*Compère Général Soleil* de Jacques Stephen Alexis s’inscrit dans la tradition du réalisme magique haïtien, qui va bien au-delà des limites du réalisme magique européen. En effet, comme le souligne S. Govaert dans ses réflexions sur le réalisme magique hispanique, ce courant littéraire est directement lié à un combat politique. Il s’agit non seulement d’une esthétique littéraire, mais également d’un mode d’expression et de résistance face à des contextes sociaux et historiques oppressants. Le réalisme magique haïtien, à travers des écrivains comme Jacques Stephen Alexis, Marie Vieux-Chauvet ou encore Wilson Harris, trouve sa force particulière dans l'ancrage de cette littérature dans un monde où le mythe fait partie de l’existence quotidienne. C’est un réalisme plus direct, plus puissant, plus profondément lié aux luttes sociales et politiques des Antilles.
En Europe, le réalisme magique a souvent une dimension plus introspective et passe par une recherche d’une transcendance idéalisée, un mouvement vers un "au-delà" ou un "paradis perdu", comme l’indiquent les écrivains comme Massimo Bontempelli ou Johan Daisne. Mais ce processus d’évasion vers un monde supérieur, tel qu’il est décrit dans la postface du roman *De trap van steen en wolken*, fait abstraction du réel social. Ce n’est pas le cas du réalisme magique en Amérique hispanique ou dans les Antilles, où le merveilleux se fait ancrage dans le réel et confrontation avec ce dernier. Chez les écrivains latino-américains et antillais, le merveilleux n’est pas un simple ornement littéraire, mais bien une partie intégrante d’un combat pour la préservation de l’identité culturelle, contre les valeurs imposées par les puissances coloniales et néocoloniales.
Le réalisme magique, tel qu'il s’exprime dans la littérature haïtienne, puise dans les croyances populaires, notamment le vaudou, pour offrir une vision du monde où la magie, loin d’être surnaturelle, fait partie d’une réalité sociale complexe. Comme l’écrit Govaert à propos des auteurs latino-américains, le réalisme magique devient "une critique directe de valeurs étrangères" et se nourrit de "l’identité propre" des peuples. Dans ce cadre, *Compère Général Soleil* va au-delà de l’esthétique littéraire. Il s’inscrit dans une tradition où la réalité n’est pas simplement dépeinte, mais transcendée par une vision du monde profondément marquée par la culture locale et les luttes de pouvoir.
Ainsi, contrairement à l’idée d’un réalisme magique purement esthétique, le roman d’Alexis témoigne de la capacité de l'écrivain haïtien à réinventer son rapport au réel. Dans son écriture, l'imaginaire n’est pas une fuite vers l’au-delà, mais un moyen d’affronter les conditions sociales et historiques de son époque. Comme le soulignent les auteurs du réalisme magique haïtien, "le merveilleux peut et doit intervenir dans un réalisme puissant et social". Ce n’est pas un merveilleux mystique, mais un merveilleux rétabli dans sa dimension humaine et sociale, enraciné dans le quotidien des personnages et dans les luttes politiques et culturelles du peuple haïtien.