Par Julie Coutu

Cette Anatomie de la stupeur porte bien son nom : un roman parfaitement dépaysant qui promène de la froideur du Minnesota aux moiteurs et bruissements de la forêt amazonienne. Ann Patchett crée un univers de ressentis flous, de lenteurs, de sensations, d’inquiétudes, un monde liquide, ralenti, presque un rêve éveillé. Impression d’autant plus remarquable qu’elle est en complet décalage avec une intrigue très clairement posée. Les laboratoires pharmaceutiques Vogel ont diligenté en forêt, auprès d’une tribu primitive, une chercheuse charismatique et tyrannique, pour mener à bien des recherches autour d’un médicament miracle qui résoudrait enfin les problèmes d’infertilité féminine. Hic : le Dr Swenson qui opère quelque part en plein cœur de l’Amazonie, sans que nul ne sache précisément où, ne donne aucune information sur l’avancée de ses travaux. En désespoir de cause, Vogel envoie un chercheur, Anders Eckman, pour la retrouver et enquêter sur ses travaux. Le roman démarre quand un courrier annonçant son décès des suites de fièvres arrive à sa partenaire de laboratoire, Marina Singh, elle-même ancienne élève du Dr Swenson.

Madame Eckman doute de la mort de son mari. Vogel cherche des réponses. Marina Singh part à son tour, direction Manaus, assaillie par d’étranges visions causées par les médicaments anti-malaria qu’elle doit ingurgiter. Le séjour à Manaus est la partie la plus étrange et réussie du roman. On y atteint des sommets de trouble. La ville est écrasée de chaleur. Un couple d’Australiens (un surfeur, une artiste) occupe l’appartement du Dr Swenson et lui sert de gardien du temple, filtrant les visiteurs, interdisant tout accès à son refuge. Entre deux averses, Marina Singh parcourt la ville, s’abandonnant aux heures qui passent. Et alors que la saison s’ouvre à l’opéra de Manaus, le Dr Swenson apparaît, et Marina, enfin, pénètre la forêt. Une forêt amazonienne tout ce qu’il y a de classique : dense, humide, étouffante, bruissante, inquiétante, grouillante. Ann Patchett restitue le sentiment de claustrophobie qui émane des lieux, et colle idéalement au personnage de Marina. La chercheuse apparaît toujours en décalage ; un père indien pour une vie dans le Minnesota, un mariage très jeune, raté, des études arrêtées puis réorientées, une liaison rigide avec un homme âgé, directeur chez Vogel… Malgré ses 42 ans, Marina semble une jeune fille, un peu en marge, indéfinie, toute d’ombres et de silences. Patchett en fait une figure singulière, presque évanescente. C’est elle qui met en perspective les autres personnages, jamais totalement aboutis, fouillés mais toujours un peu lisses, trop gentils malgré leur réputation : le Dr Swenson jamais aussi terrible qu’on voudrait nous le faire croire, le grand chef de chez Vogel parfaitement insipide… Ajoutez un soupçon de morale, le géant pharmaceutique préférant financer une pilule miracle pour femmes en mal d’enfant plutôt qu’un vaccin anti-malaria, et il en faudrait peu pour que le roman bascule. Mais Marina et son tourbillon d’indécisions rattrapent l’ensemble. On finit par sortir de la forêt, peut-être pour mieux y revenir.
Chro
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le 4 août 2014

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