Critique de Devant la Beauté de la Nature par Lauraline Xywz
Excellente lecture ! N'ayez pas peur du mot "essai", ça se lit aisément et c'est finement intelligent. On y apprend, on y réfléchit, que du bon !
le 16 mai 2019
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Alexandre Lacroix débute son essai par une constatation somme toute très banale : l'admiration que suscitent les paysages naturels. Un ciel étoilé ou un coucher de soleil nous laissent rarement insensibles : d’où nous vient cette dimension esthétique de la nature ?
La philosophie, tout au long de son histoire occidentale, a souvent abordé ce problème sous un angle bien particulier. En effet, pendant longtemps, l’atmosphère religieuse propre au christianisme (ou parfois au théisme) a conduit à supposer qu’il existait des rapports de proportion et d’équivalence entre les créations humaines (ce qui a trait à l’art en général) et les "œuvres" de la nature. Ainsi de Victor Hugo « L’art est à l’homme ce que la nature est à Dieu ». Lorsque l’homme se livre à une activité artistique il imiterait le geste divin de la Création.
Ainsi, l’esthétique de la nature, en tant que discipline à part entière, n’existait-elle pas : jusqu’au milieu du XVIIIe siècle et le déclin de la vision religieuse du monde, il n’était pas rare de rencontrer dans un même traité d’esthétique des considérations sur les œuvres d’arts et les paysages comme s’il s’agissait de la même chose. Dans Critique de la faculté de juger - la grande œuvre de Kant sur l’esthétique – l’auteur traite pêle-mêle de la beauté des tableaux, des tempêtes, des volcans ou des concerts. Mais est-il si évident de mettre sur un même plan une statue et la mer, une symphonie et le ciel étoilé ?
La seconde raison pour laquelle ce sujet fut relativement peu traité, c’est le point de départ de toute une tradition de penseurs. L’idéalisme philosophique – pour lequel nous sommes piégés dans nos propres représentations, le monde en soi étant inaccessible – fut souvent tenté de se désintéresser de la nature en tant que telle. La nature est certes "belle" d’un point de vue humain, mais pourrions-nous en dire autant si elle était vue à travers les yeux de tel ou tel animal, dont les représentations diffèrent du tout au tout ?
Ainsi, Hegel va tout bonnement congédier l’esthétique de la nature hors du domaine de la philosophie. Dans son Esthétique il affirme que l’esthétique, comme discipline philosophique, ne doit s’intéresser qu’au "beau artistique" et non au "beau naturel", « Nous croyons pouvoir affirmer que le beau esthétique est supérieur au beau naturel, parce qu’il est un produit de l’esprit. L’esprit étant supérieur à la nature, sa supériorité se communique également à ses produits et, par conséquent, à l’art. »
Partons donc de cette problématique : Si nous supprimons cette référence à Dieu ("l’homothétie théo-esthétique") comment se fait-il que nous soyons si profondément remués par la puissance et la beauté de la nature ? Car, de prime abord, il n’y a aucune nécessité à ce que la nature soit belle…
La première partie de l’essai – de loin la plus intéressante – explore les réponses que les penseurs tentèrent de donner à cette question. Très schématiquement, on distingue trois grandes écoles, trois grandes positions théoriques.
La première hypothèse, pour tenter de comprendre le sentiment de beauté que nous procure la nature, serait que nos préférences en matière de paysage furent façonnées par l’évolution de notre espèce, selon un phénomène d’adaptation plurimillénaire à notre milieu naturel. Quel milieu pourrait donc rechercher, il y a plusieurs milliers d’années, un Homo Sapiens vivant avant l’essor de l’agriculture (un chasseur-cueilleur donc) ?
Il est en quête de nourriture (prospection) et de lieux où dormir en sureté (refuge). Son œil doit donc être entrainé à trouver des solutions à ces deux problèmes. En effet, selon la « théorie prospection-refuge » un paysage lui plaira s’il présente certaines qualités : du gibier, des buissons à baies, des arbres pas trop hauts dont les fruits sont faciles à cueillir, la présence de cachettes comme des grottes ou des replis, etc. Autant de propriétés que réunit la savane. Tests scientifiques à l’appui, il semblerait que chez les jeunes enfants - avant que ne se mette en place toute influence culturelle – la préférence se porte sur ce type de paysage. Affaire à suivre…
Cette théorie tente donc de justifier notre relation esthétique au paysage en se fondant uniquement sur la théorie de l’évolution. Ou, pour être plus précis, sur la psychologie évolutionniste, branche pour le moins incertaine de cette dernière. La « théorie prospection-refuge » n’est pas seulement simpliste - ce qui saute immédiatement aux yeux – elle soulève aussi des objections qu’elle semble incapable de résoudre :
1/ Charles Darwin, dans La filiation de l’homme (1871), ouvrage plutôt subversif dans lequel il donne sa vision de l’être humain, considère qu’il existe une simple différence de degré, et non de nature, entre les hommes et les bêtes. L’utilisation d’outils, de la parole ou de sentiments moraux ne lui semblent pas être exclusifs à l’espèce humaine. Pourtant, dans ce plaidoyer pour une continuité entre l’homme et les animaux, il n’envisage qu’une exception : le sentiment de la beauté de la nature. Les animaux ont beau avoir un sens aigu de leur territoire, qui a déjà vu un chien admirer un ciel nocturne ? Un chat un coucher de soleil ? De l’aveu même de celui qui l’a élaborée, la sélection naturelle semble impuissante à expliquer ce phénomène.
2/ La psychologie évolutionniste tombe dans des erreurs grossières de raisonnement : n’est-elle pas en train de superposer et de confondre l’agréable et le beau ? Car il est évident qu’un joli paysage peut-être objectivement trop chaud ou trop froid, trop humide et être même inhabitable. Dire que l’être humain préfère tel type de paysage, cela nous renseigne-t-il sur son caractère agréable ou sur sa beauté ? Ainsi, les falaises rouges du Grand Canyon sont inhabitables bien que splendides : ce paysage ne devrait-il pas nous inspirer du dégoût si la psychologie évolutionniste avait raison ?
3/ Une observation élémentaire mais vertigineuse devrait suffire à invalider ce genre de littérature scientifique : le spectacle de la nature est beau, et ce, à n’importe quelle échelle ! Pourquoi les galaxies, les étoiles, les anneaux de Saturne, le flocon de neige ou la structure microscopique de l’aile de la mouche sont-ils objets d’admiration ? La nature a cela de mystérieux que ses parties sont aussi belles que le tout. Le télescope, qui permet de voir les grands corps célestes, est une apparition récente : l’humanité n’a absolument pas évolué avec ces paysages, qu’elle vient à peine de découvrir. Quel habitat irions-nous chercher dans la structure d’un flocon de neige ou dans une galaxie ?
Petite expérience de pensée : vous contemplez, lors d’une visite au musée d’Orsay, le tableau de Vincent Van Gogh La Nuit étoilée. Le soir, en sortant du musée, vous semblez brusquement plus réceptif au ciel et aux étoiles. Comme si l’art affinait vos qualités d’observation et vous rendait plus sensible aux spectacles de la nature…
De cette idée, Oscar Wilde en tire un paradoxe, qu’il expose dans un dialogue satirique paru dans la revue The Nineteenth Century, Le Déclin du mensonge (1889). Contrairement à l’opinion commune, ne serait-ce pas la nature qui imite l’art ? N’apprécierions-nous pas les paysages qu’en fonction de nos connaissances de la peinture ?
« De qui nous viennent, si ce n’est des impressionnistes, les merveilleux brouillards bruns qui viennent se traîner dans nos rues, estompant les becs de gaz et changeant les maisons en ombres monstrueuses ? A qui, si ce n’est à leur maître, devons-nous les délicates nuées d’argent qui flottent sur notre fleuve, et font de frêles formes d’une grâce moribonde avec le pont courbé et la barque pendante ? »
De là vient la tradition du picturesque, allant de William Gilpin à Uvedal Price, auteurs qui n’hésitent pas, devant un paysage, à s’exprimer comme des critiques d’art, ni à blâmer les fautes commises par la nature. La nature n’est qu’une imitation de l’art, et elle n’est pas exempte d’imperfections, loin de là. Admirer correctement la beauté de la nature implique donc un bagage culturel, et plus particulièrement des connaissances artistiques et une théorie esthétique. Pour ces gens, le monde a moins d’évidence que l’art, la nature multiplie les fautes de goût, elle a des maladresses, des grossièretés et des lacunes. L’art et la culture sont là pour justement les détecter et les réparer (Gilpin va jusqu’à proposer de démolir un monument dépareillant dans un panorama…).
Par exemple, John Ruskin, dans Peintres Modernes, tente dévoiler le secret du génie de William Turner, le célèbre peintre. D’où tire-t-il ses tableaux ? Selon lui, quand on peint un paysage, il s’agit surtout de restituer l’empreinte que le panorama dépose sur notre esprit plutôt que de le restituer fidèlement. Pour Ruskin, le génie de Turner fut d’avoir su, dans sa peinture, apporter des correctifs : il modifie l’échelle pour faire paraître plus haut les cimes, il rase les arbres pour mettre en valeur les roches, etc. Or, il n’y a là ni exagération ni mensonge : le beau ne consiste pas à peindre la nature - qui est médiocre - mais bien l’impression que la nature produit dans l’esprit. Mais ne retourne-ton pas ici dans les ornières de l’idéalisme hégélien ?
Ainsi, de même que certains soutiennent que l’amour a été créé de toute pièces en Occident par les romans de chevalerie, faudrait-il conclure de ce qui vient d'être exposé que c’est la peinture, la photographie ou le cinéma qui ont transformé la nature en objet de fascination esthétique, ce qu’elle n’était pas auparavant ? Le critique d’art aurait-il une émotion plus juste de la beauté du paysage que l’individu lambda ? La culture serait-elle donc une longue introduction à la sensation de la nature ?
Certains auteurs, comme Allen Carlson, ont exploré d’autres voies culturelles. La culture scientifique – et non plus l’art - viendrait enrichir l’émotion esthétique. Pour être en mesure d’apprécier une œuvre d’art il faut des connaissances en histoire de l’art et en critique d’art (ce qui est déjà contestable) ; de même, pour avoir un avis sur la beauté de la nature il faudrait posséder des connaissances en histoire et en sciences naturelles. Une intelligence des phénomènes biologique, géologiques, et peut-être même de la "mythologie" (histoire et sociologie) entourant un lieu serait donc un moyen d’enrichir notre expérience esthétique.
Mais peut-on sérieusement réduire l’émerveillement devant les couchers de soleil à un problème de connaissance scientifique ? Un géologue, contemplant les chaînes montagneuses de l’Himalaya, aurait-il une émotion esthétique plus authentique que le tout-venant ? Faudrait-il donc produire un curriculum universitaire pour être en mesure d’apprécier un paysage ? Comme si les sensations que nous procurent l’environnement – mises au premier plan par la psychologie évolutionniste - n’avaient plus aucune espèce de valeur avant que d’être retravaillées par l’intellect…
Et jusqu’où étendre le champ des influences culturelles ? La contemplation des grands espaces, propre à l’imaginaire américain au XIXe siècle, aurait-elle à voir avec un quelconque phénomène d’ordre politique ? Religieux ? Economique (si on est marxiste) ?
Autre problème. Les connaissances culturelles – et à plus forte raison scientifiques – sont sujettes aux changements et aux variations, alors que l’émerveillement face à la nature semble être un phénomène plutôt l’universel. Nos critères de beauté concernant la nature auraient-ils changé de fond en comble au fil des siècles ? Peu probable.
Devant ces solutions – incomplètes – et non satisfaisantes, l’auteur se tourne vers une troisième voie. La proposition est relativement simple et se rapporte à : « La nature est belle parce qu’elle nous met en présence de ce qui nous dépasse et ne saurait s’expliquer ». On reboucle ici sur une explication de nature religieuse – ou mystique, spirituelle, pour les gens chez qui le mot religion indispose. Bref, une interprétation spirituelle, que le philosophe français Baptiste Morizot raillait sous le nom de « quelque-chosisme ». Vous savez, le genre de lieu commun qu'on entend de plus en plus fréquemment, « Je ne crois pas en Dieu mais en quelque chose » ! La belle affaire ! Le quelque-chosisme, premier courant spirituel du monde occidental.
Le défaut de cette école de pensée, c’est que, comme on pouvait s’y attendre, le raisonnement a tendance à tourner court au bout de quelques pages. Car, une fois arrivé à la frontière du monde connu, comment parler de l’indicible ? Comment découvrir des vérités inaccessibles à la science et au langage humain ? Parler de quelque-chose est bien insuffisant. Plutarque faisait dire à Isis, déesse de la nature, « Je suis tout ce qui a été, est, et sera, et aucun mortel n’a encore soulevé mon voile ». Peut-être que les religions initiatiques de l’Antiquité étaient une des voies d’accès à ses secrets…
Ainsi, pour venir suppléer des penseurs contemporains du Mystère tels que Noël Carroll, Cheryl Foster ou Stan Godlovitch, l’auteur fait appel des pontes de la philosophie : Kant, Wittgenstein, Schopenhauer. Chacun propose son modèle du Mystère, mais toujours en l’abordant de l’extérieur : exploration des limites de l’entendement chez Kant, ou de celles du langage chez Wittgenstein. D’où la fameuse introduction du Tractatus, qui sonne parfois comme une boutade, mais plus frustrante qu'autre chose à vrai dire : « Mon livre consiste en deux parties : celle ici présentée, plus tout ce que je n’ai pas écrit. Et c’est précisément cette seconde partie qui est la plus importante. »
La deuxième partie de l’essai est l’occasion pour Alexandre Lacroix d’explorer (tant bien que mal) cette part d’indicible par le prisme des sensations que nous procure la nature : comment nous voyons, écoutons ou sentons un paysage. Si l’indicible ne peut être l’objet d’un discours il peut tout de même être perçu. Sans oublier, pour conclure, la temporalité propre aux paysages : si on distingue en général les "arts du temps" (musique, littérature, théâtre, cinéma, etc.) des "arts de l’immobilité" (peinture, photographie, sculpture) cette partition n’a pas lieu d’être dans le domaine de l’esthétique de la nature. En tant qu’espace ouvert au regard, le paysage est à la fois d’un abord direct (comme un tableau) et pourtant il se renouvelle en permanence (sa luminosité, ses couleurs, etc.).
Autant dire qu’à la suite de la première partie – et de ses conclusions – on reste sur notre faim. Si on ne peut rien dire d’assuré sur cet "au-delà" peut-être serait-il plus judicieux pour le(s) philosophe(s) de suivre les conseils avisés de Wittgenstein – c’est-à-dire se taire. Et laisser l’initiative aux poètes, aux mystiques et aux mythes d’explorer de l’intérieur ce qui se refuse à tout système. « La rose est sans pourquoi » était la sentence du mystique allemand Angelius Silesius. Façon de rendre hommage à l’indicible sans toutefois l’occulter ?
Chesterton avait pour sa part avancé l’idée amusante que les histoires merveilleuses, les mythes et les légendes, étaient une manière de raviver - face à l’amnésie qui nous menace - les sentiments de grandeur et d’émerveillement qu’inspire en nous la nature : « nous aimons tous les histoires merveilleuses parce qu'elles touchent le nerf de l'antique instinct de l'émerveillement. […] Ces contes disent que les pommes étaient d'or, uniquement pour faire revivre l'instant oublié où nous avons découvert quelles étaient vertes. Ils font couler du vin dans les rivières à seule fin de nous rappeler, pour un moment d'extase, qu'il y coule de l'eau. »
Et si le mythe était la passerelle la plus sûre entre l’homme et la beauté de la nature ?
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Créée
le 28 août 2021
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