Dans cet essai collaboratif, le sociologue Christian Laval et le philosophe Pierre Dardot s’intéressent au plus que fameux « néolibéralisme » (d’une manière assez européano-centrée), terme ô combien polysémique, qui, couramment usité sans réelle caractérisation finit par ne plus signifier grand chose.
Nonobstant cet aspect général, les deux auteurs, eux, s’arrêtent sur leur définition du néolibéralisme. Contrairement à ce qu’on entend la plupart du temps, le néolibéralisme n’est pas pour eux une simple doctrine prônant un affaiblissement de l’Etat mais est bien un véritable système politico-institutionnel qui s’appuie sur des institutions financières, politiques possédant des moyens tant administratifs que législatifs et qui finalement se différencierait du « libéralisme » dans le sens où il aurait recours aux moyens et instruments de l’Etat, ce que j’appelle personnellement depuis pas mal de temps du « libéral-étatisme ». Celui-ci serait tourné vers une forme d’antidémocratisme, ou comme les auteurs le caractérise dans le livre, un système basé sur un « évidement de la démocratie ».
Deux modèles en quelque sorte sont mis en exergue par les deux penseurs. D’une part un néolibéralisme qu’on pourrait qualifier d’Hayekien, du nom du grand théoricien de l’école autrichienne (grand défenseur d’une « constitutionnalisation » du droit privé qui prendrait le pas sur le droit public), et un système ordolibéral, bien connu des européens et d’inspiration allemande qui nous intéressera plus, nous autres européens.
Contrairement à des nombreux ouvrages du genre, Laval et Dardot reviennent avec application, argumentation et exposition sur les principales idées de ces deux courants de pensée avec notamment, en partant des écrits, un déroulement jusqu’à leur finalité, sur ce que ces idées impliquent concrètement pour nos sociétés.
Pour résumer grossièrement l’implication globale du néolibéralisme et qui explique son caractère antidémocratique, c’est qu’il conduit à extraire de la décision politique, du débat politique des domaines qui l’étaient auparavant (en particulier l’économie). L’objectif principal serait comme le dit Hayek (cité dans l’ouvrage) de « détrôner la politique ». Et évidemment, comme chacun peut s’en rendre compte, l’idée qu’il n’existe qu’une seule voie possible, une sorte de « There is no alternative ! » est une caractéristique forte des séides du néolibéralisme.
Par exemple, concernant le fonctionnement du marché, les principales règles économiques doivent perdurer aux mutations politiques. Les gouvernements se succédants les règles doivent rester les mêmes. C’est notamment un des points importants de l’ordolibéralisme allemand, pour qui certes le marché doit être encadré par l’Etat (ce n’est pas un ordre naturel comme chez Hayek), mais l’Etat lui même doit le protéger en quelque sorte de l’action de ses représentants, en garantissant la stabilité monétaire, maîtrisant l’inflation et surtout en protégeant la sacro sainte « Concurrence » érigée en valeur quasi divine. Analogie intéressante, dans le modèle ordolibéral allemand, et notamment le statut de la Bundesbank, celle-ci doit être indépendante (du pouvoir « politique », entre guillemets car bien entendu pour moi l’économie est politique) car son indépendance (monétaire) dans le champ économique serait finalement semblable à l’indépendance du pouvoir judiciaire par rapport au pouvoir politique ! Cette dernière devient d'ailleurs en quelque sorte une « Cour constitutionnelle économique ».
Bien évidemment, les auteurs en profitent ensuite pour aborder le cas de l’Union européenne, qui comme chacun le sait s’est construite sur une dépossession constante de la « souveraineté populaire » et bien entendu, sans réellement demander l’avis des « peuples » (ou en passant outre). Procédé qui d’ailleurs fait immédiatement penser à la célèbre phrase attribuée à Gandhi qui disait en substance : si tu fais quelque chose pour moi, sans moi, tu le fais contre moi. L’Union européenne est pour les auteurs une très bonne illustration de cette idéologie néolibérale (dans son versant ordolibéral), qui rime avec inflation de normes économiques, juridiques et mise sur un pied d’estale de la Concurrence. Ceci dans le cadre plus global de l’instauration de l’économie de marché comme principe de légitimité de l’édification européenne (alors que la voie d’une légitimation par la coopération politique ou celle la solidarité sociale auraient pu être choisies), et s’accompagnant d’une instance monétaire indépendante (la BCE) du cadre politique traditionnel. De plus, c’est bien en quelque sorte de part cette indépendance du monétaire, de la BCE, ajoutée à la monnaie unique que peut s’expliquer cette course au moins disant social et des coûts salariaux (salut l'ami Schroder !), car ne pouvant dévaluer lorsque cela pouvait s’avérer nécessaire, les marges de manœuvres sociales demeurent une des voies possibles …
Néanmoins, il ne faudrait pas clouer au pilori nos chers amis allemands, déjà parce que leur idéologie peut sans doute être expliquée par leur culture, leur histoire et finalement être logique (ou compréhensible) de leur point de vue, mais bien parce que ce développement du caractère néolibéral est aussi explicable par la forte volonté des élites françaises, comme il l’est rappelé une énième fois dans l’ouvrage, avec d’une part notamment les fameux « pères de l’Union européenne » que sont Monnet et Schuman (plus que) méfiants du parlementarisme traditionnel parce que notamment trop idéologique (alors que leur vision à eux ne l’est évidemment pas du tout …) et d’autre part des principaux acteurs français de la construction européennes à partir des années Mitterrand (oui oui ceux qui ont accompagné la financiarisation de l’économie). Ce n’est donc pas une Union européenne façonnée par les allemands, mais bien une idéologie allemande rejoint et poussée par (notamment) les élites décisionnelles françaises que nous avons et dont nous sommes les héritiers.
On parlait de « gauche » juste au-dessus et bien entendu, les deux auteurs signifient bien l’aveuglement (plus ou moins volontaire) des partis de gauche ou des citoyens de gauche à chercher sans fin une Europe sociale, car de part ses traités, ses fondations mêmes, il ne peut y avoir de « politique de gauche » véritable. En quelque sorte, le cadre structurel est trop fort pour que cette possibilité puisse voir le jour. On a encore entendu récemment ce genre de conneries après le Brexit… Une idée encore plus amusante quand on voit que l’Europe actuelle est finalement plus un résultat des sociaux démocrates que des partis classiques de droite … Finalement, comme disait Barthes : « la fonction du mythe, c’est d’évacuer le réel ».
Evidemment, les deux auteurs abordent dans leur ouvrage d’autres thèmes comme au début un propos centré sur la démocratie et ses caractéristiques ou encore sur les liens entre le développement du néolibéralisme et du capitalisme avec une base de réflexion très centrée sur les thèses de Michel Foucault, sur l’influence grandissante des grandes entreprises et du poids de la finance, sur l’outil de la dette comme instrument de gouvernance de l’Union européenne ou comme outil de transformation néolibérale dans un cadre plus globale (prêts contre réformes avec la Banque mondiale ou le FMI) car comme les auteurs le disent « la dette est une arme de guerre politique des plus efficaces ».
D’une manière plus globale, les auteurs insistent sur le fait que le projet néolibéral ne s’incarne pas dans l’imaginaire vague de la financiarisation et du capitalisme essentialisés, mais qu’il s’incarne concrètement dans tout un tas d’institutions et de personnalités (économiques, politiques, sociales …) menés par des intérêts communs. Cet ensemble forme ce que Dardot et Laval appellent « la nouvelle aristocratie » ou « bloc oligarchique néolibéral ».
Un des aspects que j’apprécie le plus de l’essai, est qu’il évite le piège du complotiste, de la planification machiavélique. Ce qui pervers est que finalement cette construction politico-institutionnelle s’auto-construit et s’auto-entraine, s’auto-renforce.
D’une manière générale, l’ouvrage, je trouve, évite de tomber dans certains écueils de certains ouvrages semblables. Certes, il ne s’agit pas de recherche pointue, le propos garde un aspect généraliste, mais Dardot et Laval arrivent à apporter une base théorique, une réflexion de fond en appuie de leurs propos, ce qui en fait un ouvrage stimulant intellectuellement.
J’aurais par contre apprécié avoir quelques contrepoids illustrés, car même si le néolibéralisme est un système global et sans doute adapté à certains contextes locaux les auteurs ne nous donnent pas réellement des exemples différents de son application suivant les pays.
Pour revenir sur les points appréciables, leur écrit se base sur une importante bibliographie qui permet ensuite au lecteur d’aller approfondir certains points (des articles accessibles en ligne mais aussi des ouvrages intéressants mais très onéreux …).
En somme l’ouvrage peut se destiner à plusieurs catégories de lecteurs, ceux qui comme moi sont depuis un certain temps intéressés par le sujet, qui ne feront pas de grandes découvertes mais arriveront à enrichir leur vision par des arguments théoriques et des démonstrations pertinentes, ou à l’inverse aux profanes qui trouveront là un très bon bilan et un exposé complet.