Disparaître
Fiche technique
Résumé : « Il est entré dans la maison en courant, bruyamment, tout excité, sur le point d’exploser, et nous l’avons entendu et senti avant même qu’il ne se mette à produire ces cris horribles que nous connaissions si bien et qu’il ne devait jamais plus émettre. Il est entré comme un enfant, un enfant sauvage, hors de lui (…) Que criait-il ? Criait-il : Venez ! Criait-il : Ça va tomber si vous ne vous dépêchez pas ? Ou criait-il : Venez vite voir ce que je vous ai apporté ? (…) Encore aujourd’hui, après toutes ces années, il me semble sentir ce ton dans les moments terribles, quand j’ai l’impression que, pour un caprice, l’univers est sur le point de s’écrouler. » La vie de famille des Ciarrosa changea du jour au lendemain, lorsque le père ramassa « Ça » dans la rue. Mais qu’était-ce donc ? Un déchet ? Une bête ? Si elle est repoussante, cette chose attire et fascine la famille, au premier rang de laquelle le père qui semble ne plus pouvoir en détourner son attention. Les filles de la maison grandissent comme des fleurs en pot : à l’étroit, constamment surveillées, elles évoluent dans un monde clos et inquiétant. Des fleurs, d’ailleurs, elles portent les prénoms. Marguerite, Orchidée, Magnolia… « Le lecteur se demandera pourquoi nous ne nous échappons pas. Peut-être dans sa question percevra-t-on une once de reproche que nous pourrions traduire comme il suit : Puisque vous ne le faites pas, vous méritez la vie que vous menez ! Dans l’immédiat sortir d’ici est impossible, il est clair que nous n’avons qu’une vie et que nous ne pouvons pas penser à une scission. Carmen Boullosa, avec le style nuancée, lapidaire et imagé qui est le sien, raconte le quotidien de cette famille, comme un jardin d’Eden où les pommes seraient irrémédiablement gâtées. Ce récit intriguant, mystérieux, capte et fascine. Par la brièveté des chapitres et l’écriture claustrophobe de cet espace familial, il nous rappellera un peu L’écume des jours de Boris Vian. L’écrivaine mexicaine n’est pourtant en rien étrangère à ce foyer de fleurs fanées. L’alternance de la narration à la première personne ainsi que l’intimité nous laissent rapidement penser qu’elle livre ici un récit au plus près de son vécu. Elle confie d’ailleurs que la publication de ce récit, le tout premier de cette auteur reconnue comme un des piliers de la littérature mexicaine, ne fut pas chose facile. Comme toutes les vérités intimes, elles fascinent autant qu’elles dégoûtent. Qu’est ce que ce « Ça » si obsédant ? N’importe qui en pleine possession de ses moyens, peut ramasser ça dans la rue et le jeter quelques mètres plus loin (…) Mais le cas de papa va beaucoup plus loin que ceux qui viennent d’être décrits (…) en dehors du fait que ça me dégoûte d’y penser, je ne le crois pas, car je ne l’ai jamais vu le toucher – il devait prendre des cartons comme je l’avais fait ou une pelle pour le faire passer constamment d’un lieu à un autre. Mais si répugnant qu’il soit, et si insignifiant, le « ça » devient une idée fixe pour tous les membres de la famille, comme toutes les secrets de famille ou les cadavres dans les placards… Pour le lecteur initié à la psychanalyse, le « ça » nous évoque le lieu obscur et sombre où se terrent les plus inavouables pulsions de la vie et de la mort. Des élans sans objets ni raisons. Il est ici tout aussi insidieux, il est quelque chose de nocif et de radicalement étranger à la famille. Et pourtant, face à ce « ça » si intrusif, la famille se resserre autour d’une sourde violence. Orchidée s’enfuit, jetant un peu plus l’opprobre sur une famille déjà blottie dans sa honte et sa solitude. Malgré un défilé d’étrangers, palliatifs éducatifs ou ménagers, rien ne semble pouvoir endiguer la dégradation du foyer : vous n’avez rien, vous n’avez jamais rien eu. Vous êtes nés d’une feuille ; votre corps est un vestige ; ce sont les ruines d’un passé qui n’a jamais été présent ni futur. Personne ne le démentira jamais. Disparaître est un texte dur et poétique, sur la rudesse et la force des liens familiaux, sur ce qu’ils détruisent, et sur ce qu’ils renforcent. Carmen Boullosa ne donne ni conseils ni morale, elle narre comme un poème une enfance égrainée par la violence et le ressentiment. Aussi écrit-elle : C’est nous les morts - les abandonnés, les laissés pour compte – pas vous, pas vous qui nous regardez sans reproches (…) C’est nous et pas vous Dont le squelette rapetisse chaque jour Dont la bouche est de plus en plus vide Juste un goût amer Car les goûts, nous les avons épuisés.