[Alerte spoil: cette critique part du principe que vous avez lu l'ouvrage ou tout du moins que vous êtes avisés de sa thèse principale; si ce n'est pas le cas et que vous voulez avoir l'esprit vierge en abordant cette "enquête", je vous encourage vivement à passer votre chemin et à revenir éventuellement plus tard]
Ma belle-sœur m'a prêté ce livre il y a peu (je devrais dire: m'a utilisé pour éloigner ce livre d'elle) en m'avouant qu'il lui avait fait peur (ma belle-sœur a une imagination des plus actives, très impressionnable, et il y a à parier également - c'est une grosse lectrice et il doit lui arriver fréquemment de lire jusqu'à des heures avancées, pour ne pas dire indues - qu'elle se sera lancée dans sa lecture bien après la nuit tombée, quand même les appartements parisiens finissent par se faire tout à fait silencieux).


En fait, je connaissais ce livre sans vraiment le connaître; quand je l'ai eu entre les mains, j'avais la vague impression que celui-ci venait de sortir...pour découvrir un peu plus tard qu'en fait non, celui-ci datait de 2016. En fait, ce faux souvenir a de toute évidence été induit par une de mes lectures récentes, un numéro spécial sur les fantômes de la revue d'anthropologie Terrain, et plus particulièrement d'un article dans celui-ci d'un certain Jean-Claude Schmitt, chercheur spécialisé dans les représentations médiévales des revenants, et auteur d'un livre de référence sur le sujet:
https://journals.openedition.org/terrain/16642


En fait, dans cet article, Jean-Claude Schmitt dévoilait le fin mot de l'affaire en présentant justement ce tableau de Jan Van Eyck (1434), connu aujourd'hui comme un portrait des époux Arnolfini (on va voir qu'il n'en est peut-être rien), comme un exemple de "portrait de revenant" comme il en apparaît au moyen-âge, dès le XIe. siècle, avec une accélération à partir des XIV-XVe siècle, où se mettent en place nos figurations actuelles du "fantômes" (le suaire, la transparence, le squelette, etc.). Cela prend place à un moment charnière de l'évolution des mentalités vis-à-vis de la mort (cf. notamment les travaux de Philippe Ariès sur le sujet, avec le développement qu'il identifie vers le XIIe s. de la "mort de soi"), sous l'influence du christianisme, marqué, entre autres, par "l'invention" du purgatoire (qui ne devient un "lieu" en tant que tel dans l'imaginaire catholique médiéval que dans la 2e 1/2 du XIIe. siècle, cf. les travaux de Jacques Le Goff sur le sujet), et donc par extension par l'apparition d'une zone ambivalente, intermédiaire, entre paradis et enfer, mais aussi entre le monde des morts et celui des vivants. Car les premiers revenants n'apparaissent pas, dans les textes et images médiévales, avec de véritables mauvaises intentions (ils se distinguent en cela des entités démoniaques, fantasma destinées à perdre l'homme): ils viennent simplement avertir les vivants des risques auxquels ils s'exposent dans l'autre monde s'ils ne se comportent pas pieusement dans leur existence ici-bas (et notamment, sous-entendu, s'ils ne sont pas assez actifs et généreux vis-à-vis de l'église et des religieux du coin...) et/ou pour réclamer au(x) survivant(s) des liturgies et autres dons à faire à l'Eglise pour assurer le salut de leur âme hors du purgatoire. Et ainsi, il n'est pas rare, à l'époque, que ces représentations d'outre-tombe nées de l'imaginatio (la faculté sensible de l'esprit), prennent tout simplement l'apparence que les morts avaient de leur vivant. Ainsi, pour en revenir à notre tableau, s'il ne viendrait plus désormais à l'esprit d'un spectateur moderne d’interpréter le tableau de Jan Van Eyck comme celui d'une apparition fantomatique, cette option n'est absolument pas à écarter d'emblée au XVe siècle.


Et cela va être le nœud de toute l'argumentation de Jean-Philippe Postel qui va déconstruire, avec une facétie toute contagieuse, à peu près tout ce que l'on pensait savoir sur ce (par ailleurs très beau et effectivement énigmatique) tableau. Pour commencer, est-on bien certain que celui-ci représente les époux Arnolfini? Absolument pas! L'auteur nous apprend que, dans les premiers inventaires citant le tableau (celui-ci étant passé, logique étant donné son ancienneté, entre de très nombreuses mains, et notamment nobles dans un premier temps), celui-ci était associé à un certain "Hernoul-le-Fin", et que ce n'est que se basant sur une similitude phonétique que les époux ont plus tard été identifiés comme les "Arnolfini", une famille de marchands d'origine italienne de l'époque, sans qu'il ait néanmoins pu être prouvé que Jan Van Eyck ait véritablement eu affaire avec eux (on ne connaît en fait pas grand chose non plus de la vie du peintre...). J-P Postel fait alors remarqué que le patronyme "Hernoul" était également au XVe siècle assez largement associé à une figure générique de "cocu", pouvant laisser à penser, dans un premier temps, à l'observateur, qu'il y aurait peut-être, derrière ce tableau, une affaire de mœurs. Sachant également que la jeune femme a tout l'air d'être enceinte, même si l'auteur nous démontre également que cet élément n'a rien de certain, notamment en s'appuyant sur des comparaisons pertinentes avec d'autres tableaux de l'auteur (notamment un où une Sainte, a priori tout ce qu'il y a de plus vierge, adopte une attitude largement similaire à celle de la figure féminine sur le tableau, la disposition des voiles de leur robe donnant alors l'illusion d'une possible grossesse).


Mais ce sur quoi va s'appuyer le plus notre analyste pour appuyer son hypothèse fantomatique, c'est le petit miroir situé au centre de de l'image, au fond de la pièce. En effet, de manière très surprenante étant donné la méticulosité maniaque dont faire preuve Van Eyck dans l'élaboration de l'ensemble de la toile, y compris sur ses détails les plus fins, on remarque: 1/ qu'en lieu et place de la "mariée", on ne voit dans le reflet que des vêtements, sa peau n'étant jamais visible; et de 2/ que le petit chien au premier plan est lui aussi absent. 3/ qu'une espèce de "langue" noire (de la fumée) semble se dégager de l'endroit où les époux sont censés se donner la main. Si l'on assimile le miroir à un "oeil de vérité" (symbole des plus communs), alors il pourrait nous montrer l'envers véritable de l'illusion qui nous est donnée au premier plan: la femme et le petit chien seraient en fait des revenants, et la fumée se dégagerait de la brûlure qu'infligerait à l'homme le contact avec le fantôme (idée extrêmement répandue à l'époque).


Partant de cette hypothèse, JP Postel va alors se mettre à analyser, de manière il est vrai extrêmement convaincante, la moultitude de détails symboliques disséminés dans l'ensemble de la toile. Sa structure symétrique, représenterait en fait une opposition entre le monde des vivants, sur la gauche, et le monde des morts, sur la droite (je ne rentre pas ici dans les détails, assez techniques puisque relevant pour beaucoup de la théologie et de sa symbolique, renvoyant pour cela au livre).


Enfin, dans une partie que l'auteur présente comme la plus hypothétique, il avance que l'homme représenté pourrait être nul autre que le peintre lui-même, Jan Van Eyck (il s'appuie pour cela sur des comparaisons entre le visage de l'homme sur le tableau et d'autres figures dans les œuvres du peintre qui pourraient être assimilées à des autoportraits), mis en présence de l'apparition de son ex-épouse décédée, probablement en couche (en s'appuyant sur le ventre a priori rebondi de la dame, mais également sur les meubles présents dans la chambre), revenue du purgatoire lui demander de faire des dons et rites expiatoires pour assurer son salut. On comprendrait dès lors le regard fuyant de l'homme, et ce serment que celui-ci semble faire à la femme de sa main droite.


Qu'on soit convaincu ou non par la solide démonstration proposée par l'auteur (pourquoi camoufler ainsi sous l'apparence d'un banal portrait de ménage cette représentation d'outre-tombe? pourquoi tant de mystères et de détours symboliques?), le livre se révèle très riche sur les croyances, les coutumes et l'art du moyen-âge tardif, nous proposant une plongée véritablement prenante dans une époque qui nous est devenue très largement étrangère (mettant en évidence au passage qu'il serait plus que risqué d'émettre la moindre hypothèse sur les œuvres de cette époque avec nos lunettes du XXIe siècle); un tel exercice de relecture radicale d'une œuvre d'art est aussi à mes yeux fascinant par la gymnastique intellectuelle et argumentative qu'il suppose, que ce soit ici de manière tout à fait sérieuse ou bien relevant plus du "délire interprétatif" comme dans l'intéressant documentaire "Room 237" sur The Shining par exemple.


A lire certaines autres critiques du livre sur sens critique, il apparaît cependant que l'emballage donné à cette "enquête" par les éditions Acte Sud peut quelque peu désorienter certains lecteurs qui s'attendraient plus à un roman policier ou assimilé (?). Il est clair qu'il s'agit ici d'un travail de niveau académique qui suppose un intérêt pour le tableau / la période / la thématique surnaturelle pour y trouver son content.

Tibulle85
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le 13 déc. 2019

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Tibulle85

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