OuLiPo Airlines - classe économique

J'avoue avoir été un peu - mais très agréablement - surpris, lorsque l'annonce est tombée, d'apprendre que le Goncourt était cette année revenu à un Oulipien - et plus encore de découvrir que Le Tellier était en fait considéré comme favori. Bonne nouvelle ! de l'Ouvroir (pour lequel j'ai toujours eu une faiblesse un peu coupable) peuvent donc sortir de vrais romans, échappant à la fois aux deux écueils qui guettent ses productions : celui du "jeu de société amélioré" et celui d'œuvres difficilement lisibles et réservées à quelques happy few. Une rapide enquête a toutefois tempéré mon enthousiasme : de l'aveu même de l'auteur - président de l'OuLiPo - L'Anomalie n'est pas un roman oulipien à proprement parler, et s'il existe un système de contraintes, il est apparemment plus décoratif que structurel.

L'Anomalie ne sera donc pas une nouvelle Vie mode d'emploi - qui était, jusqu'à présent, à peu près la seule œuvre oulipienne à s'être extraite du rang marginal et ambigu de littérature à contrainte pour atteindre directement à la fois au succès public - et au prix Médicis - et au statut à peu près incontesté de chef d'œuvre de la littérature générale. Si l'on retrouve quelque chose d'oulipien ici, c'est surtout, je crois, dans l'attitude joueuse de Le Tellier, dans cet éclectisme dilettante et ludique qui lui permet de passer en quelques pages du milieu de la pop nigériane à celui des procès de l'agro-industrie états-unienne. L'esprit d'adaptabilité est l'une des marques de fabrique les plus réjouissantes de l'oulipisme, et il est vrai que Le Tellier agence très habilement son petit monde.

A ce sujet on a souligné, toujours de manière péjorative, la parenté de cette construction narrative avec celle d'une série. C'est à mon sens lui faire un mauvais procès, qui présuppose déjà un regard moral sur la forme noble de la littérature qui se contaminerait en fricotant avec le sous-genre de la série ; en outre la série n'a pas inventé la narration chorale (et la structure de l'Anomalie est plutôt à rapprocher de celle de Si une nuit d'hiver un voyageur de Calvino, référence d'ailleurs assumée par l'auteur), et c'est à mon avis faire peu de cas de la structure profonde du roman, qui s'apparente davantage à la forme du miroir.

Quant au refus de se complaire dans l'analyse psychologique, ou au plaisir de multiplier (et de survoler, ce qui est de circonstance) les noms et les lieux, cela relève là aussi, me semble-t-il, d'un goût oulipien (que je prise fort) pour l'érudition espiègle et les pirouettes formelles. Pour autant, c'est peut-être là que réside la faiblesse du roman, dans sa légèreté, sa superficialité, presque son inconséquence. J'aurais sans doute aimé qu'il pousse plus loin les curseurs de l'expérimentation formelle et de la spéculation métaphysico-scientifique ; à cet égard, une fois éventées les rapides conséquences de cette "anomalie", la deuxième partie se révèle répétitive et plutôt décevante. C'est tout de même dommage que l'hypothèse de la duplication n'ait pas davantage suscité en moi de vertige...

Jamais assez fou, Le Tellier s'en tient trop souvent au premier degré de l'écriture ludique, celui de l'anecdote, du clin d'œil, de l'aphorisme : cela rend la lecture plaisante, mais toujours la référence est un peu trop appuyée, la chute vient au trop bon moment, le personnage correspond un peu trop bien à sa caricature. On pourra alors invoquer la volonté de pastiche, mais, là non plus, Le Tellier ne joue pas le jeu assez à fond pour convaincre vraiment... A rester ainsi entre deux eaux, L'Anomalie ne réussit pas tout à fait à être autre chose qu'un page-turner original et malicieux, qu'on dévore le sourire aux lèvres et l'esprit gentiment troublé - ce qui est déjà beaucoup, surtout pour le jury de chez Drouant...