« Une œuvre d’art prétendu religieux qui n’inspire pas la prière est aussi monstrueuse qu’une belle femme qui n’allumerait personne. »


Si je devais résumer le livre d’Olivier Rey en une courte phrase je l’exprimerai ainsi : Les peintures ne sont pas historiquement nées d’un besoin esthétique - pas plus que les églises furent construites pour attirer les touristes. Le problème, c’est que l’homme pour qui l’héritage des siècles passés s’est perdu n’a plus le regard éduqué pour comprendre ce qu’il voit et se transforme inéluctablement en touriste de sa propre culture.


En l'occurrence, le spectateur admire comme une fin une performance esthétique qui ne fut longtemps qu’un simple moyen. Incapable de lire le texte symbolique de sa civilisation, il confond le chemin et la destination. Si Nicolas Gomez Davilà disait juste, à savoir que les musées sont la punition des touristes, il faut alors croire que notre situation est préoccupante : les modernes sont pareils à des touristes perdus à l’intérieur d’un gigantesque musée à ciel ouvert.


Olivier Rey nous propose donc une généalogie des images : un regard rétrospectif afin de changer notre perspective et ainsi comprendre que la peinture en tant qu’art n’est pas sortie ex-nihilo d’elle-même. Elle doit son existence aux enjeux théologiques dont le christianisme a lesté les images et en garde aujourd’hui certains stigmates. Une peinture "profane" n’a pu se développer en occident que corrélativement à certaines doctrines religieuses concernant la représentation.


Si le christianisme fut la religion de sortie de la religion, il faut croire que la peinture n’a pas échappé au phénomène.



Incarnation et représentation



On connait l’interdit du peuple juif à l’endroit de toute représentation de la divinité. L’absolue transcendance du Dieu unique rend impossible toute figuration : son nom ne peut être prononcé (YHWH), pas plus qu’il ne peut l’objet d’une image. Le Décalogue est clair : « Tu ne feras aucune image sculptée, rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux, là-haut, ou sur la terre, ici-bas, ou dans les eaux, au-dessous de la mer ». Dieu n’avait-il pas averti Moïse qu’aucun homme vivant ne pouvait voir Sa face ?


Chez les chrétiens, la question se posa elle aussi : maintenant que Dieu s’était incarné parmi les hommes était-il licite de le représenter ? Question d’autant plus ouverte que Jésus dans son enseignement n’évoque jamais l’interdit des images.


Chez les adversaires des images - les iconoclastes - on soutenait que les images étaient une forme d’idolâtrie, une contamination du paganisme au sein du christianisme. De plus, Jésus n’était pas venu abolir la Loi mosaïque, mais l’accomplir. L’absence d’information dans les évangiles sur l’apparence de Jésus signifiait à leurs yeux que seule la parole compte : la représentation ne pouvait que détourner de la vraie foi.


Les partisans des images - les iconodules - considérèrent que non seulement l’Incarnation autorisait les images, mais même les appelait : Jésus ne s’était-il pas donné à voir ? La représentation devient aussi et surtout un moyen apologétique, une façon de témoigner : oui, l’Incarnation à réellement eu lieu, regardez ! Nier les images c’est nier le Verbe fait chair.


En parallèle de l’utilisation fréquente des symboles (la colombe ou le poisson) durant les premiers temps du christianisme, les deux conceptions s’affrontèrent. Toutefois, le temps passant, la nécessité de garder dans les mémoires l’Incarnation grandi. D’autant plus qu’elle se voyait mutilée du fait de multiples hérésies naissantes, niant la nature humaine (le docétisme) ou divine (l’arianisme) du Christ.


Ainsi, le concile Quinisexte de 692 recommande que Jésus ne soit plus évoqué par un symbole (l’agneau) mais offert aux regards tel qu’il vécut parmi les hommes. Le concile de Nicée II (787) entérine la décision, encadre et justifie théologiquement la vénération des icônes. Contre l’idolâtrie il est stipulé : la vénération concerne non l’icône en elle-même mais la personne qui y figure - « l’honneur rendu à l’icône atteint le prototype ».


Dans la Genèse, il est dit que l’homme est à l’image et à la ressemblance de Dieu. Plus précisément, l’homme est à l’image de Dieu et il est invité à lui ressembler. Le Christ (et plus tard les saints) devient le modèle, dans tous les sens du terme. Le but de l’image religieuse est, « par la figuration, introduire la transfiguration de l’ici-bas en ici-haut ». C’est alors que le christianisme en est venu à emprunter deux voix : si l’icône orientale invite à tourner son regard vers le monde transfiguré, la peinture religieuse occidentale invite à percevoir un monde appelé à la transfiguration.


Olivier Rey explicite très bien la différence de traitement des images entre l’orient et l’occident, qu’on peut sommairement ramener à la nuance entre la contemplation et l’action.



Orient



L’icône orthodoxe est un seuil, elle fait entrevoir le monde transfiguré. Elle possède un rôle fondamentale dans la liturgie : dans les églises orthodoxes, les icônes marquent le seuil entre l’espace réservé au clergé et celui dédié aux fidèles.


Etant une fenêtre sur le monde transfiguré, l’icône insiste sur la dimension divine du Christ : tout ce qui pourrait suggérer le monde matériel est évité. Ainsi, pour figurer le monde suprasensible, on fait disparaître le volume, l’espace, le poids et la variété habituelle des couleurs. Ce qui explique entre autres l’absence de représentation de la nature.


L’image peinte est baignée par une lumière divine – le fond doré - qui n’a pas de source localisée : elle illumine un monde sans ombre. Olivier Rey nous explique que le peintre commence par poser cette lumière divine puis applique les autres couleurs, de la plus sombre à la plus claire : métaphoriquement, il retrace la tragédie de la Chute puis la remontée vers la lumière divine, la rédemption.


L’icône est donc un chemin vers la prière et en cela sa vocation est plus relationnelle que représentationnelle. Elle établit une relation réciproque avec celui qui la contemple : elle contemple en retour celui qui la regarde. Olivier Rey voit là une des raisons de l’utilisation de la "perspective inversée" : le regard qui organise l’image ne vient pas du spectateur mais de l’image elle-même. C’est aussi la raison pour laquelle les personnages sont toujours représentés de face. On comprend vite pourquoi l’icône est peinture et non sculpture : il est toujours possible de faire le tour d’une sculpture et d’échapper à son regard.



Occident



L’occident n’accorda pas aux images le statut qui leur fut accordé en orient. Elles n’eurent jamais le caractère sacré par exemple accordé aux reliques. L’adoration des images était considérée comme de l’idolâtrie. Si le monde grec a fait un enjeu théologique majeur des images, l’Eglise latine se montra plus flexible. Il en découle plusieurs conséquences.


Au premier rang, il en résulta une plus grande liberté représentative qu’en orient. Ce qui entraîna une relative confiance accordée aux capacités d’imagination et d’invention de l’artiste. En figurant plutôt "l’ici-bas" en attente de transfiguration que "l’ici-haut", elle accorda plus d’importance à la nature, à la "matérialité" quotidienne.


Alors que l’orient a conféré aux images un rôle liturgique (orienter vers la contemplation), l’occident leur donna un rôle pastoral (orienter l’action) : c’est-à-dire enseigner au peuple de Dieu les divers épisodes de l’Ancien et du Nouveau Testament. De là une variété infiniment plus grande des sujets traités : des prêches de Jésus, jusqu’aux horreurs de l’Enfer et de la damnation. C’est la fameuse "Bible des illettrés" : ce que l’écrit procure aux gens qui lisent, la peinture le fournit aux analphabètes.


La scolastique médiévale s’est à son tour emparée de la problématique des images pour l’enrichir. Au-delà de la fonction pastorale, l’image eu pour rôle d’entretenir la ferveur des fidèles : par la vue, atteindre à l’émotion, stimuler la pensée. Comment toucher en son for intérieur le fidèle ? La latitude des peintres fut encore élargie : l’anachronisme dans les costumes ou les paysages doit permettre au fidèle de s’identifier rapidement aux scènes qu’il regarde.



« Le monde entier est pour l’homme une théologie » (Saint Bonaventure)



En retraçant la généalogie de la peinture occidentale on remarque assez rapidement qu’une place croissante fut accordée à tous les éléments de la création, un glissement vers une forme de "naturalisme". Toutefois, il ne faut surtout pas y voir, dans un premier temps, une licence prise par rapport à la vocation religieuse de la peinture, au contraire. La théologie elle-même poussait en ce sens. « L’attention portée à la nature, n’a pas procédé d’une émancipation de la terre par rapport au Ciel, mais plutôt de la faculté de la terre de témoigner du Ciel ». Il y a pour cela plusieurs raisons.


En premier lieu, la doctrine de Denys l’Aréopagite, référence prépondérante du Moyen-Âge occidental. Pour Denys, une des voies pour approcher Dieu passe, par contraste, par toutes ses manifestations dans la création. Sur le mode de la théologie négative, l’humilité de la création rappelle le fossé la séparant du divin. Approcher Dieu par la dissemblance. Plus une réalité est humble, modeste, plus elle nous fait figurer l’indicible de Dieu.


L’idée que la création entière est un chemin vers le créateur ne s’est pas affirmée que de façon négative. Ainsi dans la scolastique médiévale. Saint Bonaventure avait écrit que « Toute créature est Parole de Dieu, parce qu’elle parle de Dieu ». Tout, dans la nature, peut être prétexte à approcher du divin, et l’infinie variété du monde sensible est métaphore de l’infini divin. Alors que les premiers chrétiens, sous l’influence néo-platonicienne, étaient tentés de se désintéresser des réalités sensibles, l’influence renouvelée d’Aristote dans la pensée chrétienne engendra l’effet inverse.


Olivier Rey souligne que le dogme de la transsubstantiation (établi au XIIIe siècle) – c’est-à-dire la présence réelle du Christ dans le pain et le vin consacrés par le prêtre – a porté les chrétiens à une attention redoublée sur la matérialité et l’épaisseur des choses. La nature en sa totalité, de même que le pain et le vin – issus du blé et des vignes – révèlent Dieu.


La dernière cause du naturalisme grandissant n’est pas moins religieuse. Durant les premiers siècles, pour témoigner de sa foi, il fallut surtout témoigner de la divinité de Jésus, notamment contre le scepticisme païen, l’arianisme ou la récalcitrance des juifs. Vint le moment où le besoin de convaincre les fidèles de la divinité du Christ ne se fit plus sentir : ce qu’il fallait, dorénavant, c’est rappeler son humanité. A cette époque, les cathares affirmaient que Jésus n’était pas vraiment un homme. Le modèle byzantin était le Christ en gloire – le Christ pantocrator –, celui de l’occident fut le Christ humain et souffrant. Olivier Rey souligne la multiplication des peintures où l’enfant Jésus apparaît nu, manifestant sa condition sexuelle, c’est-à-dire mortelle.



Difficultés du naturalisme



Evidemment, le naturalisme engendra certaines difficultés qui amèneront à terme à une sécularisation de la peinture.


Le premier dommage tient au dépérissement des ressources symboliques : dans un cadre entièrement "naturel" comment dépeindre sans ambiguïté le "surnaturel" ? Par exemple, on désignait jusqu’alors la sainteté par une auréole dorée, procédé qui, dans un contexte naturaliste devient inadmissible (certains peintres se sont essayés, de façon bancale, à peindre des auréoles respectant la perspective). Mais alors, comment figurer la sainteté ?


Le glissement vers le naturalisme devient doublement dangereux : les spectateurs tendent à perdre la connaissance du langage symbolique subtil présent dans nombre d’anciens tableaux, tandis que l’ambiguïté des peintures plus contemporaines risque d’entraîner des interprétations désastreuses.


Pire encore, notre œil désormais éduqué au naturalisme prend régulièrement pour un réalisme "naïf" et ingénu ce qui était une représentation symbolique. Nous n’abordons plus les images anciennes avec le type de regard qu’elles réclament.


Exemple emblématique selon Olivier Rey, l'épisode de la mort de la vierge Marie – la dormition de la vierge. L’icône orientale pouvait encore représenter cet évènement. Au contraire, la difficulté en occident pour représenter une telle scène fit que le sujet dû être quasi abandonné. Le peintre italien Andrea Mantegna s’y est essayé au milieu du XVe siècle. Question : Dans ce tableau le Christ tient-il entre ses mains une âme ou une statuette ? Il est devenu impossible de représenter les âmes autrement que de façon allusive et ambigüe.


Le déclin à la sensibilité au symbolique dans l’image pris une telle ampleur qu’à la fin du XVIe on ne comprenait déjà plus pourquoi l’enfant Jésus était représenté nu. Le spectateur voit un « corps nu, non ce que à quoi cette nudité renvoie », on y voit une simple marque d’impudicité, de surcroit en contradiction avec le texte de l’Evangile. De même, le sens de nombreux autres détails a été perdu, tel le sang au côté du Christ agonisant, qui en coulant rejoint l’entrejambe. Manière non naturelle, mais symbolique, d’unir le sang de la Passion au sang de la circoncision, le début et la fin de la vie, l’Ancienne à la Nouvelle Alliance. Dans un cadre naturaliste cet effet sonne de façon étrange, comme si le liquide échappait aux lois de la gravité. L’appauvrissement symbolique est un appauvrissement de ce qui est proposé à la méditation du fidèle.



Transfert du sacré



J’ai parlé plus haut de sécularisation de la peinture, mais il faudrait plus exactement évoquer un transfert du sacré.


Le naturalisme en peinture a tendance à pousser à la performance technique, et à faire du sujet de la peinture un simple prétexte pour celle-ci : ce qui est admiré c’est moins le "prototype" de l’image que la performance artistique de l’auteur du tableau. Ou, pour être plus précis : le "prototype" de l’image – ce qui est sacré dans la peinture - se déplace du sujet vers l’auteur. Ainsi, la personnalité de l’artiste s’interpose entre le fidèle et le véritable "prototype".


Voilà en quoi il y a transfert du sacré : la peinture était autrefois un "pont" vers une dimension religieuse de l'existence ; de nos jours, elle a revêtu elle-même cette dimension religieuse. Les lieux de pèlerinages sont désormais les musées et non les églises.


Les peintres sont effectivement devenus de plus en plus habiles dans la maîtrise de leurs effets et les spectateurs plus accoutumés à apprécier leurs œuvres en fonction de cette maîtrise. Ainsi, les œuvres du passé passent souvent pour grossières en regard des œuvres modernes. La peinture prend alors part dans une histoire, plus particulièrement une histoire de la technique, où l’on évalue les progrès effectués.


Or, tout progrès ne peut s’évaluer qu’à partir d’un point fixe : si celui-ci est purement esthétique, on peut certes dire qu’il y eut progrès, par contre si l’ambition de l’œuvre est de susciter la prière on pourrait plutôt parler de décadence. L’iconoclasme protestant a sûrement joué un rôle dans ce processus : en vidant les églises de leurs peintures il a favorisé l’essor d’un art profane et permis la multiplication des collectionneurs.


La réponse picturale que l’Eglise catholique donna à la Réforme ne fit qu’entériner le processus : le courant baroque et ses images à la surenchère toujours plus grande aggrava le problème. Dans un cadre naturaliste il devient de plus en plus difficile d’évoquer le surnaturel, à moins de tomber dans la surenchère – d’ajouter des "effets spéciaux" - ici encore, moyen pour l’auteur de réaliser une performance technique. Un mauvais goût déplacé et contraire à l’esprit du sujet traité.


Dans la La femme pauvre, Léon Bloy questionne notre rapport à ce genre de peinture. S'attardant sur le tableau de Raphaël, La Transfiguration, il note :


« Depuis trois cent cinquante ans qu’elle existe, un seul homme a-t-il jamais pu prier devant cette image ? À l’aspect de ces trois gymnastes en peignoir qui s’enlèvent symétriquement sur le tremplin des nuées, je déclare qu’il me serait tout à fait impossible de bafouiller la moindre oraison. […] C’est que Raphaël, au mépris de l’Évangile, qui n’en dit pas un seul mot, a tenu à faire planer ses trois personnages lumineux, obéissant à une peinturière tradition d’extase infiniment déplacée dans la circonstance. [...] Vous parlez de la prière. Ah ! c’est, en effet, le vrai point. Une œuvre d’art prétendu religieux qui n’inspire pas la prière est aussi monstrueuse qu’une belle femme qui n’allumerait personne. Si nous n’étions pas hébétés par la consigne des traditionnelles admirations, nous n’arriverions pas à concevoir - que dis-je ? - nous serions épouvantés d’une Madone ou d’un Christ qui n’aurait pas le pouvoir de nous mettre à deux genoux. »


Le fait est que le religieux s'exprime difficilement avec des mots, et la peinture offrait un passage à celui qui cherchait des réalités plus hautes. De ces "ponts" vers le divin, Simone Weil disait que « nous en avons beaucoup surélevé l'architecture. Mais nous croyons maintenant qu'ils sont faits pour y habiter. Nous ne savons pas qu'ils sont là pour qu'on y passe ; nous ignorons, si l'on y passait, qui l'on trouverait de l'autre côté ».

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le 7 janv. 2022

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P. b.

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