Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2017/10/au-dela-entree-triomphale-dans-port-arthur-d-uchida-hyakken.html
MAADAKAI
Uchida Hyakken (1889-1971) était un écrivain apprécié et reconnu au Japon, où les plus grands dressaient volontiers son éloge, de Mishima Yukio, qui prisait tout particulièrement son style, à Kurosawa Akira, qui lui a rendu le plus beau des hommages dans son dernier film, Madadayo, dont Uchida est le héros – ce vieux bonhomme excentrique et si attachant, adulé par ses étudiants, lesquels perpétuent contre vents et marées cette cérémonie annuelle où, tels des enfants jouant à cache-cache, ils posent inlassablement la même question au professeur Uchida, « maadakai », soit « êtes-vous prêt ? » (sous-entendu : « à mourir »), le vieux professeur répondant tout aussi rituellement « madadayo » (« pas encore » ).
Mais, et ce n’est sans doute pas un cas unique, cette popularité dans son propre pays n’avait pourtant guère débouché sur des traductions françaises… Et ce alors même que le matériau ne manquait pas : Uchida Hyakken était notoirement un graphomane (les deux éditions de ses œuvres complètes, comprenant aussi bien haiku qu’essais, nouvelles et romans, comptent, l’une trente-trois volumes, l’autre trente-neuf). En fait, on ne pouvait jusqu’à présent lire en français que neuf de ses nouvelles en tout et pour tout, dont huit rassemblées sous le titre La Digue, aux éditions in8, et qui constituaient une sélection piochant dans les deux recueils rassemblés dans le présent volume, Au-delà et Entrée triomphale dans Port-Arthur.
Or l’auteur lui-même avait incité à les publier ensemble : en effet, les stocks de son premier recueil de nouvelles, paru en 1922, avaient été détruits lors du grand tremblement de terre du Kantô l’année suivante ; le deuxième recueil était paru en 1934 seulement, mais, comme il était assez proche dans son traitement (encore qu’avec des différences significatives sur lesquelles il me faudra revenir), on a par la suite pris l’habitude de les republier ensemble au Japon, choix respecté pour la présente édition française dans la remarquable collection nippone des Belles Lettres, où Patrick Honnoré complète ses propres traductions de La Digue.
Et sans doute était-il bien temps de publier cet ensemble en intégralité, parce que ces quarante-sept nouvelles (tout de même ! On en compte dix-huit pour Au-delà et vingt-neuf pour Entrée triomphale dans Port-Arthur), le plus souvent très courtes (de deux à quatre pages, généralement, même s’il y a des exceptions de taille, essentiellement au début du second recueil), sont des merveilles de minimalisme en même temps que de fantastique onirique, où l’humour et l’angoisse cohabitent harmonieusement, et où la folie guette toujours, en embuscade derrière le style admirablement travaillé (et parfois joliment tordu).
EN SE PROMENANT LE LONG DE LA DIGUE
La très vaste majorité des nouvelles contenues dans les deux recueils, et les plus courtes au premier chef, sont de nature onirique. Mais ne pas se méprendre sur ce terme : l’imaginaire déployé ici par Uchida Hyakken n’a rien de commun avec, notamment, Les Contrées du Rêve de Lovecraft, ou les vignettes dunsaniennes qui les ont précédées (même si, clairement, il y a une parenté dans le format, cette fois). Ces très courts textes sont proprement des rêves – des fragments sans queue ni tête, sans rime ni raison, qui, tout en mettant en scène des situations véritablement fantastiques, et parfois en faisant appel au folklore japonais d’ailleurs, louchent au moins autant sinon davantage sur les expériences surréalistes et dadaïstes – l’air du temps. Mais, si le rêve est brut dans sa narration, le soin apporté à la forme témoigne de l’art de l’écrivain ; c’est bien de littérature qu’il s’agit.
La dimension fantastique est peut-être plus explicite eu égard aux sentiments que le rêve et sa transposition littéraire suscitent – car, en fait de rêves, il s’agit souvent de cauchemars… Autant de saynètes foncièrement perturbantes, où les événements incompréhensibles et les rencontres déconcertantes acculent toujours un peu plus le narrateur (sauf erreur, tous ces textes sont à la première personne), jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus qu’une seule échappatoire : le réveil brutal, dans un hurlement de terreur…
D’où le caractère souvent abrupt de ces récits – car il s’agit bien cependant de récits, étrangement, pas simplement de « visions » dont le propos les rapprocherait bien davantage du poème en prose que de la fiction, même si cette dimension formaliste n’est pas à écarter. Pour le coup, les procédés et les effets d’Uchida Hyakken sont d’une efficacité redoutable, qui rendent bien la logique illogique des rêves et des cauchemars, en ne s’embarrassant pas de poser le contexte, et pas davantage d’éclairer et contenter en dernière mesure le lecteur avec une « conclusion » qui n’a pas vraiment lieu d’être (ceci pour les récits les plus oniriques – mais d’autres, un peu plus « conventionnels » sans doute, font mentir ce principe). Rien de frustrant pourtant dans ces vignettes, bien au contraire : la bizarrerie des scènes, leur « inquiétante étrangeté », et jusqu’à leur caractère abrupt, ont une valeur qui leur est propre, et font preuve d’une efficacité narrative (et stylistique – tout est lié) certaine.
La structure même du recueil (mais peut-être plus particulièrement dans Au-delà, plus « radical » à cet égard) participe en fait de ce sentiment global du lecteur autant que de l’expression de la logique des rêves, en usant avec habileté de la répétition. De la sorte, d’un rêve à l’autre, Uchida Hyakken perpétue les mêmes procédés, instaurant la fausse impression de pouvoir « prédire » ce qui va suivre dans la mesure où la « base » est « connue », mais c’est un leurre : bien au contraire, ce jeu de variations met finalement en avant l’impossibilité absolue de se fier à quoi que ce soit. Mais, oui, le topos est de la partie, qui renvoie sans doute aux propres expériences oniriques du lecteur – ou aux très vagues souvenirs qu’il peut en conserver : le flou du réveil y est à vrai dire peut-être tout aussi essentiel.
Ainsi, nous prenons le plus souvent ces rêves en marche – et littéralement, car le narrateur explique brièvement, ou plutôt constate, qu’il est en train de se promener ; la plupart du temps, nous n’avons aucune idée d’où il vient et d’où il va, sans doute parce que lui-même n’en sait rien – et que cela n’a aucune importance. Cette mécanique de la marche est très évocatrice, et peut-être plus encore du fait de la récurrence d’un même décor, avec de subtiles différences : la digue, lieu privilégié des expériences étranges entre deux mondes.
Au-delà de ce décor (quasi systématique dans Au-delà, plus discret dans Entrée triomphale dans Port-Arthur), Uchida Hyakken use d’autres procédés typiquement oniriques qui parcourent l’ensemble du recueil. Un des plus saisissants (et parfois terrifiants) consiste à confronter le narrateur à des individus de rencontre dont le discours est parfaitement incompréhensible – soit que leur charabia évoque tout au plus une langue étrangère (ou extraterrestre, à ce stade, tant le sentiment d’aliénation est alors prégnant), langue en tout cas inconnue du narrateur, soit que leurs phrases, toutes japonaises qu’elles soient, ne signifient absolument rien, constituées qu'elles sont à la façon de cadavres exquis. C’est une autre manière de mettre en scène une barrière entre le narrateur et le monde inquiétant qu’il arpente malgré qu’il en ait.
La distorsion entre les sentiments, les actes et les paroles joue un peu dans le même registre. Les personnages se voient régulièrement contraints, par des forces qu’ils n’appréhendent pas très clairement (mais qui résident probablement dans leur inconscient…), à des réactions par essence déplacées dans leur contexte, mais pas moins irrésistibles. Une, surtout, participe étrangement du cauchemar dans ce qu’il a de plus insoutenable… et c’est le rire.
Car le (double) recueil s’avère souvent très drôle ! Certaines nouvelles d’Au-delà et d’Entrée triomphale dans Port-Arthur sont angoissantes, voire horrifiques, d’autres sont clairement humoristiques – peut-être davantage en accord avec l’image ultérieure de l’auteur, d’ailleurs ; mais déjà, ici, il use régulièrement de thèmes qui deviendront récurrents dans la suite de son œuvre et qui seront le plus souvent propices au rire (même si pas uniquement), et au premier chef le personnage croulant sous les dettes, et « empruntant » à tous ses amis sans le moindre espoir de leur rendre un jour leur dû ; une allusion clairement personnelle, car l’auteur, un peu déclassé, était connu pour être dépensier et pour « taper » ses proches… Il s’amuse donc de ses propres traits de caractère – même chose, d’ailleurs, pour certains triangles amoureux, évoqués de manière plutôt burlesque. En fait, la situation, dans ces deux exemples mais dans bien d’autres encore, peut tout autant se montrer drôle ou tragique, et c’est alors le ton employé par l’auteur qui décide du ressenti du lecteur.
Mais justement : certaines nouvelles horrifiques, d’autres humoristiques ? Oui – mais les meilleures sont souvent les deux à la fois ! Elles parviennent à atteindre cet équilibre très instable, là où des décennies de cinéma fantastique y ont le plus souvent échoué. Le rire est alors un outil du cauchemar, et de poids.
LA FOLIE QUI GUETTE
En tant que tel, ce rire cauchemardesque est souvent associé au thème de la folie qui guette – lequel s’exprime cependant surtout dans Entrée triomphale dans Port-Arthur, et notamment dans les nouvelles bien plus longues qui ouvrent ce second recueil, et qui s’éloignent de la matière et des procédés proprement oniriques.
Pour le coup, c’est bel et bien à des nouvelles que nous avons affaire, sans plus d’ambiguïté : ces textes n’ont pas le caractère abrupt des rêves pris en marche et s’achevant sans plus de raison qu’ils n’ont commencé, le cas échéant dans le hurlement de terreur du rêveur qui revient à la réalité. C’est que, justement, c’est peut-être alors la réalité qui se montre ici menaçante… Sans pour autant quitter les terres du fantastique, mais en abordant le genre différemment, sur un mode davantage ambigu – presque canonique, en fait, à en croire du moins nombre d’exégètes. Ces récits n’étant pas des rêves de manière « évidente », le sens à accorder à ce qui s’y produit varie forcément du tout au tout, et c’est, sinon le monde, le narrateur qui est malade. Citons-le brièvement, dans la nouvelle « Chapeau melon » (p. 130) :
Cela me rappelait l’histoire de l’homme qui visite un asile d’aliénés. Il demande à un patient : « Pourquoi êtes-vous ici ? »
« Pour divergence d’opinion. »
« C’est impossible, voyons ! »
« C’est pourtant la vérité. Je prétends que tout le monde est fou, et eux, ils sont d’avis que c’est moi. Mais évidemment ils ont le nombre pour eux. Ici-bas, tout se décide à la majorité. »
Cette folie plus ou moins latente est à vrai dire le thème central de ces plus longues nouvelles (mais il imprègne en fait l’ensemble d’Entrée triomphale dans Port-Arthur, même quand ce second recueil semble retrouver la manière onirique d’Au-delà, par la suite) : la folie qui guette, oui – laquelle peut aisément être associée à son tour à la terreur, et ce, que le fou en puissance prenne conscience de ce qu’il dérive (peut-on imaginer chose plus horrible ?), ou qu’il se montre totalement aveugle à cet égard, auquel cas c’est, de manière plus marquée, son entourage qui en fait d’abord les frais.
La plus longue nouvelle du recueil, « Chapeau melon », en est probablement le meilleur témoignage – c’est un texte admirable, un sommet de cette compilation. Dans une veine qui a pu me rappeler, à tort ou à raison, certaines nouvelles d’Akutagawa Ryûnosuke (forcément ? J’y reviendrai…), notamment parmi les plus tardives, lues dans La Vie d’un idiot, Uchida Hyakken met en scène un narrateur guère aimable et auquel il s’identifie probablement, dont le quotidien névrosé sinon psychotique s’avère finalement contaminer son entourage, et au premier chef un autre écrivain en qui nous étions tentés de voir une sorte de doppelgänger (j’y reviens de suite) : cette folie transmise est peut-être la pire des folies, mais le regard qui l’accompagne est déterminant à cet égard – pour le coup, et en dépit des ridicules marqués du narrateur, dans une veine quasi burlesque récurrente dans le recueil, on ne rit guère… ou, plus exactement, on rit, mais jaune. La comédie est ici essentiellement ambivalente.
Mais bien d’autres exemples, piochés dans Entrée triomphale dans Port-Arthur, pourraient compléter l’éloquent et fascinant tableau de « Chapeau melon ». Si Uchida Hyakken semble y délaisser les procédés oniriques pour quelque chose de plus « commun », formellement du moins, la réussite de cette approche n’en est pas moins marquée. Les premières nouvelles de ce second recueil, dès lors, constituent paradoxalement une respiration (pas moins éprouvante le cas échéant, voire bien davantage) entre deux approches relativement similaires de la retranscription littéraire du rêve.
THÈMES FANTASTIQUES ET FOLKLORE NIPPON
Les récits d’Au-delà et d’Entrée triomphale dans Port-Arthur, de par leur nature essentiellement onirique, n’ont pas forcément de raisons de faire appel à un bestiaire proprement fantastique. Cependant, ils n’y rechignent pas le cas échéant.
De manière générale, on peut trouver dans ces nouvelles des thèmes récurrents du genre au-delà du seul Japon – dont quelques fantômes çà et là, ou même une sorte de loup-garou, mais peut-être avant tout des variations sur le double, ou plutôt du doppelgänger, qualificatif qui aurait j’imagine eu la préférence de notre auteur, alors jeune germaniste. C’est peut-être plus particulièrement marqué dans le second recueil, et au-delà cette fois des seuls fragments oniriques : en fait, les nouvelles autrement longues et plus classiquement structurées qui l’ouvrent en sont probablement les témoignages les plus flagrants, en relation directe avec l’idée motrice de la folie qui guette ; ainsi, donc, de « Chapeau melon », d’une manière pourtant surprenante.
Parfois, cependant, Uchida Hyakken se montre plus précis, sinon toujours plus explicite, en recourant au folklore nippon. Dans un registre allusif, on peut remarquer que plusieurs de ces récits, par exemple, mettent en scène des esprits renards, ou kitsune, métamorphes blagueurs et manipulateurs des plus redoutables ; cependant, cela n’a le plus souvent rien d’évident, et s’exprime surtout par des détails sans doute directement évocateurs pour un lecteur japonais, mais beaucoup moins pour un lecteur français (les commentaires tout à fait bienvenus de Patrick Honnoré s’avèrent souvent très utiles et éclairants à cet égard).
Mais, dans un registre autrement explicite, il faut accorder une place à part à « Kudan », nouvelle figurant dans Au-delà, et semble-t-il une des plus célèbres de l’auteur. Ce qui est certain, c’est qu’elle détonne dans ce premier recueil de nouvelles : au-delà de la brusquerie de son entrée en matière, elle n’a pas grand-chose du caractère essentiellement onirique des textes plus brefs qui l’entourent (même si « Kudan » n’est pas non plus une longue nouvelle à proprement parler, et elle est incomparablement plus brève que celles qui ouvrent Entrée triomphale dans Port-Arthur) ; dès lors, elle constitue probablement le texte le plus « conventionnel » (relativement) de ce premier ensemble – voire même le seul. Ce qui ne doit pas être perçu comme une critique, car c’est bien une excellente nouvelle ! Elle met donc en scène un kudan, c’est-à-dire une sorte de « minotaure inversé » (corps de bœuf et tête humaine), dont la superstition prétend qu’il est capable de faire des prédictions d’une pertinence incroyable au moment de mourir – autour de la pauvre créature se regroupent quantité de curieux désireux d’entendre la bonne parole… Pour le coup, cette nouvelle n’a rien d’horrible, et est avant tout très drôle – ce jusqu’à sa chute malicieuse (et les chutes sont globalement rares dans Au-delà comme dans Entrée triomphale dans Port-Arthur) ; mais elle est aussi très étrange, sur un mode certes burlesque, mais qui peut finalement très bien évoquer Kafka, à l’instar des fragments davantage oniriques qui constituent la majeure partie du recueil ; en cela, il n’est pas si déplacé.
UN KAFKA JAPONAIS ?
Autant en parler maintenant… Comparaison n’est pas raison, certes, et la compulsion, chez un lecteur occidental, visant à associer un auteur « exotique » à un autre qui lui est plus familier, n’est sans doute pas des plus pertinente, voire carrément malvenue (et inconsciemment méprisante ?). Dans le cas de ces deux premiers recueils d’Uchida Hyakken, la tentation est cependant très forte d’évoquer son contemporain Franz Kafka (en dépit du décès précoce de ce dernier, qui change forcément la donne : l’auteur tchèque est né seulement six ans avant l’auteur japonais, mais il meurt en 1924, soit à peine deux ans après la publication d’Au-delà – à cet égard également la comparaison vaut donc ce qu’elle vaut).
Le fait est qu’Au-delà et aussi bien Entrée triomphale dans Port-Arthur contiennent, au-delà de leur caractère onirique, nombre de récits qui peuvent rappeler la manière de La Métamorphose, notamment, et la propension de Kafka à mêler, dans un même imaginaire absurde, l’angoisse voire le cauchemar, teinté de malaise, d’une part, le rire à force d’excès burlesques et de situations improbables d’autre part – un rire bien sûr qui participe essentiellement de l’effroi oppressant. Les personnages de Kafka, en outre, et peut-être Joseph K. en tête, peuvent à leur tour faire penser à certains des narrateurs d’Uchida Hyakken, et tout particulièrement ceux, parfois détestables, souvent risibles, des nouvelles plus longues ouvrant le second recueil – et notamment de « Chapeau melon ».
Cette parenté, bien sûr, ne doit pas être perçue comme une influence – a fortiori des trois romans inachevés de Kafka, posthumes : à l’époque d’Au-delà, ils étaient totalement inconnus. Même germaniste, notre auteur japonais n’avait sans doute pas connaissance de cette œuvre alors plus qu’ésotérique, et qui ne deviendrait célèbre que plus tard, en raison de l’activisme de Max Brod.
Je n’en sais rien, au fond, mais je suppose par contre qu’Uchida Hyakken avait pu dériver ses propres récits de l’air du temps dans la littérature germanophone, et en empruntant peut-être aux mêmes sources que Kafka ? Sans doute vaut-il mieux que je ne m’avance pas trop sur ce terrain…
(Tant qu’on y est, je suppose aussi, et toujours un peu gratuitement, qu’Uchida Hyakken avait lu Freud, ou du moins le travail du fondateur de la psychanalyse concernant l’interprétation des rêves ? Quant au surréalisme et au dadaïsme, ils avaient semble-t-il suscité des échos au Japon assez rapidement.)
Quoi qu’il en soit, il y a fort à parier que les amateurs de Kafka trouveront également leur bonheur chez Uchida Hyakken, ou du moins dans ces deux premiers recueils – la parenté me paraît légitime. Et ce n’est certes pas la moins flatteuse.
ALLUSIONS LITTÉRAIRES
De manière autrement plus assurée, mais les commentaires de Patrick Honnoré sont particulièrement bienvenus à cet égard, on peut par ailleurs relever qu’Uchida Hyakken émaille ses textes d’allusions à la scène littéraire, essentiellement japonaise, de son temps ; car l’auteur s’était constitué des amitiés plus que précieuses avant même la parution d’Au-delà. Deux noms, ici, doivent être cités.
Le premier, c’est celui de Natsume Sôseki (1867-1916) – dont j’ai toujours un peu plus l’impression qu’il a été « le maître » de toute la génération des écrivains de Taishô, lesquels n’ont cessé de l’évoquer dans leurs œuvres. C’est en tout cas ce qui s’est produit pour Uchida Hyakken : tout jeune auteur, il avait envoyé une de ses nouvelles à Sôseki, lequel l’avait lue (oui), et avait répondu au jeune homme ; bientôt, Hyakken a ainsi intégré une sorte de « cercle » littéraire avec en son centre la figure quasi divine de Sôseki, et des liens parfois très forts ont été ainsi noués. Pour l’anecdote, après le décès (en 1916, donc avant la parution d’Au-delà) de l’auteur de Je suis un chat, Botchan ou encore Le Pauvre Cœur des hommes (qu’il faudra bien que je lise enfin, tout de même !), Uchida Hyakken s’est vu confier la préparation des épreuves de ses Œuvres complètes. Je suppose que cela n’a dès lors rien de vraiment surprenant si plusieurs nouvelles de ce double recueil font directement allusion à Sôseki, ou font état d’une relation pouvant rappeler celle qui liait le jeune auteur et son maître. Bien sûr, cela ne s’est pas arrêté là : en fait, l’influence essentielle de Sôseki s’est manifestée de manière bien plus explicite dans la suite de la carrière de Hyakken, quand il a pris ses distances avec le fantastique onirique d’Au-delà et Entrée triomphale dans Port-Arthur ; même si la vogue du « roman du je » (watakushi shôsetsu, ou shishôsetsu) imprégnait déjà ces premières nouvelles. Pour l’anecdote, Uchida Hyakken a même publié, en 1950, une suite/variation/parodie de Je suis un chat, sous le titre Je suis un chat : la fausse version, qui a semble-t-il rencontré un certain succès (et, pour l’anecdote dans l’anecdote, il a aussi revisité, mais plus indirectement, une autre œuvre essentielle de la littérature japonaise, les splendides Notes de l'ermitage de Kamo no Chômei, en racontant comment, dans le chaos de 1945, il a vécu plusieurs années dans une guérite de 7 m² ; je note enfin, en revenant à Au-delà, qu’une nouvelle de ce premier recueil évoque une autre figure de l’histoire de la littérature japonaise, Santô Kyôden – mais d’une manière bien étrange, car on n’y reconnaît certainement pas l’auteur de Fricassée de galantin à la mode d’Edo !).
Via le cercle Sôseki, je suppose, Uchida Hyakken a également fait la connaissance d’un autre écrivain de grand renom, mais cette fois de sa génération (en fait à peine plus jeune), et peut-être plus proche à tous points de vue : Akutagawa Ryûnosuke (1892-1927). Les deux hommes semblent avoir entretenu une relation assez forte, et plus qu’à son tour teintée de rivalité, même si toujours amicale. En fait, Au-delà est semé d’allusions plus ou moins explicites à l’auteur et à cette aimable concurrence – au point même de l’allégorie, peut-être ? L’hypothèse est envisagée, dans le cadre d’un récit où le triangle amoureux burlesque semble avant tout renvoyer à cette relation bien spécifique, en mettant en scène, sous un déguisement transparent, un jeune Akutagawa qui avait déjà su se faire un nom dans les lettres japonaises, là où le jeune Hyakken n’y était certes pas parvenu… Tout ceci dans une parfaite bienveillance : en fait de rivalité, on peut y voir plutôt une forme de complicité. Bien sûr, la donne a changé à l’époque d’Entrée triomphale dans Port-Arthur, recueil paru en 1934 – soit sept ans après le retentissant suicide de l’auteur de Rashômon, motivé par une « vague inquiétude »… Notons d’ailleurs qu’un des derniers textes qu’il avait publiés était un essai littéraire sur Uchida Hyakken ! Les allusions demeurent donc dans les nouvelles du second recueil, mais sont d’ordre variable – car certaines avaient été écrites avant ce drame, d’autres après seulement, d’un ton forcément plus mélancolique. Quoi qu’il en soit, il y avait bien une certaine parenté entre les deux auteurs – j’avais évoqué plus haut les textes « réalistes » de La Vie d’un idiot, mais les contes fantastiques ou « weird » (pourquoi pas ?) d’Akutagawa pourraient tout autant entrer en résonance avec les expériences oniriques d’Uchida : après tout, « Figures infernales » a bien quelque chose d’un cauchemar, ô combien saisissant, tandis que, dans la nouvelle bien plus tardive « Les Kappa », l’auteur, qui ne tarderait plus guère à se suicider, maniait le folklore japonais d’une manière savoureuse, finalement guère éloignée de celle de « Kudan ».
DERRIÈRE LE RÊVEUR ?
Il faut enfin se demander si, derrière le rêveur qui narre ces différentes expériences, on peut ou non trouver Uchida Hyakken lui-même.
La question ne fait pas forcément toujours sens : bon nombre de ces fragments oniriques se passent très bien de la moindre contextualisation, et tout autant de l’incarnation du narrateur, qui n’est guère plus qu’un « je » très fonctionnel, car il n’y a aucun besoin qu’il soit autre chose.
Dans d’autres cas, pourtant, la question doit sans doute être posée – et les quelques éléments avancés à l’instant, dans les évocations de Natsume Sôseki et Akutagawa Ryûnosuke, semblent témoigner de ce que, à l’occasion, c’est bien Uchida Hyakken qui nous raconte l’histoire. Il en va de même, a priori, de certaines autres nouvelles, dans Entrée triomphale dans Port-Arthur surtout, qui jouent plus franchement le jeu du watakushi shôsetsu, et « Chapeau melon » en tête – outre les anecdotes déjà mentionnées concernant le caractère dépensier de l’auteur, sa vie sentimentale compliquée, etc. : en plusieurs passages, Uchida Hyakken se peint lui-même, et sans fard.
Mais il est quelques cas plus spécifiques – et aussi plus douloureux : car Uchida Hyakken, cette fois, mêle ses rêves de réminiscences – ce qui est au fond typique de la logique des rêves. Des souvenirs d’enfance percent çà et là, incluant la mort d’un animal de compagnie, dont l’auteur adulte ne semble toujours pas s’être remis. D’autres réminiscences ne sont pas moins poignantes, pour emprunter plus franchement les voies du fantastique – ainsi dans la nouvelle « Au-delà », qui clôt le recueil éponyme, où le souvenir du père prend des atours proprement fantomatiques… Là, le ton n’est plus le moins du monde à la blague – mais sans s’incarner en cauchemar pour autant : c’est avant tout la mélancolie qui perce.
SPLENDIDE !
De par son format même, Au-delà – Entrée triomphale dans Port-Arthur ne se prête pas forcément à la lecture suivie ; les quarante-sept nouvelles compilées, même en prenant en compte l’intermède des nouvelles plus longues à la « Chapeau melon », se prêtent bien davantage à la dégustation étalée dans le temps – le double recueil se picore au moins autant qu’il se lit.
Mais, avec cet avertissement en tête, le constat demeure : ce livre est de toute beauté. C’est une des plus fascinantes explorations littéraires de la thématique du rêve qu’il m’a été donné de lire, où les arts censément antagonistes de l’effroi et du rire se mêlent harmonieusement, pour un résultat qui m’a fait forte impression. Et la comparaison avec Kafka, à cet égard, fait sens, j’en suis convaincu.
Réjouissons-nous, donc, de cette traduction, toute tardive qu’elle soit, car au fond il n’est jamais trop tard. Très belle initiative de la part des Belles Lettres et de cette admirable triple collection japonaise, riche d’ouvrages surprenants autant que bienvenus ; et la préface de Philippe Forest et la traduction comme les commentaires de Patrick Honnoré font honneur à ce bel ouvrage. En en attendant d’autres ?
Chaudement recommandé de toute façon, et c’est peu dire.