Billeter dépoussière la traduction d'Héraclite et restitue l'originalité de sa pensée, qui semble aller beaucoup plus loin qu'une simple théorie des contraires et du devenir permanent. D'ailleurs, on n'est même pas sûrs que les fragments concernant le fleuve ("on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve") soit vraiment d'Héraclite si on en croit l'auteur de cet essai. Pour Billeter, Héraclite pense d'abord le rapport entre sujet, langage et réalité. Selon lui, le logos abîme chacun de nous dans un monde qui lui est propre et qui diffère de la réalité, quand bien même il a été composé avec le même langage. C'est pour cela que Héraclite voit la guerre de partout : il y a guerre entre les mondes et les perceptions. La seule manière d'accéder à la réalité, le kosmos, c'est d'arrêter le langage et toutes les opérations inconscientes qui nous font altèrent notre perception du réel. Tout d'un coup, Héraclite n'est plus ce philosophe élitiste un peu fumeux qui croit vraiment que la flamme est le mécanisme qui fait tourner le monde, mais un sage à la pensée cohérente dans laquelle le devenir n'est que la partie d'un tout (les tensions intermondaines et extramondaines), et non pas une idée sortie de nul part. Billeter habite certainement trop son Héraclite, mais ça marche, la philosophie se met en branle et nos certitudes vacillent. Un grand petit livre - par contre, pourquoi ne pas l'avoir sorti directement avec l'essai sur le Tchouang-Tseu qui traite peu ou prou du même sujet ?