Je crois que c’est le titre qui a retenu mon attention : Appartenir. Appartient-on à quelque chose, à quelqu’un ? J’avais besoin d’ouvrir ce livre pour compléter ce titre qui me faisait signe. Bien m’en a pris : j’ai immédiatement été happée par les paroles de la narratrice, Séverine Werba. Il s’agit, en effet d’un texte autobiographique, dans lequel il est question d’une quête vitale, viscérale, absolue : celle des origines.
Séverine a connu son grand-père, Boris, qui habitait un vaste appartement, au 30 rue de Léningrad, surchargé de meubles et de bibelots passés d’âge, de vieux journaux.
Dans le souvenir de la narratrice, Boris est là, devant sa télé, ne parle pas de son passé, sort quelquefois acheter du pain au cumin, du hareng et des concombres au sel. Il est sans doute né comme cela, cet homme qui ne raconte rien. Le silence pèse, une tristesse est là, on la sent, on ne met pas de mots dessus, pas encore, cela viendra plus tard.
Boris est mort, Séverine a trente ans, elle est mariée, a deux enfants. Ça va ? Non, ça ne va pas. Elle ne peut plus avancer, mettre un pied devant l’autre, comme si, à chaque pas, le sol se dérobait.
C’est parfois dur de mettre des mots sur ses maux.
Et pourtant, des images affleurent, remontent à la surface : « Au début, je n’y ai pas vraiment prêté attention. On ne prête pas attention aux souvenirs. » Et puis, le questionnement prend forme : qui était Boris, qui était ce grand-père qu’elle avait côtoyé sans jamais lui poser de questions, avait-il des frères, des sœurs, qu’avait-il vécu ? La narratrice reste muette : il est mort. C’est trop tard. Même les livres en russe et en yiddish qu’il avait laissés, elle les a balancés. Pour faire de la place. Mais on n’avance pas sur du vide…
Alors, Séverine entame une longue quête de ce passé qu’elle ne connaît pas ou si peu, vers ce grand-père juif russe né à Torczy en Ukraine : elle commence par des cours sur le judaïsme, une initiation aux rites à la synagogue mais ça ne marche pas « Rendre tout cela naturel est une illusion. » Alors, une recherche commence par l’ouverture de la boîte en carton contenant quelques photos, deux trois papiers et la prise de conscience soudaine, brutale, s’impose : « Boris avait des frères, des sœurs, un père et une mère et je comprends que je les cherche depuis toujours ».
La quête s’accélère : les archives, les listes, les registres, les photos que l’on scrute, les hypothèses, les dates que l’on confronte, les lieux que l’on arpente : pour tenter de leur rendre leur histoire, qu’ils ne soient pas purement et simplement effacés par l’Histoire, la monstrueuse, l’innommable, l’insoutenable, celle que l’on préfèrerait oublier mais ce serait les oublier eux aussi et il ne faut pas.
Il faut se souvenir de chacun d’eux. De tous. De la petite Lena Dymetman, la nièce de Boris, qui après l’horreur absolue du Vél’d’Hiv est déportée en 1942, avec sa mère Rosa, à Pithivier, Drancy puis à Auschwitz où elle est gazée dès son arrivée. Elle a deux ans.
Si la narratrice ne parle pas de Léna, alors, la petite fille disparaîtra à jamais. Mais comment parler de quelqu’un que l’on ne connaît pas ? « J’essaie d’étirer au maximum, mais je me heurte au néant. » Se taire, c’est leur infliger une seconde mort, définitive, complète, absolue. Il faut lutter et dire. Pour eux.
« Je témoigne d’un non-témoignage, je témoigne d’un silence, d’un trou laissé par la souffrance. Je témoigne d’une amputation. Je n’ai rien vu de mes yeux, je n’ai pas de souvenirs, je n’ai pas connu ceux qui sont morts et pourtant ils m’implorent. »
Alors, pour trouver des mots capables de parler de ceux qu’elle n’a pas connus et qui n’ont pas vécu, elle part en Ukraine à Torczyn et à Loutsk où elle découvrira l’histoire terrible d’un massacre de plus d’un million et demi d’êtres humains « entre 1941 et 1944 sur le front de l’Est par les hommes du Reich et leurs complices locaux en Pologne, en Union soviétique et dans les pays baltes. »
Les mots de Séverine Werba sont justes, disent ce qui s’est passé, ne cherchent pas à nous faire pleurer. Ils veulent être le vecteur de la vérité, des faits, des actes, de ce qui a eu lieu car il faut savoir ne pas détourner la tête, être capable de regarder en face. Les membres de sa famille sont nommés ainsi que les voisins, les amis, les dates et les lieux précisés un à un car ils témoignent de leur vie.
A Torczyn, la narratrice marche sur leurs pas, regarde les lieux qu’ils ont vus, le Styr où son grand-père faisait du patin à glace, sent l’air qu’ils ont respiré, empli de l’odeur des pommiers et des dahlias. Elle les sent là, à côté, présents.
C’est un texte magnifique, très sensible, qui nous dit que nous avons besoin de notre passé pour nous construire, pour savoir qui nous sommes, afin de trouver notre place, notre identité, pour exister…


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le 5 mars 2016

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