Jean-François Billeter ne se contente pas de fort bien connaître la Chine ; il sait en plus fort bien penser et écrire en français.De ce fait, la pensée de Tchouang-Tseu qui semblait jusqu'ici obscure, fumeuse et ésotérique devient tout d'un coup limpide et pénétrante, pleine de contenu et de signifiance. Une aide précieuse pour lutter contre l'illusion en des temps où celle-ci prédomine si lourdement !
L'enjeu perdu de vue
" Pourquoi l'impitoyable lucidité du moraliste et son esprit subversif très particulier sont-ils restés incompris de l'ensemble de ses exégètes, depuis le début de l'ère impériale jusqu'à nos jours ?
De nouveau, je ne puis qu’ébaucher un début de réponse.
Je pense qu'il faut chercher la cause de cette cécité dans la transformation que le monde chinois a connue lors de la création de l'empire par Ts'in Cheu-houang en -221 et sous les premiers empereurs de la dynastie des Han occidentaux (IIè et Ier siècles avant notre ère). Les conditions de la vie politique, intellectuelle et morale ont changé. A l'époque de Tchouang-tseu, les cours princières étaient le lieu d'intrigues politiques, mais aussi de débats d'idées. Des hommes qui défendaient une cause pouvaient s'y faire entendre, y trouver refuge quand ils étaient persécutés ailleurs. Des vues antagonistes s'affrontaient, la nouveauté était appréciée. Tout cela change sous l'empire. Le pouvoir se trouve concentré dans la personne de l'empereur, qui est désormais le centre de toutes choses. Les luttes politiques se déroulent maintenant autour de ce pôle unique. Pour ses proches et les membres de son gouvernement, la critique est un acte périlleux. Pour les autres, elle est frappée d'un tabou absolu."