Jim Morrison, des mots et des maux
« Je suis un homme de mots ».
« Un être humain, sensible, affligé de l’âme d’un clown qui me force à toujours tout gâcher aux moments les plus importants. »
Hervé Muller, journaliste à Rock & Folk pendant les grandes années du journal a proposé un remarquable ouvrage sur Morrison (d’ailleurs publié chez Albin Michel dans la collection rock-folk, parmi d’autres excellents titres).
Bien plus qu’une biographie ou qu’une hagiographie. Avec une référence constante aux textes, aux dits et aux écrits de Morrison, les chansons bien sûr, mais aussi les poèmes (des extraits de The Lords et de the New Creatures, auxquels Morrison tenait particulièrement), ou des fragments d’interviews, parfois des bribes d’essentiel. Le plus souvent dans les deux langues, avec des traductions excellentes. Et l’ouvrage s’achève, un jour ou deux avant la mort de Morrison, sur deux journées passées par l’auteur (et par le plus grand des hasards, un américain ivre mort ramené par un ami au domicile de Hervé Muller) avec Morrison en personne, à Paris et le plus souvent dans des bars parisiens. Ces dernières pages ajoutent à l’œuvre une touche d’authenticité aussi passionnante qu’inédite (même si elle n’apporte pas d’autres informations sur la « réalité » de la mort de Morrison, tellement protégée, tellement masquée que malgré des supputations récentes la vérité ne sera sans doute jamais connue – et que cela n’a dans doute pas une grande importance).
La construction de l’enquête est aussi rigoureuse et exhaustive qu’imparable ; en une douzaine de mouvements,
- Une introduction, sur la façon dont les Doors ont débarqué en Europe, du côté de l’UFO,
- La naissance des Doors, et le passage des sessions dans des clubs locaux, avec leurs incroyables improvisations (et la construction, soir après soir, de leurs grandes suites musicales), aux grands concerts et à la reconnaissance,
- Les lieux essentiels, la ville, Los Angeles, et la différence fondamentale, à la fin des années 60 entre L.A. et la côte ouest
- L’état d’esprit de l’époque, les Doors dans ce contexte,
- Jim Morrison, poète
- Les images pour Morrison, le cinéma
- La scène, les concerts
- La pensée de Jim Morrison
- L’homme, au plus profond (et les scandales)
- Les Doors (en fait le seul chapitre consacré aux trois autres … intitulé 3 Doors + 1, et cela suffit pour que l’on sache l’essentiel, sur Ray Manzarek, Robbie Krieger et John Densmore, sur les hommes et sur les musiciens
- La musique – avec une présentation remarquable des 7 albums (dont Absolutely live), des chansons, avec une analyse aussi simple que lumineuse des musiques et des textes, de l’apport de chacun au groupe (y compris pour les musiciens invités) et de la profonde unité musicale des Doors
- La fin, the End, les derniers jours à Paris, en partie avec l’auteur, quand il avait décidé d’arrêter le rock pour se consacrer à la poésie ; un chapitre intitulé « trop vieux pour être un chanteur de rock », à la fois tendre et sans concessions pour le caractère insupportable du personnage …
- L’épilogue, très court, est consacré aux personnages qui restent après la mort de Jim (Pamela Courson était encore en vie à ce moment-là, plus pour longtemps).
On aura compris, à la seule lecture de ce « sommaire » que le livre de Hervé Muller, sous une forme très resserrée (moins de 200 pages) dit tout sur l’équipée des Doors et de Jim Morrison.
Et il le dit bien.
L’essentiel est sans doute tout ce qu’il révèle sur une pensée, très profonde, très cohérente sous son apparent désordre, d’une originalité très actuelle – et qui contribue, plus ou moins consciemment, au mythe de Jim Morrison ; une pensée qui n’est ni politique ni sociale (ces questions ne sont pratiquement jamais évoquées par Morrison), mais dont la révolte est fondée sur une approche profondément libertaire et poétique du monde, sur une culture aussi, très vaste à l’évidence et où William Blake, Rimbaud, Nietzsche (à travers l’opposition entre Dionysos et Apollon), Freud, occupent des places privilégiées. Les références autobiographiques explicites n’y apparaissent pas (Morrison ne parlait jamais de sa famille, qui semble-t-il le lui rendait bien, sauf dans les outrances de ses textes chantés).
Parmi ces fulgurances, toutes amplifiées dans le livre par le souci constant de donner la parole à Morrison, de le prendre à la lettre :
• Le jeu, ou plutôt la volonté de bien distinguer les deux sens du terme, bien marqués dans les deux mots correspondants en anglais : game Vs play – game, c’est le jeu à règles, les codes sociaux, la récupération sociale d’une révolte spontanée ; play, c’est ce jeu spontané, celui des enfants, une roue qui roule sur elle-même. « When plays dies, it becomes the game. »
• La volonté de forcer les portes de la perception, et le nom du groupe, évidemment proposé par Morrison, emprunté à William Blake et à Aldous Huxley, nous conduit sur ce chemin : « There are things that are known and things that are unknown. In between are doors. » On songe évidemment à Rimbaud. Ou encore aux paradis artificiels. A l’alcool surtout pour Morrison qui l’évoque avec une lucidité terrifiante : « S’enivrer .. ; On garde un parfait contrôle jusqu’à un certain point. C’est votre choix à chaque gorgée que vous prenez. Vous avez ainsi une série de petits choix. C’est comme si … J’imagine que c’est toute la différence entre le suicide et la capitulation lente … » Le consul de Malcolm Lowry n’est pas loin …
• L’individu et Dieu – avec cette menace terrifiante qui pèse sur le chanteur de rock : les foules qui sont présentes, pour voir l’homme-Dieu prendre tous les péchés du monde, une délégation absolue de sa propre personne à la rock star. Et il faut évidemment un égo très solide, très stable, pour ne pas se confondre avec cette image. Pour échapper à la fois à la schizophrénie et à la paranoia. Morrison était parfaitement, explicitement, conscient, du danger : « je ma demande pourquoi les gens se plaisent à croire que je plane tout le temps si haut. J’imagine … qu’ils croient peut-être que quelqu’un peut porter leur fardeau à leur place. » Conscient, à l’évidence – jusqu’à très consciencieusement détruire l’image physique du symbole sexuel, à grossir, à gonfler et à cacher ses traits sous une énorme barbe. Conscient, mais pas suffisamment fort : tout dans le dernier chapitre démontre, de tentatives de reprises en main en rechutes d’une extrême violence que la paranoïa et la solitude extrême l’avaient emporté.
On aura compris : Hervé Muller aura écrit un livre sur Jim Morrison, pas sur les Doors. Le titre de l’ouvrage est définitivement clair. Tout comme sa chute : « il était temps qu’on se rende compte que si Jim Morrison avait su aller au-delà des Doors, il était inconcevable que les Doors puisent aller au-delà de Jim Morrison".