« L’auteur et l’ami dont nous expliquons le talent » : cette formule (page 108 de la réédition « Payot & Rivages ») assume la subjectivité et les limites – le talent s’explique-t-il ? Baudelaire sera-t-il traité ici en auteur ou en ami ? – de cet essai du dédicataire des Fleurs du Mal sur leur auteur, et elle en résume les enjeux. On peut se méprendre quant à l’ambition d’un ouvrage dans lequel on lit que « Baudelaire lui-même était un chat » (V, p. 55)…
Évidemment, il serait aussi idiot de s’attendre à une biographie documentée, au sens scientifique du terme, dans laquelle la face obscure de Baudelaire puisse être abordée : rédigé dans l’année qui suivit la mort de ce dernier, conçu à l’origine comme préface aux Œuvres complètes publiées par les amis Asselineau et Banville, ce texte d’une petite centaine de pages est avant tout un éloge funèbre. S’il compte, c’est au moins autant comme témoignage de première main que comme œuvre littéraire. La lecture de ce Charles Baudelaire n’apprendra pas grand-chose au lecteur cultivé, ce qui semble normal dans la mesure où le texte de Gautier est précisément celui – avec le témoignage de Charles Asselineau (1) – qui commence à fixer les éléments de la mythologie baudelairienne : Baudelaire entre tradition et modernité, Baudelaire dandy, Baudelaire déjà voyant, etc.
C’est donc surtout dans les digressions que le texte de Gautier est intéressant, dans ces idées parfois drôles sur la littérature et son histoire : « On peut être prix d’honneur et avoir beaucoup de talent. » (III, p. 34), « Ces craintes que ressentent les parents lorsque le don funeste de la poésie se déclare chez leur fils sont, hélas ! bien légitimes, et c’est à tort, selon nous, que, dans les biographies de poètes, on reproche aux pères et aux mères leur inintelligence et leur prosaïsme. Ils ont bien raison ! » (III, p. 35), « Une seule fois depuis que la terre tourne autour du soleil, il s’est trouvé un père et une mère qui souhaitaient ardemment d’avoir un fils pour le consacrer à la poésie. L’enfant reçut dans cette intention la plus brillante éducation littéraire, et, par une énorme ironie de la destinée, devint Chapelain, l’auteur de la Pucelle ! C’était, on l’avouera, jouer de malheur. » (III, p. 37).
On n’oubliera pas non plus que le témoignage de Gautier date d’un temps où l’immoralité des Fleurs du Mal fait débat, d’où l’insistance que met le « poëte impeccable » à réhabiliter son ami sous ce jour : « Nous avons lu bien souvent les poésies de Baudelaire, et nous ne sommes pas tombé mort, la figure convulsée et le corps tigré de taches noires, comme si nous avions soupé avec la Vanozza dans une vigne du pape Alexandre VI. » (V, p. 61)…


(1) Ma critique ici.

Alcofribas
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le 10 oct. 2016

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