infinie, comme une parabole. Enfin, à travers le personnage de Sacha Sintianina, Nicolaï Leskov nous offre le lumineux portrait d’une femme, délicate et secrète, dotée d’une magistrale force intérieure. Ce personnage, modèle de vertu et d’abnégation, d’une étonnante modernité, constitue incontestablement un des piliers de l’œuvre.

Lors du chapitre du duel, apparemment à la mode à l’époque, affrontement symbolique du bien contre le mal, Leskov nous livre un des moments les plus touchants : le dialogue d’athées de Podozerov et Forov face au néant autour de la question pascalienne : « Et si ? ».
A couteaux tirés fait partie de ces Œuvres géniales et brouillonnes, alimentées par une constante inspiration puisée dans le petit peuple russe. L’auteur règle ses comptes avec les déviances majeures de son époque comme les ravages de l’intrusion du spiritisme à chaque niveau de l’échelle sociale, du moujik à la bourgeoise. Dans cette Russie superstitieuse et excessive, sainte et décadente, Leskov s’adresse à chacun, le jeune et l’ancien, la femme et l’homme, le pauvre dépossédé et le riche arriviste, le calculateur et le vertueux. Le récit est universel, chacun y trouve son portrait, ses défauts, ses excès mais aussi son chemin rédemption. Les idéologies bourgeoises de surface volent en éclat et il ne reste que le fond : le peuple et la simplicité de sa foi éternelle.

Bobbysands
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le 9 janv. 2018

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