Eheh, bon d'accord, ce livre est un drôle de foutoir et l'on peut comprendre que certains éprouvent quelques réticences à sa digestion. Ces carnets furent rédigés en 1956 et 1957 alors que Eroféiev vient d'avoir dix-huit ans. Il est fou de poésie, exerce une indéniable fascination sur son entourage et semble avoir comme principale préoccupation de se rendre totalement irrécupérable au plus vite. Rappelons que nous sommes quelques années après la mort de Staline et qu'un vague air de liberté traverse temporairement la société russe. On ne peut pas s'abstenir de faire le parallèle avec la geste de révolte de beaucoup d'autres jeunes gens dans le reste du monde en cette époque particulière. Révolte souvent abreuvée de poésie et d'alcool qui, à quelques exceptions prêts et faute de dépassement, finit par se perdre dans le conformisme de la société marchande en pleine expansion. Mais Eroféiev, lui, ne faisait pas mine et n'avait pas l'intention de s'arrêter en si bon chemin , tout à fait décidé à assumer toutes les conséquences de son refus plutôt que de s'intégrer à un mode de vie qui lui restera toujours profondément étranger. Le chant de cette voix là est âpre et peu aimable; il contient pourtant plus de vérité que celui de tous les chantres de l'adaptation.
"Eh ! Eh! On dirait qu'il y a du prrrogrès !
Du progrrrès dans le choix des compliments !
Le 6 octobre :
"S-s-s-salaud!", en traînant de manière cauchemardesque sur la première sifflante, une crispation inimaginable et une expression de terreur absolue perceptible même dans l'obscurité la plus totale...
Le 9 novembre :
"M-mi-sérable!", en restreignant quelque peu les possibilités de la mimique et avec un tremblement émouvant de la voix...
Le 27 novembre :
"Vaur-rien!", accompagné du passage traditionnel à la position verticale, d'un regard assassin et de quelques pas en direction de la porte...
Le 6 décembre :
Un simple et laconique "Gredin!", les pupilles rétrécies par la colère. "