Je ne m’étends pas sur le paradoxe consistant à publier sur internet quelques lignes sur Au fond de la couche gazeuse, qui seront peut-être lues sur un « optiphone »… Et à propos d’internet : « (Je note ici que le premier souci de l’expansionnisme quand il abordait des contrées intactes à soumettre fut toujours d’y ouvrir des routes, des voies de pénétration, d’accéder à l’intérieur des terres pour y répandre ses marchandises et y établir des colonies d’extraction de valeur ajoutée, et l’on pouvait se douter, lorsqu’il nous annonçait à la fin du XXe siècle l’ouverture d’inédites “autoroutes de l’information”, que ce n’était pas dans le dessein que nous les empruntions, mais elles nous, à y déverser ses marchandises abstraites, y établir ses colonies nouvelles.) » (p. 128).
Voilà qui donne une idée de la teneur du propos, aussi bien que du style de Bodinat. Encore ce passage n’est-il ni le plus elliptique, ni celui qui rudoie le plus la syntaxe, ni le moins enchevêtré avec les autres : il constitue une longue parenthèse, tandis que les paragraphes d’Au fond de la couche gazeuse se renvoient généralement les uns aux autres, au point que la structure n’y apparaît pas avec une netteté remarquable.
En fait, Bodinat semble forcer un type de lecture, l’anti-lecture-pour-s’endormir : il faut le lire avec l’esprit clair, du temps devant soi, éventuellement une bibliothèque à portée de main (ou – ironiquement ? – une connexion internet qui permette d’établir la source de tel ou tel passage), et surtout être prêt à faire chemin arrière pour retrouver tel jeu d’échos, revenir au thème dont il est question, ou tout simplement se remettre en tête le sujet de la phrase, qui peut très bien se trouver dans le paragraphe précédent.
On en trouve à la page 81 l’évocation explicite : cette façon de lire, celle d’écrire qui l’implique, affermissent la portée politique de l’ensemble. L’ouvrage est aussi une mise en pratique des analyses qu’il propose, et qui le situent à des années-lumière de tous ces articles de psychologie positive qui en 2015 tiennent lieu de méthode Coué 2.0 : « J’ai entendu à la radio un psychologue de la pensée positive – “Souriez, et l’on vous sourira”, “Savourez ces mille petits bonheurs qui s’offrent tous les jours” – expliquer du ton plaisant de qui en est quant à soi très indemne, que les dépressifs et les mélancoliques étaient surtout victimes de leurs “cogitations incessantes” et que le secret d’être enjoué, d’être à prendre les choses du bon côté de la satisfaction, était d’abord d’éviter de trop se pencher à examiner, de vouloir toujours tout compliquer de réflexions, de ruminer à tout propos, qui ne conduit qu’à se décourager, voire se dégoûter de la vie. C’est certainement vrai, et d’une thérapeutique d’autant plus indolore si au lieu de l’intimidante clameur fasciste À bas l’intelligence !, il suffit de nous dire en conseil de bien-être : N’essayez même pas » (p. 225).
(Faut-il être intelligent pour lire Au fond de la couche gazeuse ? Pas sûr. La persévérance et la curiosité me semblent suffire. En revanche, on y gagne probablement un peu d’intelligence, en tout cas de la culture, et on y découvre une façon de penser qui, aussi radicale qu’elle s’y déploie, n’est pas sans charmes.)
De fait, Bodinat propose aussi une œuvre littéraire, dans le sens où la question du langage y est constamment traitée. Par le style, bien sûr, mais aussi par des remarques récurrentes sur ce que notre époque (sur)produit de discours aliénant et toxique : « désormais c’est par demi-génération ou moins encore que chacun évolue dans son différentiel de classe d’âge comme dans un environnement discontinu du précédent et dont les lexiques ne correspondent qu’approximativement, dont les mots en commun leur font juste un pidgin » (p. 194).
Le lecteur de cette critique aura probablement saisi que l’ouvrage ne manifeste pas précisément un optimisme aveugle – cf. le continent de plastique défini comme « véridique Portrait de Dorian Gray de l’âge pétrochimique – qu’on ne peut absolument pas effacer ou empêcher de grandir encore » (p. 56). On n’y lit pas non plus un pessimisme aveugle.
De la misanthropie ? Peut-être : « chaque fois que je tente d’aborder ce sujet – le dépassement du contact sensible, et par suite de la conscience, en effet de ces interfaces, etc. – avec un interlocuteur imaginaire, celui-ci poliment me laisse exposer l’affaire avant de m’interrompre la mine perplexe : il ne voit pas en quoi réside le problème. […] À quoi je ne trouve rien à objecter, […] me demandant seulement ce qu’il est venu faire ici, sur cette planète si ennuyeuse à son avis, où rien ne l’appelait apparemment ; qui n’avait pour sa part nul besoin de lui ; à laquelle il ne manquerait pas du tout, mais au contraire » (p. 92-93).
Un dégoût du progrès ? Oui. C’est évident en ce qui concerne la technologie : « “O.K. Google…”, quand on consent à en passer par ce ridicule, cette honte, il est inévitable qu’à chaque fois s’opère une diminution, un amoindrissement » (p. 185). Au fond de la couche gazeuse me paraît éminemment réactionnaire, mais cette réaction-là est bien plus métaphysique que politique. Le chapitre V, du reste, constitue un des plus beaux textes que j’aie lus sur les rapports entre regret et nostalgie (« Si regret est de choses, de réalités n’ayant plus cours, nostalgie l’est de ce à quoi donnaient accès ces choses », etc., p. 116).
Une conscience aiguë de la catastrophe qui menace ? À coup sûr : « & à d’autres heures c’est surtout la certitude que d’une manière ou de l’autre cela doit finir pour nous d’être ce que nous sommes : soit par la ruine de cet édifice extravagant et qu’il nous faudra dans la confusion devenir tout autre que ce que nous y étions, soit qu’il se maintienne et prospère à étendre toujours mieux ses perfectionnements sur nous, et que nous ne puissions y persister tels que nous sommes encore » (p. 154).
Je relève les formules ce que nous sommes ; ce que nous étions ; tels que nous sommes encore : c’est bien de la permanence de la nature humaine qu’il s’agit ici – et si le transhumanisme ne constitue pas le sujet proprement dit d’Au fond de la couche gazeuse, il y pointe quelquefois le bout de son nez.
Cette nature humaine y apparaît comme une menace pour elle-même en tant qu’elle est une menace pour la nature. Il me semble qu’écrire « qu’est-ce que ce “détraquement” sinon la nature manifestant énergiquement ses droits, rétablissant la vérité et rappelant sa dialectique à notre attention, au bon souvenir que nous ne lui étions pas extérieurs ? » (p. 218) est une évidence, mais qu’elle s’affirme ici avec beaucoup plus de tranchant que dans le tout-venant des textes sur la transition énergétique et les flans du même genre.
Ici, manifester ses droits n’est pas une clause de style : on parle de droit. Si mes souvenirs de lycéens sont bons, dans une optique pascalienne – que Bodinat adoptait déjà dans des passages de la Vie sur Terre – le droit se fonde sur la morale. Or, ce que Bodinat reproche à la technique, c’est précisément « l’immoralité, la faute morale, la culpabilité qui s’ensuit de changer d’optiphone tous les ans, de se procurer aussitôt la nouvelle tablette comme un indispensable, considérant le coût humain et le gâchis terrestre intégrés à ces appareils, le surcroît sans nécessité de dévoration énergétique » (p. 137).
Il me semble que cela concourt encore à la radicalité philosophique de la chose.