Accordez-moi au moins ce privilège des vieilles, de dire des choses qui n’ont pas de sens.

Mais qu’est-ce que j’ai lu ?...


Dans ma recherche de bouquins originaux, je tombe parfois sur des trucs vraiment chelou.


L’histoire prend place en pleine décadence des Azcoitia, une riche famille impliquée dans la politique du pays. Décadence parce que le petit dernier n’a pas d’héritier, entre autres. C’est dans ce contexte que nous suivrons deux groupes dans la Maison. Le premier est constitué des vieilles : des bonnes à la retraite et des bonnes sœurs, avec quelques orphelines de 12 ans au milieu. Le second groupe est celui dévoilé en quatrième de couverture (donc je ne spoile pas), à savoir celui créé par le maitre de maison autour de son fils.


Je veux vous en dire le moins possible, parce que tout l’intérêt est dans la découverte de ce beau monde. Mais finalement un héritier va poindre à l’horizon, qui sera un enfant malformé qui fera honte à la famille. Plutôt que de le rejeter, papa va décider de le protéger dans une maison, presque un village en fait, intégralement coupé du monde et peuplé d’autres gens malformés. Dans cet univers, ce sont les gens "normaux" qui seront pointés du doigt par dégoût, et le petit garçon se croira physiquement parfait.


... Vous connaissez cette pub d’Intermarché pour les légumes moches, hein ? Dans ce genre-là :


Tu n’peux pas laisser ton apparence te miner comme ça mon ange. Regarde-toi, tu sais que tu es belle à l’intérieur. Tu dois t’ouvrir, te révéler. Tu es originale, saine, débordante d’énergie, drôle, tu fais même partie des meilleurs fruits qui soient. Tu te rends compte ? Écoute mon trésor, on t’aime comme tu es. Alors aime-toi, et tout le monde t’aimera aussi !
(Voir la pub)


Le problème, c’est que justement, là ils sont encore plus laids à l’intérieur qu’ils ne sont monstrueux à l’extérieur. En particulier les vieilles.


L’obscène piaf commence par un enterrement. Et c’est pourtant le chapitre le moins glauque du bouquin. Parce qu’ensuite on commence très vite à parler de ces vieilles qui conservent des torchons plein de vomi et de sang sous leur lit, qui jouent au bébé avec notre narrateur qui fera popo dans sa couche pour leur faire plaisir et en qui elles verront le Messie... Mais euh... Parlons plutôt de lui.


Avant d’aller plus loin, il faut abandonner ses repères. Parce que notre narrateur, qui est un des domestiques de la maison, "El mudito" ("Le muet" pour les vaches espagnoles dans mon genre), n’est pas tout seul dans sa tête lui non plus. Tour à tour sourd-muet, faux-muet, "je", "nous"... Jusqu’à ne plus faire de différence entre lui et son maître (chapitre fantastique d'ailleurs). Il ira jusqu’à incarner "une vieille" et "une sorcière" aussi. Une sorte de vieillissement et de castration mentale pour intégrer le clan...


Ouais.


Tout le long du livre, notre bonhomme veut "devenir quelqu’un". Dans sa jeunesse en voulant percer comme écrivain. Puis aux côtés de son maitre... Puis avec les vieilles... Puis en gérant la maison des monstres... La torture mentale nous accompagne sur 500 pages. 500 pages pendant lesquelles vous vous perdrez dans les dédales d’un esprit malade, en compagnie de vieilles pathétiques et complètement dingues. 500 pages à suivre ses digressions, son isolement, ses cauchemars, sa paranoïa. On ne saura plus démêler le vrai du faux, la réalité du cauchemar, la torture de la liberté, les événements vécus des légendes inventées ou entendues...



Et puis, un soir, je t’ai trouvée seule dans un couloir, jouant à faire des bonnets triangulaires avec de grandes feuilles de journal. Tu t’es mis un bonnet et tu m’as souri, de ton sourire stupide qui découvre une incisive brisée, comme si c’était du dernier esprit de te mettre ce cornet de papier sur la tête. Je ne me rappelle plus ta figure ce soir-là. Mais je ne puis oublier que j’ai été atteint par la menace du poing brandi et l’expression féroce de ce leader barbu qui vociférait dans le passé irrécupérable du bonnet en papier-journal.



Ce fut le signal du commencement de la terreur : le leader barbu me poursuivait avec ses sbires armés de carabines, malodorants, vindicatifs, au long des couloirs, dans la nuit, avec leur menace de cruauté et de sang versé. Qu’est-ce que je lui avais fait, qui étais-je pour qu’il me menaçât ? Rien, personne, je ne suis rien ni personne. D’où le connaissais-je à part les nouvelles des journaux périmés que l’archevêque envoie par camions à la Maison pour qu’ils ne soient pas perdus, mère Benita, les journaux, les revues et les livres, si vieux qu’ils soient, servent toujours à quelque chose. Que me voulait cette figure apocalyptique qui emplissait la Maison ? La nuit, il ne me laissait pas la paix dans les galeries, il me criait des insultes : poltron, lèche-cul, femmelette, vendu, en entraînant à sa suite tout son cortège révolutionnaire qui récitait la litanie des tragédies du monde à travers mes couloirs, envahissant ma solitude, m’acculant, convoquant une foule agitée qui fit irruption dans mon monde avec l’intention de le réduire en miettes.



Quand tu confectionnas ton bonnet de papier, pliant ainsi la feuille du journal, tu ne nieras pas que tu savais très bien ce que tu faisais et à quelle fin tu as laissé ce visage, cette menace directement tournée contre moi.



Captivant comme un cauchemar, ce livre est un hymne à la décadence, à la putréfaction, à la monstruosité, à la mort, aux histoires de sorcières, à la misère, aux perversions, à la folie, à la sénilité et à la paranoïa. Rien que ça. Même la maison ne ressemble plus à rien.


Elle est pas belle la vie ?


A vous de voir si ça vous branche, mais c’est glauque. Très glauque. Et dérangeant. Beaucoup. Et sur 500 pages, c’est surtout étouffant. Et l’écriture renforce cette sensation, c’est assez brillant.


Ça ne plaira assurément pas à tout le monde. Mais dans tous les cas vous ne resterez pas indifférent et ça laissera une empreinte dans votre mémoire. Mais c’est ce qu’on attend d’un grand livre, non ?

Finnegan
8
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le 4 mai 2015

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Finnegan

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