Avis de la page 100 - Les Explorateurs de la Rentrée littéraire 2021
En couverture du livre, un poisson combattant qui déploie son immense appendice caudal. Une rapide recherche m'apprend que le poisson combattant est originaire du sud-est asiatique. La métaphore de la couverture illustre parfaitement ce qu'exprime l'auteur dans ses cent premières pages : nous présenter le combat pour les libertés des thaïlandais dans les années 1970, l'affrontement idéologique des missionnaires pour convertir la population autochtone au XIXème siècle, mais aussi le combat, dans la sphère familiale, d'un photographe pour renouer la relation avec sa famille émigrée à Londres... Un roman choral donc, avec pas moins de six périodes et personnages différents, dont le centre de gravité est Bangkok. Une lecture qui s'annonce pour le moins exigeante, d'autant que le style est très sobre. Hâte de voir où cela va me mener.
Critique
Un article du Monde daté du 7 novembre 2011 titre : “Bangkok, une capitale inondée à l’avenir difficile. J’apprends ainsi que “Selon une étude de la Banque mondiale, la Banque asiatique de développement et la Banque japonaise pour la coopération internationale, la capitale s'enfonçait de 10 cm par an à la fin des années 1970”.
Et c’est à partir de cette simple donnée que va se déployer l’ouvrage de Pitchaya Sudbanthad, Bangkok Déluge. Un livre qui a des similitudes avec “Cartographie des nuages (Cloud Atlas)” : différents personnages évoluant à différentes époques, et dont les liens se tissent au fil de la lecture. Toutefois, à la différence du livre de David Mitchell, l’aspect science-fiction dans Bangkok Déluge passe au second plan. Bien sûr, Pitchaya Sudbanthad va imaginer dans la quatrième partie la ville engloutie sous les flots (la quatrième couverture nous parle de l’année 2070, personnellement je n’ai pas trouvé de mention d’une date précise, mais nous comprenons que nous sommes longtemps après les années 2020). Mais l’évocation de cette vision apocalyptique sert un message je crois assez différent de celui transmis dans Cloud Atlas.
J’y ai bien sûr découvert Krungthep, qui est le vrai nom de Bangkok, la capitale de la Thaïlande. Mais Bangkok Déluge est avant tout un livre sur la culture siamoise, qui se dévoile tout au long de ces 422 pages. On y découvre un peuple religieux, où le bouddhisme fait écho à l’hindouisme (je pense à mes lectures des “Enfants de Minuits” de Salman Rushdie ou de “L’Équilibre du Monde” de Rohinton Mistry) et son cycle karmique oppressant : les actions dans cette vie auront des répercussions dans nos vies futures réincarnées. Cette dure loi de rétribution des actes donne un certain fatalisme à l’œuvre, et en constitue peut-être le fil rouge caché. De ce fatalisme ressort également un profond sentiment de mélancolie, qui traverse toute l’œuvre. Par exemple, l’auteur nous montre avec beaucoup de subtilité le passage à la modernité, et des pertes qui en découlent : pertes du rapport à l’autre avec l’irruption des téléphones ; perte de son propre corps et de l’amour de soi avec la chirurgie esthétique ; perte de la religiosité ; perte des valeurs et de l’entraide avec l’individualisme moderne.
On y découvre aussi la difficulté de vivre expatrié, de nombreux personnages du roman étant des Thaïlandais vivant à l’étranger (États-Unis, Japon). On sent ainsi le déracinement, la rupture dans le lien familial avec ceux restés en Thaïlande, la perte de repère de ses personnages et leurs transformations au contact de ces autres cultures, quand par exemple Nok, restauratrice thaïlandaise vivant à Yokohama, dissimule son rire avec sa main, comme le font les Japonais. La société japonaise se révèle ainsi en creux, avec son côté déshumanisant, la perte de repères pour un Thaïlandais qui vivait si proche des choses, des gens et des esprits. Car le bouddhisme thaïlandais se caractérise aussi par un animisme, un culte des esprits qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler le Shintoïsme. Un début de chapitre se fait même du point de vue de chiens, tandis qu’un chapitre entier se fait du point de vue d’oiseaux marins. Animaux qui sont d’ailleurs les seuls à sentir monter l’eau, à percevoir les signes que nous autres êtres humains du XXème siècle ne percevont plus.
On note bien sûr l’omniprésence de l’eau sous ses multiples aspects, positifs ou négatifs. Positive quand elle est source de nourriture et de richesses pour les nouveaux “habitants” de la ville engloutie sous les eaux, qu’on découvre dans le premier chapitre de la quatrième partie intitulé “Enfers”, très intrigant car narré à la première personne du pluriel. Positive quand elle est guérisseuse et nutritive, dans le futur englouti de la cité. Positive aussi quand Nee, un des principaux personnages du livre, donne des cours de piscines dans la copropriété de l’immeuble où elle est employée, la natation étant un motif récurrent du roman, qui servira les souvenirs mélancoliques de nombreux personnages qui se rappelleront les cours pris avec elle. Négative bien sûr, quand elle engloutie bien sûr les vies, les villes et les choses, quand sa montée inexorable noie tous les souvenirs.
Un premier roman qui a donc pris pour moi un tour très inattendu, un livre philosophique, mélancolique, humide et caverneux, qui vous fera réfléchir sur le sens de l’existence, de vos actions et des relations que vous entretenez avec les autres. Une lecture que je recommande à qui se sent l’esprit méditatif et veut découvrir cette culture si différente de la nôtre.
Ma note d'explorateur : 21/30, 4/5 sur Lecteurs.com
Critique publiée originellement sur : https://www.lecteurs.com/livre/bangkok-deluge/5621501