Se lancer dans un récit historique sur la Rus', comme disent les historiens, relève de la gageure, pour de multiples raisons.
D'abord par rapport au nombre très réduit de sources disponibles. Du côté russe, pour faire simple, il n'y a, pour tenter de retracer les premiers siècles de la Rus', qu'un seul texte, La Chronique des Temps Passés (Povest' Vremyan'nykh Let, PVL pour les intimes), que l'on peut recouper, en de rares occasions, avec des sources byzantines ou occidentales (germaniques en particulier).
Or, le minimum que l'on puisse dire, c'est que si la PVL fournit bien des renseignements, elle laisse parfois l'historien moderne dubitatif ; les méthodes historiques employées au XIIème siècle nous apparaissent très étranges de nos jours. Entre les ellipses, les informations omises (volontairement ou non), et les interprétations religieusement et politiquement orientées (la PVL a été écrite par un moine qui cherchait à justifier et consolider la dynastie au pouvoir au moment de l'écriture), le texte est à prendre avec bien des pincettes. Or, depuis au moins deux siècles, les historiens russes ou russophiles s'acharnent à interpréter ce texte fondateur, à dénicher, derrière ses formulations parfois absconses ou elliptiques, des événements et des rapports de force.
C'est là que le non-spécialiste, dont je fais partie, se rend compte que l'histoire est avant tout un travail d'interprétation. Et que ces interprétations varient en fonction de nombreux critères, qui vont de la psychologie des historiens à leur engagement politique.
Prenons un exemple précis, un des nombreux exemples potentiels : celui de « l'appel aux Varègues ». Selon la PVL, en l'an 6370 (862 selon notre calendrier), les tribus slaves, lassées de passer leur temps à se taper dessus, envoient une ambassade aux Varègues (terme plus ou moins équivalent des Vikings, des Scandinaves qui passaient régulièrement le long de la Volga ou du Dniepr pour commercer avec Constantinople). En gros, ils supplient des étrangers, des Suédois, de venir les gouverner car ils ne savent pas le faire eux-mêmes.
Bien entendu, aucun autre document ne mentionne un tel fait ; nous n'avons aucune preuve qui confirme ou infirme la PVL (si ce n'est le fait que les premiers princes de la Rus', dont certains sont sans doute légendaires, avaient des noms scandinaves et non slaves). Mais surtout, depuis plusieurs siècles, l'événement divise violemment les historiens russes clivés en deux camps, les « Normanistes » qui croient qu'un tel événement est possible, et les « Anti-normanistes » qui rejettent catégoriquement l'idée que la nation Rus' ait pu voir le jour avec de l'aide étrangère. En gros, cette division recoupe celle entre Occidentalistes et Slavophiles. Un débat (parfois violent) dans lequel chacun apporte ses arguments, mais au sujet duquel on n'aura sans doute jamais de certitude.


L'autre difficulté majeure que l'on rencontre dans l'histoire de la Russia médiévale, c'est l'incroyable complexité du système politique qui se mettra en place. Face à cela, deux attitudes sont possibles. Soit, comme Michel Heller dans sa très belle Histoire de la Russie et de son Empire, on décide de simplifier les choses pour les rendre et plus accessibles, et moins rébarbatives/répétitives, avec toutes les approximations qu'implique une telle méthode. Soit, comme les deux auteurs de ce livre, Pierre Gonneau et Aleksandr Lavrov, on cherche une quasi-exhaustivité dans les successions princières sur le trône de Kiev (oui, parce que la capitale alors de la Russia, c'était Kiev, ce qui a toujours une importance essentielle dans la façon qu'ont les Russes actuels de voir l'Ukraine) et dans les autres principautés. On prend alors le risque, d'abord d'établir une liste monumentale de dirigeants locaux (dont certains n'arrêtent pas de se faire virer, puis de revenir tous les deux/trois ans, parfis avec les yeux crevés...), mais aussi d'avoir à expliquer en détails le système de succession au trône en vigueur en Russia à l'époque. Et là, on s'enfonce dans des abîmes de complexité.
C'est peut-être là que le livre atteint sa limite. Mais on ne peut pas honnêtement en vouloir à ses deux auteurs d'avoir voulu être ambitieux, une qualité qui n'est finalement pas si fréquente dans les milieux intellectuels.


Des Rhôs à la Russia est un livre formidable. Non seulement c'est une mine d'informations rare, mais on voit à l’œuvre le travail d'historiens, leurs questionnements, leurs doutes, etc. La partie consacrée à la fondation de la Rus' est, en cela, très significative de la méthode employée. D'abord, les deux auteurs présentent les résultats issus de l'interprétation critique des sources et de leur croisement. Ensuite, il confrontent cela aux résultats de recherches archéologiques. Puis ils proposent « leur » vision des faits.
Ensuite, plus on avance, plus les sources se font nombreuses, ce qui n'empêche pas d'avoir à mener des interprétations aussi. Le récit que font les auteurs de l'invasion mongole est un moment exceptionnel, tant par l'érudition que par sa mise en forme. L'idée de consacrer une partie complète à Novgorod, principauté au fonctionnement si particulier que, si elle avait pu en accueillir la capitale, le pays aurait sans doute été très différent (au passage, cette partie apporte un éclairage nouveau sur la scène de la cloche du film Andréï Roublev) ; cette idée est là aussi un choix qui s'avère judicieux, même s'il a dû demander un travail de mise à plat des sources et d'organisation des informations qui a dû être monumental.
Il ne fait aucun doute que ce livre, qui s'achève par l'arrivée au pouvoir de la dynastie des Romanov, va devenir un incontournable pour tous ceux qui s'intéressent à la Russie, voire à l'histoire en règle générale. La méthodologie employée, la richesse de suppositions et d'informations qui s'en dégage, sont exemplaires. Et le résultat est passionnant.

SanFelice
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le 14 nov. 2018

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