Il est étonnant de constater qu'Anvers (premier livre de Bolaño, rédigé en 1982) contient à peu près tout ce que développera Les détectives sauvages, dans une forme parfaitement opposée : 56 courts fragments, contre un monumental triptyque de plus de 900 pages. En réalité, c'est à peu près la seule différence entre les deux livres, qui partagent le caractère polyphonique, l'humour noir et désespéré, le sexe, le goût pour l'énigme policière (dont la solution se dilue et finit par s'échapper), le thème de l'impuissance de la littérature face au mal, et enfin une galerie de personnages marginaux, jeunes, épuisés, errants.
Le livre a lui même la forme d'une errance. Il ne s'agit pas, comme dans Les détectives sauvages, de fuir en avant, mais plutôt de tourner en rond, dans le brouillard. Cette absence d'issue, cet éclatement complet de la forme romanesque (on peut au fond lire les fragments, qui ressemblent à des poèmes en prose, dans n'importe quel ordre), en font un texte encore plus désespéré que ceux que Bolaño écrira par la suite. Il faut dire que ce livre matriciel est intimement lié à la vie même de Bolaño, qui, au moment de la rédaction d'Anvers, vivait dans une espèce d'urgence et de dénuement mêlés - "ma maladie, en ce temps-là, était l'orgueil, la rage et la violence", écrit-il dans la préface. C'était le temps où il multipliait les petits boulots alimentaires ; l'un d'eux le mena dans un camping en Catalogne - précisément l'un des lieux récurrents du livre, qui, avec les personnages qui les traversent comme des fantômes, tiennent lieu de leitmotive.
C'est grâce à ces jalons que le lecteur, en s'y raccrochant, peut survivre à l'environnement hostile, aux paysages incertains qu'il parcourt à la suite de Bolaño. Ici, la focalisation change sans cesse, comme dans les rêves. Il faut, à chaque nouveau chapitre, quelques secondes pour la mise au point - tout cela est d'ailleurs très cinématographique. Bien sûr, beaucoup de choses resteront hors champ, inexpliquées - de toute façon les pièces du puzzle ne coïncideront jamais plus - mais il en sera resté quelques images d'une beauté hallucinée, quelques phrases d'une obsédante poésie.