Dans l'espace personne ne vous entend penser
Littérature suédoise épique interstellaire et post-apocalyptique en vers des années 50.
Rien que ça. (et bien plus encore!)
Une tragédie spatiale.
Le synopsis est assez simple et plutôt intriguant : une navette spatiale, devant transporter des réfugiés de la terre (Doris) à la jungle vénusienne en passant par la toundra martienne, subit une avarie technique dramatique. Un astéroïde fait dévier le vaisseau (la goldonde nommée “Aniara”) et rend inutilisables et irréparables les machines contrôlant la direction et la communication.
En revanche, le reste des appareils fonctionne parfaitement. La goldonde et ses passagers, au bout du troisième chant déjà, sont condamnés à l’errance éternelle.
La rapidité avec laquelle arrive cet événement qui pourrait paraître le noeud fondamental de l’oeuvre ne doit pas vous destabiliser. Ce qui intéresse Harry Martinson, c’est l’après-accident. Et l’expérience de pensée prend des dimensions insoupçonnées.
Au fur et à mesure des chants – il y en a 103 – on découvre les technologies qu’ils ont à bord qui sont plutôt réalistes et ne sonnent pas de manière flagrante aussi rétro-futuriste que celles présentées par Barjavel par exemple. Parmi ces nouveautés, il y a une intelligence artificielle très originale. Elle se nomme Mima et n’est pas là pour diriger le vaisseau mais pour divertir et consoler les passagers. Elle a des capacités telles qu’elle va chercher des informations dans le cosmos entier au creux même de la matière en formation et les retransmet sous forme de sons, d’images et d’odeurs. Elle ne peut montrer que des vérités.
Elle est profondément empathique, c’est un de ses moteurs de fonctionnements. Ce qui la différencie clairement d’une vulgaire télévision futuriste. On comprend combien ce personnage sera important pour les passagers d’une goldonde sans autre moyen de communication avec le monde extérieur que ce que leur montre la Mima.
Concernant le space opera en tant que tel, cette oeuvre recèle des trésors d’imagination quant aux différents modes de vie sur les autres planètes. On verra notamment Mars comme un bagne et Vénus une colonie loin d’être parfaite. Enfin, pour les amateurs d’intrigue, les jeux de pouvoir au sein de ce huis clos qu’est devenu la goldonde ont un certain intérêt.
De plus la position et l’utilisation de la science et des intellectuels dans le récit sont très intéressantes. On retrouve des réflexions et des motifs originaux sur l’éthique scientifique, la technique, les mathématiques et même leurs liens avec la poésie et la religion. Le tout toujours amené de la manière la plus douce et la plus intégrée sans pour autant perdre en lucidité.
Poème suédois épique
La dimension poétique n’est pas à oublier, ce serait même nier une grande part d’Aniara que de l’aborder uniquement comme un récit de SF. Non seulement Aniara est composée de cent-trois chants en vers plus ou moins libres qui rappellent les épopées homériques autrefois chantées et déclamées, mais en plus certains chants abandonnent les habits de la prose chantante et sont de véritables poèmes d’un lyrisme et d’une justesse à couper le souffle.
Aniara a même été écrite et jouée sous forme d’opéra à plusieurs reprises, ce qui fut un succès phénoménal en Suède à l’époque.
Harry Martinson est un auteur – ayant eu le Prix Nobel – aux multiples talents. Quasiment autodidacte, ayant travaillé comme marin et ayant été vagabond dans la première partie de sa vie, il se fait connaître grâce à ses recueils de poésie. Jeune prodige il écrit également des chroniques sarcastiques savoureuses ainsi que des romans percutants.
Aniara est considéré comme son chef d’oeuvre. Vous pouvez imaginer combien la traduction d’un tel ouvrage a été difficile. Enfin, en 2004, une traduction française est publiée. Cette transposition – ainsi la nomme les traducteurs – a ses défauts, notamment de ne pas permettre la même musicalité de la langue – mais aussi ses qualités : elle rend plutôt bien compte du contenu de l’histoire. Le français par rapport au suédois semble avoir un effet particulièrement métaphysique. Les mots simples se conceptualisent tout de suite, le suédois est plus terre à terre. L’approche du texte est donc sensiblement différente.
Il est amusant de noter que selon certains critiques suédois de l’époque, certains vers dans Aniara sont un peu maladroits, voire pauvres. D’autres géniaux. Ce jeu est certainement voulu par Martinson lui-même. Comme un rappel de cette extraordinaire synthèse des genres et des formes qu’il nous propose.
Une apocalypse universelle et individuelle
Ecrite entre 1953 et 1956, cette épopée est profondément marquée par la guerre froide et notamment par le bombardement nucléaire d’Hiroshima et Nagasaki. Non seulement parce qu’un tel cataclysme avait été créé et provoqué par l’homme lui-même mais aussi parce qu’un climat de peur de la destruction de la Terre à tout moment était présent dans tous les esprits. En Suède comme ailleurs.
Dans Aniara, la goldonde est une simple navette entre Doris et Mars et Vénus. Ses passagers, loin d’être des touristes sont des réfugiés, ils fuient la terre dont la majorité des espaces vitaux sont toxiques, et on l’apprend par la suite, certaines villes (comme Xinombra – référence certaine à Hiroshima) ont été bombardées par le phototurbe. Ce traumatisme répété et ultra-violent sera une plaie béante de plus dans l’esprit des passagers éternels.
Cette apocalypse serait douce si l’on ne soupçonnait pas que les colonies extra-terrestres sont loin d’être accueillantes et si tout le monde pouvait s’échapper. Ce n’est pas le cas, les navettes sont peu nombreuses. Faire évacuer Doris entière prend du temps. Le temps de mourir notamment. Des radiations, de la vie, de la pollution ou des bombardements.
L’apocalypse ici est aussi bien dans le coeur et la tête des passagers que dans le contexte fictif du livre.
Ce qui ajoute à l’horreur de la situation est que l’on sait pertinemment que les passagers que l’on suit ne sont pas les derniers de la Terre, mais on aimerait le penser. Leur solitude est telle qu’ils ne supportent plus le vide noir et glacial de l’espace. La préoccupation première est : oublier son sort, se divertir… pour oublier que la seule chose qui nous attend est la mort.
Des échos philosophiques
Métaphysique nous revoilà ! Les niveaux d’écriture et de lecture sont extrêmement nombreux. Un lecteur ayant ce penchant, cet intérêt pour la chose pensée, appréciera je crois la réflexion sur l’homme engendrée par Aniara.
La nature, la science, l’amour, la mort, la culture, tout y est. C’est ce qui se passe en général lorsque l’on met au pied du mur toutes ces notions. Elles se fracassent le nez. Elles perdent leurs belles couleurs données par la sophistiques, leur beau masque de porcelaine tombe en morceau et leurs habits à fanfreluches brûlent.
Alors, elles sont nues. Et toutes ne le supportent pas.
Huis-clos dans un espace infini. Le paradoxe fait naître un contexte tellement extrême que les questions les plus pressantes surgissent, car finalement, ne sommes nous pas nous-mêmes coincés sur une goldonde – taille planétaire – perdue dans l’espace sans espoir de communication ou de direction?