Amour amer, amour à mort... amour maternel

« Tel est le courroux des mères, tel est le cri des mères, telle est la lamentation des mères, qui n'en finit pas jusqu'au dernier jour, jusqu'à la dernière nuance bleuâtre, aux fourmis, au crépuscule et à la poussière des mortels ».

Dilly a 77 ans. Elle se rend à Dublin pour se faire soigner. Le « tueur silencieux », un cancer, la guette. À l'hôpital, Dilly se remémore son histoire: son séjour aux Etats Unis, son mariage résigné, sa vie dans la campagne irlandaise, ses deux enfants... un fils mal accompagné dont le seul intérêt est l'héritage familial et une fille, Eleanora, célèbre romancière, à qui Dilly ne cesse de penser, d'écrire, dans l'attente d'une visite...
Eleanora est-elle Edna ? Edna est-elle Eleanora ? Si le doute plane sur le caractère autobiographique de ce roman, force est de constater qu'Edna et Eleanora ont bien des points communs que le lecteur devine aisément au fil des pages.

Dans cette oeuvre que nous livre Edna O'Brien, l'auteur rend sans nul doute doute un hommage poignant aux mères, mais surtout à sa mère, s'éloignant ainsi quelque peu des romans considérés comme scandaleux qui la rendirent célèbre de par le monde entier. Née en Irlande en 1932, Edna O'Brien s'installe très jeune à Londres, fatiguée du comté de Clare et du catholicisme et du nationalisme ambiants. À l'instar d'autres de ses romans, son Crépuscule irlandais rend ouvertement compte d'une critique des moeurs sociales et familiales irlandaises et s'inscrit dans la mouvance du révisionnisme culturel irlandais.

Si l'amour maternel est omniprésent dans ce roman, il n'en n'est pas moins fragile, tendu, en proie à de nombreuses interrogations dont la principale reste : comment témoigner cet amour?
Ainsi, une fille ne peut elle montrer toute l'ampleur de son affection envers sa mère tant qu'elle n'est pas devenue mère à son tour?

C'est l'amer constat de Dilly qui se rappelle les lettres que sa mère lui envoyait lors de son séjour en Amérique. Chaque lettre se termine par une prière maternelle... la prière d'une mère réclamant un signe de sa fille trop éloignée en ces temps difficiles d'affrontements et de guerre civile.

« Chère Dilly,
Je reprends une fois de plus la plume puisque ça fait quatre semaines qu'on n'a plus de tes nouvelles. T'es malade ou quoi? Il paraît que les gens ils ont la santé en Amérique. Faire ou garnir des bonnets, ou te faire photographier, ça peut pas te prendre tout ton temps. On est fous d'inquiétude au sujet de ton frère. [...] Avec l'argent que tu nous as envoyé, on a remboursé des cousins, les Durack, de leur contribution à ta traversée. Je te vois tout le temps dans mes rêves. Si seulement tu savais comme tu me manques, surtout le dimanche quand je me repose à la plantation. Je joins une prière. Fourre-la dans le creux de la broche d'ambre que je t'ai donnée. [...] J'espère que ton silence cache rien de grave. J'arrête là ces gribouillages.
Ta mère, Bridget. »

Et Dilly revient dans sa contrée natale. N'oubliant jamais Gabriel, son furtif amour américain, elle s'installe en Irlande, et épouse un éleveur de chevaux de course irlandais.

Dilly espérait-elle le même retour d'Eleanora lorsque celle-ci partit s'installer à Londres? Probablement. Cependant, Eleanora, elle, n'est pas revenue. Tout comme Dilly lorsqu'elle était jeune fille, Eleanora laisse sa mère dans l'angoisse, l'attente, l'incertitude, et ce sont autant de témoignages et de formules d'amour qui achèvent la correspondance de Dilly. Si Dilly réprouve la vie de sa fille, et son éloignement, elle n'en reste pas moins en quête d'un échange, d'un dialogue avec Eleanora.

Lorsqu'enfin Eleanora daigne rendre visite à sa mère à l'hôpital, elle ne reste que quelques instants. Troublée, apeurée par la confrontation avec cette mère à qui elle ne sait que dire. D'ailleurs, combien de lettres a-t-elle écrites sans les lui envoyer?
En quittant la chambre de Dilly, Eleanora oublie son sac, contenant son journal intime.

Et Dilly s'engouffre dans une lecture étonnante, recueillant dans un dernier souffle, l'intimité et les désirs cachés de sa fille... et peut-être les siens. Lorsqu'Eleanora réalise son oubli... il est trop tard. Trop tard pour revenir en arrière, trop tard pour dévoiler à sa mère tout l'amour qu'elle lui voue.

L'amour maternel est incontestablement le personnage principal de ce récit. Néanmoins, Edna O'Brien dépeint avec tout autant de force, les vies de couple que mènent Dilly et Eleanora. Des vies subies à défaut d'avoir été choisies. Des vies conjugales et des relations intimes qui sont autant de questionnements quant aux conséquences des choix, ou plutôt des non-choix. Conséquences tantôt heureuses, souvent néfastes, et menant au repli, repli sur soi, repli dans l'écriture.

« Le mari d'Eleanora, Hermann, assurait toujours qu'elle l'avait épousé sous couvert d'amour au service de ses ambitions. Sa mère croyait qu'en choisissant ce fou, cet infidèle, sa fille avait voulu enfoncer un dernier clou dans le cercueil maternel. Eleanora, quant à elle, se disait que la littérature avait peut-être eu sur elle son effet vertigineux. La littérature était un moyen d'échapper à la vie ou de s'y plonger, et elle ne sut jamais trop bien lequel, sauf qu'elle y avait succombé. »

Articulé en différents fragments, le Crépuscule irlandais est écrit avec une très grande finesse. Les parties se succèdent subtilement, nous présentant tour à tour des périodes passées et présentes des vies des deux principales héroïnes de cette oeuvre.

Edna O'Brien nous plonge tantôt dans le quotidien conjugal émoussé de Dilly, avant de nous emmener vers son passé, celui d'une Irlandaise qui, à l'instar de bon nombre de ses compatriotes, a fui la guerre civile, pensant trouver une vie meilleure aux Etats Unis, une vie lui permettant de subvenir aux besoins de sa famille. Tantôt, la romancière nous laisse pénétrer le quotidien du couple Eleanora – Hermann, avant de nous dévoiler l'intimité d'Eleanora au travers de son journal intime. Tantôt, les lettres de Dilly à Eleanora s'alignent en file indienne comme autant de bribes de vies quotidiennes.

Si la construction du récit peut sembler complexe, il est pourtant impossible de perdre le fil de cette histoire multiple. La langue employée par Edna O'Brien n'y est certainement pas étrangère: les dialogues, les descriptions, les lettres présentent un langage qui diffère légèrement au fil des pages – soulignons ici l'excellent travail de traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat - et qui enrichit chaque partie de cette oeuvre décidément percutante et attachante.

Si ce vingtième roman d'Edna O'Brien ne satisfera pas les fidèles de la romancière en attente d'un énième ouvrage dans lequel la sexualité des femmes est explicitement livrée, il comblera les amateurs de récits contemplatifs et poétiques, où les rendez-vous manqués sont autant de subtiles moyens de nous replonger dans nos propres vies.

« Le crépuscule fond sur elle dans cette cuisine, dans cette obscurité partielle, la douce et belle lumière d'un instant de proximité; la franchise d'âme, la magnanimité d'âme, qui traverse craintivement l'univers et craintivement fond sur nous ».
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Chach1712
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le 13 févr. 2011

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