L'Héritage d'Esther par Kliban
Novella dense et limpide, construite sur le mode de flash-backs successifs déroulant la vie d'une petite dizaine de protagonistes sous le regard d'Esther, quasi-fantôme à la vie arrêtée. Le temps y est d'une viscosité étrange, comme si les années passants n'avaient de durée que celle de la journée qui vers laquelle elles convergent. Discours de femme se pensant déjà vieille - et l'étant sans doute pour l'époque. Souvenirs d'un naufrage, qui est aussi, à sa façon, un accomplissement - comme la cendre est celui, ultimement, de tout feu qu'on a tenu en braises .
La finesse psychologique de l'écriture de Marai s'est doublée, pour moi, d'un étrange contre-chant, comme si l'écrivain avait sourdement suscité, sous le récit de la narratrice, l'intervention de puissances opaques, jumeaux mythique des personnages. Dans ce récit noué par le destin, le pouvoir des nornes semble donné à Esther et Nounou dans le temps arrêté de la maison - la force morale, spectatrice impuissante et loquace de ce qui doit être accompli - le grand silence posant les actes lourds des jugements définitifs ; tandis que Lajos, lâche et inconstant aigrefin, menteur par nature plus que par besoin, fait un improbable trickster - de ceux qui mettent en branlent les mondes pour avoir volé le feu au dieu, et l'avoir perdu en cours de route.
Oui, ce sont véritablement les résonances que je trouve très évidemment au sortir de ce court et très envoûtant récit. Les personnages m'y semblent mus par quelque chose qui les dépassent, comme s'ils devaient jouer un rôle déjà écrit sur une scène que chacun d'entre eux, à sa façon, finit par apercevoir. Parfois, très fugacement, l'idée et la sensation de la vraie vie - la levée des mensonges. Puis on est ramené à ses réactions habituelles par le jeu des puissances dans les flots réglés du destin - ce nom que prend le mensonge quand on refuse d'en rabattre sur ce qu'on ilmagine être ses rêves et qui ne sont des des conventions et des mécanismes. Oui, peut-être le seul acte un peu libre de tout le roman est-il le dernier, non parce qu'il serait illogique - au contraire : parce qu'il embrasse la logique de l'achèvement de ce qui a été commencé et ce, compris et assumé comme tel. Tout ça tient bien sûr de la glose et n'est pas immédiatement présent sous la plume de Marai. Voilà bien les grands textes - il s'y cache des mondes.