Mélancoliques mimoïdes
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le 5 mars 2016
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Si la paternité de Gorboduc fut attribuée au seul Thomas Sackville pendant des siècles, pour des motifs assez douteux, la question ne se pose plus aujourd'hui : Thomas Norton, aussi bien que Thomas Sackville, en est bien le co-auteur. Et cette double parenté n’est pas sans conséquence sur le texte, mais chaque chose en son temps.
Gorboduc, roi de Bretagne sous l'Antiquité, considéré comme monarque légitime tout autant que sage, décide, on ne sait trop pourquoi, contre l'avis de sa femme, la reine Vidéna, et de son conseiller le plus sage, Eubule, de ne pas laisser la couronne à son fils aîné à sa mort comme le veut l'usage, mais de partir vite fait à la retraite et de partager son royaume en deux, le donnant à gouverner à ses deux fils. Vous voyez où je veux en venir : vieillesse, faiblesse, iniquité, division de l'unité étatique... Cette décision d'un vieux roi entêté provoquera malheurs, vengeances, meurtres en veux-tu en voilà (y compris fratricide et infanticide), et j'en passe.
Évidemment (je vous entends penser derrière mon écran), tout ça n'est pas sans rappeler Le Roi Lear et la double tétralogie des pièces historiques de Shakespeare (le Gordobuc historique étant de surcroît vaguement apparenté à Cordelia, la plus jeune fille de Lear). Et il y a de ça, sans conteste. L'unité de l'État mise à mal et engendrant des catastrophes, c'est bien là le sujet de Gorboduc, même si Shakespeare, lui, travaillera plus en profondeur que Norton et Sackville la question du corps du roi et du corps de l'État. Ici, même si le propos vise à l'universalité, le contexte historique est on ne peut plus primordial, et on pourrait même parier que sans ce contexte, la pièce - considérée comme la toute première pièce historique du théâtre anglais, ce qui n'est pas rien - n'aurait pas existé.
Car bien qu'une des influences revendiquées par les auteurs soit L'Histoire des rois de Bretagne de l'inévitable et tendancieux Geoffroy de Monmouth (l'autre influence pleinement assumée étant Sénèque, dont nous reparlerons plus tard), Norton et Sackville vivaient sous la dynastie Tudor, avec tous les conflits et dérives que cela impliquait alors (notamment sous Édouard VI et Marie Tudor), et avaient donc avec Gordobuc un objectif clairement pédagogique et moral : souhaitant alerter le peuple anglais contre les dangers d'une division et d'une rébellion contre l'autorité, en leur désignant les désastres des temps passés, ils rappelaient en passant à la reine Élisabeth - et de façon pas forcément très subtile, d'ailleurs - qu'il était grand temps pour elle de se marier et de pondre un héritier, histoire de ne pas laisser un de ces jours le trône vacant et les affres de la guerre civile resurgir. De même, c'est à peine s'ils déguisèrent au dernier acte de leur pièce des allusions peu amènes à Marie Stuart et à Philippe II d'Espagne, qui, on le sait, se seraient bien vus à la tête de l'Angleterre.
Mais, pour nous qui ne sommes point des sujets d’Élisabeth Tudor, ce n'est peut-être pas l'argument de politique contemporaine qui captera le plus notre attention - quoique je n'en nie pas l'intérêt. Cette pièce est une réelle curiosité, mieux, une belle découverte, pour qui n'est habitué qu'à Shakespeare et Marlowe, pour ne citer que les deux dramaturges élisabéthains les plus connus côté tragédie. Et il n'est pas forcément besoin d'être calé en théâtre élisabéthain pour ressentir très rapidement l'originalité de cette tragédie. Je le disais plus haut, on a deux auteurs pour une pièce, tous deux anciens étudiants de la fameuse école de droit dénommée Inner Temple - pour mémoire, les écoles de droit ont permis l'essor du théâtre élisabéthain, offrant des lieux de représentation et formant les étudiants à l'art dramatique. Il est admis que, en gros, Norton aurait écrit les trois premiers actes, et Sackville les deux derniers. Or, si des spécificités stylistiques restent patentes, à savoir beaucoup de rhétorique dans les actes écrits par Norton, plus de lyrisme et de démonstration "pédagogique" dans ceux de Sackville, leur projet commun ("Chers compatriotes, ne versez pas dans la division et le violence, chère Reine, nous voulons un héritier") donne étonnamment une unité bien réelle à Gorboduc.
J'évoquais plus haut Sénèque, influence revendiquée par Norton et Sackville. Ils ont gardé du dramaturge latin une certaine structure dramaturgique, notamment dans l'utilisation d'un chœur intervenant à la fin de chacun des actes, ainsi qu'un goût prononcé pour une violence qui se déchaîne sans sembler pouvoir s'arrêter. Encore que... encore qu'aucune violence d'aucune sorte ne soit montrée, mais uniquement rapportée par les personnages acte après acte. Ce qui peut rappeler les inventions scéniques du théâtre grec antique, notamment le procédé de l'eccyclème, cette plate-forme roulante qui sortait de la skéné (structure fermée derrière la scène proprement dite) pour dévoiler les horreurs commises hors de la vue des spectateurs, mais qui n'avaient pas échappé à leur ouïe (cris de personnages assassinés, etc.) Je pense qu'il y a dans Gorboduc un potentiel proprement visuel et auditif qui ne demande qu'à être exploité par des metteurs en scène contemporains, pour peu qu'on ne soit pas trop bégueule.
Ce qui frappe également à la lecture, ce sont les dialogues, qui ne ressemblent plus tellement à du Sénèque, ni même aux délicieux débats des tragédies grecques. Car si on est très souvent, dans les trois premiers actes, dans une confrontation argument contre argument, position d'un personnage contre position d'un autre personnage, ces mêmes personnages ne semblent que rarement se parler. On est quasiment dans des soliloques qui s'enchaînent et se répondent de façon rhétorique, et non scénique. Et les deux derniers actes reprennent cette manière, même si les personnages ne sont plus dans les arguments contraires mais dans les lamentations, désespérances et réflexions sur l'État. On peut voir là sans doute une autre influence, celle-là non revendiquée : celle du théâtre médiéval, qui était assez loin de l'utilisation des dialogues que l'on connaîtra à partir de la Renaissance. Car Gorboduc est une pièce-charnière, et ce n'est pas là sa moindre qualité, qui a encore un bon pied dans le Moyen-âge et un autre dans le XVIème siècle. Les personnages, notamment, très caractérisés, rappellent les Moralités (mais ça, on le retrouvera aussi, entre autres, chez Marlowe). En revanche, je me serais attendue à ce que, dans une pièce qui fait transition dans le théâtre anglais, la vision du monde analogique médiévale, qu'on ressent encore beaucoup chez Shakespeare, soit beaucoup plus présente. Sans doute est-elle un peu occultée par les préoccupations politiques des auteurs, ce que je trouve un peu dommage.
Tout cela étant dit, je ne voudrais pas donner l'impression que Gorboduc est une pièce uniquement à destination des universitaires et autres fanatiques du théâtre élisabéthain. C'est une tragédie plutôt aisée d'accès, courte, qui ne multiplie pas à foison les niveaux de lecture. Tout ce que j'ai précisé sur les influences médiévales et antiques, sur les dialogues, chacun peut le saisir facilement, même sans mettre un nom dessus. Il est ici question de politique, d'un monde en proie aux divisions et aux violences qui sont le lot des humains, d'un déchirement de l'ordre "naturel", de déchirements familiaux, de l'ordre contre le désordre... et de l'importance du Parlement (ce qui n'était guère à la mode en France à la même époque). Ça se lit très bien, c'est inventif, et j’imagine que ce serait encore mieux sur scène... mais pour ça, on peut toujours attendre !
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le 7 févr. 2019
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