Homard m'a tuer
Prometteur prologue en plan séquence – avec femme, montagnes, route, voiture à l’arrêt, bruine, pré avec ânes, balai d’essuie-glaces, pare-brise et arme à feu. Puis le passage au noir, un titre...
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le 31 oct. 2015
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Césaire a toujours été l’alibi révolutionnaire de Senghor.
Cela commence par une rencontre, un compagnonnage d’étudiants, appelés à Paris (pour y rester longuement) pour préparer l’E.N.S. Dès lors leurs noms deviendront, à tort peut-être, quasi indissociables ;
(La légende dit que le troisième larron était Pompidou – mais là on vire hors sujet).
Ils ont fait tous les deux beaucoup de latin et de grec mais leurs parcours en fait sont totalement opposés.
• Senghor est Africain, issu de la très grande bourgeoisie sérère, à l’ouest du Sénégal. Sa famille n’a jamais eu à souffrir directement de la colonisation ;
• Césaire est Africain, mais Africain déraciné, Antillais, descendant d’esclaves.
• Senghor deviendra rapidement député, puis chef d’un état (au début très relativement, certes) indépendant. Il accumulera les présidences, les honneurs, jusqu’à l’Académie française (premier Africain reçu sous la coupole, un autre politique lui succédera, Giscard, et la littérature n’y gagnera pas) – faute d’avoir obtenu le Prix Nobel auquel il tenait apparemment beaucoup.
• Il n’est pas sûr que Césaire ait été aussi attaché aux honneurs. Son pays, ses racines reconquises, la Martinique, n’accèdera jamais à l’indépendance.
• … Jusqu’à leurs références littéraires, intéressantes mais à nouveau très différentes : Senghor, profondément chrétien, s’abreuve chez Claudel et chez Saint-John Perse ; Césaire, toujours lié au surréalisme, se reconnaît dans Rimbaud et Lautréamont.
La pensée de Césaire, qui explose d’abord dans sa poésie, est radicale – elle ne concède rien. Qu’on songe aux versets révoltés (jusque dans leur langue) du **Cahier d’un retour au pays natal** :
Et elle est debout la négraille, la négraille assise, inattendument
debout …
La pensée de Léopold Sedar Senghor qui s’exprime aussi dans sa poésie, de la négritude (le terme aurait été inventé par Césaire) à la civilisation de l’universel, est, disons, plus « nuancée ».
Elle est même « dialectique » et s’exprime toujours en trois temps. On en citera plusieurs exemples, en commençant par le poème Neige sur Paris, extrait de Chants d’ombre. L’image de la neige (que les deux amis africains découvrirent sans doute lors de leur premier séjour en France) et de la mort blanche apparaît d’ailleurs également chez Césaire, de façon sans doute moins explicite mais avec infiniment plus de force lorsqu’il évoque la mort de Toussaint-Louverture, l’esclave révolté de Haïti, enfermé au fort de Joux, en plein Jura et en plein hiver. Qu’on l’écoute :
C’est un homme seul emprisonné de blanc C’est un homme seul qui
défie les cris blancs de la mort blanche TOUSSAINT, TOUSSAINT
LOUVERTURE C’est un homme seul qui fascine l’épervier blanc de la
mort blanche …
Chez Senghor, dans le recueil Chants d’ombre, la neige, comme une purification, tombe sur Paris :
Seigneur, vous avez visité Paris par ce jour de votre naissance (…)
Vous l’avez purifié par le froid incorruptible Par la mort blanche
…
Et c’est alors l’occasion de développer, de façon encore embryonnaire, sa fameuse dialectique :
Les mains blanches qui tirèrent les coups de fusils qui croulèrent les
empires Les mains qui flagellèrent les esclaves qui vous flagellèrent
Les mains blanches qui m’ont livré à la solitude à la haine Les mains
blanches qui abattirent la forêt de rôniers qui dominait l’Afrique …
Seigneur je ne sortirai pas ma réserve de haine, je le sais …
Mon cœur, Seigneur, s’est fondu comme neige sur les toits de Paris Au
soleil de votre douceur Il est doux à mes ennemis, à mes frères aux
mains blanches …
L’universel, donc, la fameuse synthèse.
SOUVENIR 1 : dans une vie très passée, j’ai été prof de lettres à l’Ecole Normale William Ponty (celle qui avait formé les futurs grands cadres de l’Afrique francophone, Houphouet Boigny, entre autres), désormais basée à Thiès/Sénégal – et là j’ai pu enseigner aux meilleurs élèves que j’ai jamais rencontrés, très politisés, souvent brillants. Je m’étais lancé dans l’analyse de la Prière aux masques, toujours dans Chants d’ombre : à travers les masques qu’il implore, Senghor évoque l’Afrique éternelle, pour qu’elle apporte toute sa force au monde moderne et déliquescent, et la « civilisation de l’universel » se profile alors, toujours dans la réconciliation :
… Que nous répondions présents à la renaissance du monde Ainsi le
levain qui est nécessaire à la farine blanche.
Et Senghor va même « plus loin » puisqu’il définit précisément ce que sera l’apport de l’Afrique et des Africains dans cet « universel » ; ce sera la danse (au sens sacré du terme, de communion profonde avec le monde) :
Car qui apprendrait le rythme au monde défunt des machines et des
canons ? (…) Ils nous disent les hommes du coton du café de l’huile
(…) Nous sommes les hommes de la danse, dont les pieds reprennent
vigueur en frappant le sol dur.
Je dissertais donc sur les masques, sur la danse, sur l’art et sur l’universel – quand un des normaliens a pris la parole : « Monsieur, je ne me sens ni flatté ni fier quand on dit de moi que je suis l’homme de la danse. » Puis, avec un peu plus de véhémence : « dans la civilisation universelle de Senghor, le noir a bien un rôle à jouer – MAIS C’EST UN ROLE SUBALTERNE. » Après, j'ai un peu ramé pour retrouver le fil – l’art, l’universel, tout ça.
Un autre poème célèbre, à New York, publié dans un recueil ultérieur, Ethiopiques, présente de façon à présent totalement structurée la dialectique senghorienne. Trois temps évidemment :
• La THESE, Manhattan, le monde blanc, riche mais froid, mortifère :
Les gratte-ciel qui défient les cyclopes sur leurs muscles d’acier et
leur peau patinée de pierres (…) Quinze jours sans un puits ni
pâturage, tous les oiseaux de l’air Tombant soudain et morts sous les
hautes cendres des terrasses (...) Nuits d’insomnie ô nuits de
Manhattan ! si agitées de feux follets, tandis que les klaxons hurlent
des heures vides Et que les eaux obscures charrient des amours
hygiéniques tels des fleuves en crue des cadavres d’enfants.
• L’ANTITHESE : en face, Harlem, pauvre, très pauvre, mais vrombissant de vie (et de danse)
Harlem Harlem ! Voici ce que j’ai vu Une brise verte de blés sourdre
des pavés labourés par les pieds nus des danseurs. Croupes rondes de
soie et seins de fers de lance, ballets de nénuphars et de masques
fabuleux (…) Et j’ai vu le long des trottoirs des ruisseaux de rhum
blanc (…) Ecoute New York (…) Ecoute au loin battre ton cœur nocturne,
rythme et sang du tam-tam, tam-tam sang et tam-tam.
• La SYNTHESE dès lors coule de source dans la troisième strophe
New York , je dis New York, laisse affluer le sang noir dans ton sang
Qu’il dérouille tes articulations d’acier, comme une huile de vie …
On comprendra que la négritude de Senghor et la civilisation de l’universel aient pu faire quelques sceptiques, très respectueuses de l’ancien maître et surtout très fondées sur le caractère intuitif d’une pensée « primitive ». Sarkozy et le discours de Dakar, des décennies plus tard, ne sont pas si loin. Un rôle subalterne pour les Africains ?
SOUVENIR 2 : pour que cette critique ne soit pas (seulement) un à charge contre Senghor, au bénéfice de la radicalité de Césaire. Pendant les quatre années que j’ai passées au Sénégal, il n’y avait plus aucun prisonnier politique dans les prisons du pays et on pouvait trouver en vente libre (presque) toute la presse internationale. Quand Senghor a cédé la place (de son propre chef) à son successeur désigné, le premier ministre Abdou Diouf, la succession s’est passée sans heurts. Quand la politique d’Abdou Diouf (pourtant couvé par l’occident) a cessé de plaire, il a été battu démocratiquement aux élections présidentielles. Et quand le successeur du successeur a commencé à tourner autocrate et dictateur, les électeurs sénégalais l’ont viré à son tour. Toute l’Afrique n’en est pas là.
• Le jeu de mots du titre de la critique, à la fois daté et facile, n’a pas de portée « politique ». On pourrait plutôt y voir une allusion au goût marqué de Senghor pour les élégies, ou plus sûrement, un écho, un contrepoint aux deux critiques que j’ai postées sur Aimé Césaire, intitulées de façon à peine plus fine – Ave Césaire.
Créée
le 12 mai 2015
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