L'Œil d'Apollon par Nébal
Une collection de littérature fantastique dirigée par Jorge Luis Borges ? Dire que voilà quelque chose de séduisant, c'est faire preuve d'un talent peu commun pour l'euphémisme. Aussi cela faisait-il un moment que je tournais autour des (très beaux, mais hélas un chouia coquillés) volumes de la « Bibliothèque de Babel » (bien sûr...), actuellement réédités chez FMR – Panama. Une collection qui accueille du beau monde : Gustav Meyrink, Henry James, Arthur Machen, Villiers de l'Isle-Adam, Jack London... Pendant longtemps, j'ai cependant réfréné mes pulsions consuméristes : c'est que ces livres sont beaux, oui, mais aussi courts et chers...
Et puis, un jour que je déambulais dans ma librairie fétiche, j'ai jeté un œil aux dernières parutions, ce volume de Chesterton et Les Morts concentriques de Jack London. La tenancière s'agitant dans les environs, je lui ai demandé si, à tout hasard, elle avait quelque part les volumes précédents (Machen et Villiers de l'Isle-Adam m'intéressant tout particulièrement). Et là, ce fut le drame : elle me dit que non ; parce que les petits jeunes n'achètent pas ces beaux livres, mais préfèrent la mauvaise fantasy en 15 volumes pleins d'elfes et de dragons. Aussi ne se procurait-elle chaque fois qu'un seul volume de chaque titre... qu'elle était bien souvent contrainte de retourner sans l'avoir vendu, snif, snif. Scandale ! J'endosse mon armure étincelante de chevalier blanc défenseur du bon goût et de la justice, et j'achète le London et le Chesterton, parce que merde. Je sens de l'émotion et de la gratitude dans la voix de mon interlocutrice...
Mais trêves de billevesées faussement héroïques, parlons un peu de cet Œil d'Apollon. Du fantastique, bien sûr.
...
Bien sûr ?
Pas vraiment, en fait. L'atmosphère a bien quelque chose de fantastique, mais les cinq récits composant ce bref recueil ne s'en rattachent pas moins avant tout au genre policier. Disons dans cette variante du detective novel qui emprunte au Poe du « Double assassinat dans la rue Morgue » et au Conan Doyle du Chien des Baskerville. Avec moins d'emphase et de gravité, certes. C'est a fortiori le cas pour quatre de ces cinq textes, qui nous rapportent des enquêtes du Père Brown, curé catholique itinérant et détective amateur, le plus fameux personnage de Chesterton (qui lui a consacré une cinquantaine de nouvelles, disponibles dans leur intégralité dans l'indispensable collection « Bouquins » chez Robert Laffont) [EDIT : nan, c'est chez Omnibus, en fait, je confonds toujours, alors que pourtant... mais c'est indispensable aussi]. Le Père Brown, préfigurant le lieutenant Columbo par sa modestie et sa bonhomie, est cependant un personnage bien différent de Sherlock Holmes et de Dupin. Plus encore que l'Hercule Poirot d'Agatha Christie, c'est un petit bonhomme ne payant pas de mine, un peu risible, d'une apparence tellement banale qu'elle en devient extraordinaire ; il est souvent accompagné de son comparse français Flambeau, ancien cambrioleur devenu détective privé, dont la carrure athlétique ne manque pas de conférer au duo une allure grotesque à la Laurel et Hardy. Mais sous ses apparences cocasses, cet attachant personnage qu'est le Père Brown se montre un astucieux enquêteur à l'intuition aiguë, à même d'expliquer l'inexplicable : le bon sens aidant, il dénoue les mystères les plus fantasques, et rétablit l'ordre naturel (et donc divin...) des choses.
Ainsi dans « L'Œil d'Apollon » (pp. 15-44), où le petit curé démonte un crime invraisemblable impliquant un de ces nouveaux cultes qui pullulaient alors en Angleterre. « L'Honneur d'Israël Gow » (pp. 45-70), à l'atmosphère étrangement (proto-) lovecraftienne, lui offre de même l'occasion de percer un mystère en apparence bien surnaturel. « Le Duel du professeur Hirsch » (pp. 71-96) est ensuite une astucieuse variation sur le thème éminemment fantastique du double, dans une France encore agitée des soubresauts de l'affaire Dreyfus. Si le fantastique est encore moins présent dans l'excellent « Les Pas dans le couloir » (pp. 97-131), l'angoisse et le mystère sont pourtant bien présents... quand il ne s'agit que de résoudre un vol dans un cadre ubuesque.
Enfin, il faut mettre à part « Les Trois Cavaliers de l'Apocalypse » (pp. 133-164), nouvelle ne faisant pas intervenir le Père Brown, mais très proche dans l'esprit, et totalement dénuée de fantastique, en dépit de ce que son titre laisse entendre. Cette puissante histoire est en effet tout à fait « naturelle », quand bien même on ne saurait la dire banale. Et cela vaut pour les enquêtes du Père Brown. Cela dit, ce titre chrétien n'a rien d'innocent : ce récit, plus encore que les précédents (où cet aspect ne fait pourtant pas défaut), a en effet tout de la parabole.
Et c'est là à la fois ce qui fait une partie de l'intérêt de ce petit recueil, et en même temps ce qui peut lui nuire. En effet, Gilbert Keith Chesterton avait tout du catholique anglais, plus combatif que jamais – mais versant persécuté, non persécuteur : nous sommes en Angleterre... – en cette ère où le matérialisme scientiste s'accommodait étrangement de spiritualités alternatives, « orientalisantes » ou autres. Les thématiques religieuses sont toujours présentes dans ces nouvelles, et leur contenu moral ne saurait faire de doute. Si le Père Brown enquête en amateur entre deux sermons, il ne se prive pas, lors de ses démonstrations, de lire les avertissements des Écritures dans les fraudes et les crimes qu'il met à jour. Ce qui, soyons franc, peut agacer : les textes ont un indéniable côté moralisant et militant, assez conservateur, qui peut faire soupirer... D'autant que c'est sans doute cette dimension morale et chrétienne qui peut élever le récit au delà du simple divertissement policier, efficace mais reposant souvent sur un enjeu léger. Pour qui n'y est pas sensible, restent cinq récits agréables et désuets, amusants (le ton est souvent très humoristique, presque burlesque) et prenants, mais probablement pas inoubliables.
L'Œil d'Apollon procure des « heures heureuses », pour reprendre les mots de Borges dans son « Introduction » (pp. 9-13). Deux ou trois heures, disons. C'est déjà bien. Mais j'avoue que j'en attendais davantage ; sans doute Les Morts concentriques me parleront-ils plus.