L'exilé, l'artiste, le critique, le sarcastique

Depuis 1939, l'écrivain polonais Witold Gombrowicz est en Argentine. C'est là qu'il commencera à rédiger ce journal, qu'il écrira jusque sa mort, en 1969, alors qu'il sera de retour en Europe (mais pas en Pologne).
Un journal qui n'a pas le caractère d'intimité que l'on trouve chez d'autres écrivains. Le Journal de Gombrowicz est écrit pour être publié. Il est donc à lire comme une œuvre littéraire à part entière. L'auteur y a travaillé son écriture : "Dans ce Journal, mon style est trop correct". Et si, de nos jours, Gombrowicz commence à être reconnu pour ce qu'il fut (un des grands écrivains du XXème siècle), ce Journal est considéré à l'unanimité comme son œuvre majeure.
D'abord parce que l'auteur y traite d'un grand nombre de sujets. Art en général et littérature en particulier, mondanité, politique, histoire, philosophie, tout y passe.
Le sujet principal, c'est l'Art. Au fil des pages, on voit Gombrowicz dessiner son portrait de l'artiste. Un portrait qui se dessine en creux : l'auteur se plaît surtout à critiquer les écrivains de son temps, qui se donnent des poses de grands artistes. Et il le fait avec un humour sarcastique qui fait mouche :
"Pour ma part, je n'ai pu même cinq minutes ajouter foi aux sentiments catholiques d'un Jerzy Andrzejewski. Ayant lu quelques pages de son nouveau roman, je fis au café du "Zodiaque" un tel accueil, si peu crédule, à son visage émacié de martyr que son propriétaire, offensé, rompit sur-le-champ tous rapports avec moi.
Mais le catholicisme autant que les souffrances évoqués dans son roman furent salués par les hosanna de maints naïfs qui prenaient pour un bifteck bien saignant quelque vague hachis de viande réchauffé."
Au-delà, Gombrowicz dresse donc son portrait de l'Art et de l'artiste. Un Art qui doit échapper à toutes les théories, toutes les écoles de pensées. On ne fait pas de l'art en appliquant des méthodes apprises par cœur. On ne fait pas de l'art en respectant les règles des théories à la mode. On ne fait pas de l'art en voulant se donner l'image d'une personnalité, en travaillant à sa statue. L'art exprime l'individualité de l'artiste. L’œuvre doit s'imposer à lui comme une nécessité :
"Rabelais n'avait nullement l'intention de cultiver "l'écriture absolue" ni de sacrifier à "l'art pur", ni, à l'opposé, d'exprimer son époque : il n'avait en général aucune intention, car il écrivait, comme un gosse fait pipi contre un buisson, simplement pour se soulager. Il attaquait ce qui le mettait en fureur ; il combattait ce qui entravait sa route ; il écrivait pour la volupté, la sienne et celle des autres - tout ce qui lui venait sous la plume."

Il y aussi de l'existentialisme chez Gombrowicz. L'homme est libre, il doit être entièrement libre, dégagé de toute entrave, y compris morale. Une liberté lourde à porter peut-être, mais qui est une condition essentielle de la création artistique (et de la vie en général). D'où un combat constant contre "La Forme", toutes ces règles qui enferment les individus.

Mais Gombrowicz ne parle pas que de l'art. Il dresse aussi un formidable portrait des Polonais en exil. Et, là aussi, il ne les ménage pas : ils regrettent tous la Pologne ? Ils en chantent les louanges et la parent de toutes les qualités ? Ils doivent sûrement oublier que quand ils y étaient, ils s'y ennuyaient fermement, que tout ce qu'ils regrettent maintenant les dégoûtait alors, etc.
Et puis Gombrowicz parle de ses lectures : les écrivains polonais contemporains, bien sûr, mais aussi Camus, Cioran, etc. Il fait de magnifiques et profondes réflexions sur la conscience, la mort, notre rapport à l'histoire et à nos racines, etc. Il est hilarant quand il raconte comment il s'est débarrassé de son respect pour les aristocrates.

Un autre aspect passionnant, c'est l'image que Gombrowicz donne de lui-même. Il est poseur et aime bien se faire voir comme un dandy cynique, un trublion qui va gâcher les belles petites fêtes mondaines où il est invité. Il y a de l'Oscar Wilde en Gombrowicz. Avec énormément de distance et d'humour.
C'est dense, mais c'est d'une intelligence et d'une finesse rares. Une œuvre à découvrir.
SanFelice

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