Commençons par parler de moi. Je crois avoir dit ailleurs que Jérôme Bosch est mon peintre préféré. Rien de raisonné – ni de raisonnable ? – dans ce choc. En fait, ce sont bien sûr les triptyques, surtout, qui me plaisent intimement – qui me plaisent et m’émeuvent et me mettent mal à l’aise et m’intriguent et me fascinent et me choquent, si jamais il faut établir une différence. S’il faut malgré tout y trouver une raison, la voici peut-être : les tableaux de Bosch mènent à leur dernier point la question primordiale que je me pose sur toute œuvre d’art, quelle qu’elle soit, celle de son rapport au réel. (Toutes les autres questions, y compris celle du langage, me paraissent se rapporter en dernier ressort à celle-là.) Évidemment, ils n’y répondent pas – d’où leur irréductible et irréversible richesse. Autrement dit (p. 19), « “Que représente Jérôme Bosch ?” ; “Qu’est-ce que ça veut dire ?” ; “Qu’est-ce que ça cache ?” Absolument rien : tout est présenté. »
C’est que Jérôme Bosch ou la Fourmilière éventrée, et cela fait partie de son charme, n’y répond pas non plus, proposant plutôt des pistes, des jalons, voire des flashes – j’en parlerai en détails dans quelques paragraphes. Pour cela il faut abandonner l’idée de clés d’interprétation ou d’une grille de lecture universelles toutes faites, qu’il suffirait d’appliquer à n’importe quel tableau pour en tirer la substantifique moelle. (Une telle grille est toujours rassurante, et c’est ce qui désempare plus d’un lycéen studieux lorsqu’il doit commenter un texte qui ne se rattache à aucun courant littéraire, par exemple.) Il faut aussi admettre que la connaissance de ce qui entoure une œuvre qu’on apprécie n’est pas indispensable mais enrichissante, admettre encore que jamais elle n’épuise une œuvre d’art digne de ce nom, ni ne suffit à expliquer pourquoi, en tant que non-spécialiste de peinture, on aime tel ou tel peintre. (Au risque de décevoir d’une part les romantiques indécrottables, d’autre part les médecins légistes de l’art, il faut redire que comprendre ne s’oppose pas à aimer.)
Pourtant, donc, le livre de Pierre Sterckx, se voulant « le texte d’un va-et-vient entre la métaphorisation poétique d’un art et son commentaire raisonné » (p. 6), propose une telle explication, car il s’agit de « connaître Bosch par une cartographie de son anachorèse, et non au gré très improbable de sa biographie » (p. 17). En tout cas, il m’a fourni certaines des raisons pour lesquelles j’aime les tableaux de Bosch, sans pour autant qu’il s’agisse de démystification. (Une œuvre d’art n’est pas un tour de magie qui perd tout son charme une fois qu’on connaît le truc. Sinon… ce n’est pas une œuvre d’art !) Dit encore autrement – et ce devrait être la dernière fois que je parle de moi avant la fin de cette critique –, tout ce que dit l’auteur quant à la façon dont on regarde un tableau de Bosch s’applique à moi.


Le texte propose très peu de commentaires d’œuvres en bonne et due forme. S’il faut y trouver une analyse strictement graphique – et encore –, elle peut se résumer à cela : « la symbolique de Bosch […] comme la combinatoire du pointu et du visqueux » (p. 11), ce qui est à la fois lapidaire et suffisant. Pour le reste, la plupart des analyses proposées par Pierre Sterckx peuvent se lire d’une part comme l’apprentissage d’une démarche par laquelle « la pensée […] est invitée à se prémunir contre l’opacité, les réifications et les illusions réifiantes qui alimentent perceptions et concepts erronés » (p. 98), d’autre part comme des réponses à des hypothèses avancées par d’autres critiques.
Sur la religion chez Bosch, par exemple, plutôt que de s’étendre en considérations sur le caractère apologétique ou hérétique de son œuvre – les connaisseurs de Bosch ont en tête au moins une demi-douzaine d’interprétations pour le seul Jardin des délices… –, la Fourmilière éventrée explique que « son dieu tire les ficelles d’un monde aussi problématique que lui-même. / Bosch n’a certainement jamais prétendu ou souhaité la mort de Dieu. Mais il en a refusé la transcendance en l’éparpillant. Dans sa peinture gisent et s’agitent des millions de débris du divin. » (p. 25), et un peu plus loin ceci : « Jérôme Bosch n’a pas évacué Dieu, et nul artiste ou penseur ne le pourra pendant les siècles suivants, mais il est le premier à avoir conçu un Dieu pervers créant le monde par ruse et dépit en sommant les hommes (ses créatures) de le détruire » (p. 26). Non seulement l’analyse a le mérite d’échapper à toute dichotomie simpliste, mais elle me paraît tout à fait juste, la seule à même de justifier les poissons porte-drapeau de la Tentation de saint Antoine, d’expliquer le grouillement anarchique du Jardin des délices et de lier implicitement tout cela au tour de passe-passe de l’Escamoteur
L’analyse continue ainsi : « Ce qu’ils n’ont cessé de faire depuis lors… Nous en sommes arrivés aujourd’hui à nous agiter dans un tableau de Bosch qui se serait lentement désertifié et au sein duquel ne surnagerait que l’un ou l’autre simulacre dans un vide dénué de sens » (p. 26). Voilà qui résume intelligemment toutes les considérations sur la modernité / l’actualité de Jérôme Bosch. Mieux : voilà qui laisse comprendre pourquoi Bosch n’est pas un peintre pour historiens de l’art, pourquoi il nous parle davantage qu’il ne parlait aux contemporains des Lumières ou d’Auguste Comte, pourquoi ses visions d’Apocalypse valent bien les nôtres. Dès le début de la Fourmilière éventrée, cette question de la modernité était en germe : dire que « Bosch, c’est l’usine contre le théâtre » (p. 14), c’était un de ces faux anachronismes révélateurs d’une modernité.
Ainsi Bosch est-il qualifié ailleurs de « moderne-primitif » (p. 46), dont « [l]a peinture ne propose ni un nouvel Éden ni un ancien royaume, mais un système qui tourne fou entre une intériorisation coupable, qui sera le lot de l’individu des Temps modernes (d’où les innombrables supplices chez Bosch), et une spiritualisation métaphysique, impossible à concrétiser ou à clore » (p. 48-49). Où l’on pense à Kafka, par exemple…
Et comme tout se tient chez Bosch et dans le volume de Pierre Sterckx, – malgré une structure chaotique –, ces considérations sur la modernité de l’œuvre, posées en termes d’histoire de l’art, répondent à l’analyse, posée en termes graphiques, là encore dès les premières pages : « Bosch parvient à simultanéiser des actions qui, sans cela, se succéderaient dans l’ordre narratif » (p. 13).
Pour autant, Pierre Sterckx n’adopte pas l’eau du bain avec le bébé. D’un côté, il n’oblitère pas l’approche historique : « Jérôme Bosch, avec ses lâchers de particules subjectives et anarchiques, violentes et erratiques, serait l’exact héritier d’un malaise qui débute avec les angoisses d’un Villon, s’exorcise par les bouillonnements de Rabelais avant de s’intérioriser dans Les Essais de Montaigne » (p. 109). D’un autre côté, il rejette toute tentative d’aborder Bosch par le biais de catégories intellectuelles exclusivement modernes.
C’est ainsi que pour l’auteur, Bosch n’entre tout simplement pas dans un cadre mental tel que la psychiatrie classique ou la psychanalyse en proposent. En tout cas c’est ainsi que je comprends une phrase comme « On est loin, on le voit, d’une petite diagnose visant un pervers ou un psychotique… » (p. 84). De même, il faut se débarrasser de cette mythologie du fou artiste liée à l’Art brut : « Bosch n’a rien de commun avec les artistes psychotiques » (p. 8), car « la question posée par Bosch, et qu’un malade psychotique faisant de la peinture n’envisage pas, est : comment pouvoir tenir le vide et ses dérivés dans un espace plein ? » (p. 28).
(Parenthèse personnelle, quand même : la pratique psychanalytique me paraît complètement creuse si elle porte sur un objet qui ne partage ni le temps, ni le lieu, ni la culture de la théorie dont elle est l’application. (Ce qui ne signifie pas qu’elle ne soit pas creuse le reste du temps…) Autrement dit, la psychanalyse ne me paraît pas une découverte, à la rigueur une invention. Intuitivement, j’ai toujours trouvé nulle – ou insatisfaisante, pour être poli – toute tentative de psychanalyse autour de Bosch.)


Ordinairement, je ne suis pas grand amateur des analyses qui prennent en tout point ou presque le contre-pied des interprétations admises : elles sont trop souvent proches d’une théorie du complot, ou au moins amènent des interprétations délirantes sous couvert de dévoiler la vérité. On ne trouve ni l’une ni les autres dans la Fourmilière éventrée. Les thèses qui y sont exposées proposent aussi bien un exemple de démarche que les résultats de ladite démarche – ce qui en garantit la richesse, car l’ouvrage aborde, toujours en termes de dynamisme et de tensions, d’autres questions que je ne traiterai pas ici : le corps, l’histoire, l’animalité, etc.
Par ailleurs, le lecteur de cette critique aura probablement remarqué que la Fourmilière éventrée n’est pas ce qu’on appelle un livre qui se lit facilement – même si en réalité les seules lectures difficiles sont celles des mauvais livres : plutôt tout Montaigne qu’une page de Marc Lévy ! Comprendre ce qui s’y trouve exige de relire, d’aller et venir d’un chapitre à un autre, mais le jeu en vaut la chandelle. Encore l’auteur évite-t-il généralement le jargon – bon, il y a tout de même un passage (p. 84) où Bosch « se meut en chaosmose machinique »… Quand je lis du Deleuze, auquel Pierre Sterckx se réfère régulièrement, je comprends tous les mots, mais ce sont les phrases qui posent problème ; mais quand je lis quelqu’un qui semble avoir compris Deleuze, et l’explique, et l’utilise à bon escient, je pense le saisir – ainsi la notion de corps-sans-organes : il m’aura fallu Bosch pour (penser) la comprendre. On dira qu’il s’agit d’un effet collatéral de la Fourmilière éventrée.
Je sous-entendais au début de cette critique chaque artiste, ou au moins chaque grande œuvre, exige sa propre grille de lecture. Dans la mesure où la démarche de Pierre Sterckx est intéressante à la fois pour elle-même et pour ses fruits, elle constitue une excellente – la meilleure qu’il m’ait été donné de lire – grille pour Bosch, et j’aime à croire que chaque amateur de peinture pourra trouver et / ou construire une telle grille pour son artiste préféré.


P.S. : Pas d’images dans la Fourmilière éventrée : il faut avoir les (détails des) tableaux en tête, ou dans un livre à côté de soi, par exemple l’Œuvre complet établi par Stefan Fischer.

Alcofribas
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le 28 déc. 2017

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