Tout dans cette île avait sa seconde forme, sa double incarnation.

Il m’est difficile d’écrire quelque chose de convenable sur ce livre, mais je sens que je suis tenu d’écrire quelque chose. Aussi cette note partira-t-elle certainement dans tous les sens. Mais enfin, comme d’habitude, et je me l’autorise d’autant plus volontiers que l’auteur m’aurait pardonné, adepte de la digression.


L’île du titre, c’est Majorque. Le second visage est celui du personnage de Vigoléis, le double romanesque de l’auteur dans ses souvenirs. Car ce livre n’est rien d’autre que les mémoires de son séjour espagnol, et lui-même n’est qu’un personnage distinct du narrateur. Thelen est l’autorité qui se permet de passer de la première à la troisième personne, et pas seulement lorsqu’il parle en tant que narrateur ou lorsqu’il s’adresse au lecteur : quand il souhaite prendre de la distance avec la scène également. Ce passage du je au il n’est pas du tout artificiel, pas plus que ne l’est le passage du tu au vous. C’est la grosse artillerie du postmodernisme dans un livre de 1953.


Il nous le dit dès les premières pages, il est un conteur hors pair, et on devrait le voir raconter ses histoires autour d’une table en mimant à peu près tout – et on le croit aisément. Alors oui, il aime s’écouter écrire c’est certain, mais tous les gens qu’il a rencontrés durant son séjour aussi, et, oui, nous aussi. Thelen est un écrivain fantastique, le style est ciselé de bout en bout, chaque page contient son bon mot, sa petite perle qui fait poser le livre, parfois même surgit une phrase qui n’aurait pas été reniée par Proust, à se demander si c’était accidentel. Il est adepte de la digression et compare ses feuillets à un cactus, qui certes part dans tous les sens, mais où des yeux apparaissent aux endroits les plus inattendus. Et ça court sur 770 pages bien remplies d’aventures, de philosophie, de rencontres bouffonnes, de grandeurs et décadences. Mais de style, avant tout. Ma prise de notes, qui ne contient qu'une mention de la page associée à quelques mots clés, rarement plus d'une ligne, a rempli plusieurs feuilles. Au final j'ai cartographié le livre entier.



La littérature mondiale abonde en descriptions où deux humains se rencontrent dans le goulet de l’occasion maligne et font ensuite ce que nature leur prescrit, comme s’il s’agissait simplement d’une mouche ou d’un écureuil. Des poètes lyriques ont exploité cela, on trouve aussi de la prose soutenue qui traite ce thème éternellement unique. Si on se met à les éplucher de ce point de vue, on tombe sur le vers allusif avec les « fleurs brisées dessus l’herbe » et sur la lave d’amour, dont le flot roule sur quantité de pages. Tout au long de ses années de création, Albrecht Schaffer a une plume d’un constant bonheur lorsqu’il fait s’unir deux êtres humains. Dès ma première lecture d’Helianth, j’eus le souffle coupé au chapitre « Ivresse » : Georg monte sur l’échelle et grimpe dans la chambre d’Anna, après quoi ni le poète ni les amants ne perdent beaucoup de temps. On a une vue d’ensemble, – « il l’entendit faiblement gémir, ressentit lui-même une douleur, hésita, mais c’est alors que survint la seconde du sanglot naissant, et le gigantesque poing invisible lui fit ressentir brutalement par les violentes secousses du plaisir… » et ainsi de suite.



La seconde du sanglot naissant – génial ! Délicieusement picoté, je laissai retomber le livre, m’enfonçai dans la seconde, la fis passer devant moi, j’en savourai le suc, elle devint une minute, puis une autre et encore d’autres, cependant que nos deux héros avaient fini depuis longtemps. Georg s’était déjà remis de sa vacuité et de sa torpeur, il se rhabilla promptement et fila, alors que j’en étais toujours à saliver, que je relisais le passage, jusqu’à ce que le charme se fût brusquement brisé. C’était maintenant une phrase banale ; j’entendis une voix qui me pressait : eh bien ! petit, toujours pas de sanglot naissant, mais que ça saute ! – et je refermai le livre. Prenez un mot quelconque, dont le sens vous est familier, récitez-le plusieurs fois de suite, il perd sa signification, il ne vous dit plus rien et n’est plus qu’un son creux. C’est exactement comme ça qu’on peut saccager un poème, une ligne de prose, en faire du petit nègre jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que du kitsch pur. Ma seconde de sanglot naissant s’était faite kitsch, comme l’amour lui-même lorsqu’on le prend au ralenti.
Ce que je ressentais là, à la Pilarière de ma Pilar, quelques secondes avant ladite, serait, couché mot à mot sur le papier, de la littérature on ne peut plus douteuse, et même dans son état premier, préverbal, déjà problématique, mais – c’était !



Alors que je m’efforçais de dépouiller ma déesse de ses derniers résidus terrestres, soudain la gente dame se baissa, mit la main dans son bas droit et en ressortit un poignard. Je serai bref, je n’exploiterai pas une faiblesse de la chair, qui se termina par une lâcheté du corps et de l’âme, à des fins lourdement descriptives. On pourrait attribuer à mon chroniqueur des intentions pornographiques qui n’épargent même pas le Cantique des Cantiques. C’était une lame du meilleur atelier tolédan que Pilar avait entre les mains. Elle se dressait là comme Charlotte Corday, pour bénir le bain chaud avant que j’y fusse. Jamais je n’avais imaginé qu’un petit poignard de page pût se trouver à un endroit du corps féminin aussi propre à vous couper le souffle ! Couper le souffle est vraiment le mot qui convient, doublement à sa place ici : d’abord la vue de sa beauté me priva d’air, et je fus presque dégrisé, comme devant l’image d’une madone solennelle et monumentale. Puis le filet d’air qui, de tels instants de sanglots naissants, me sauve de la mort par étouffement, ce filet me manqua lorsque je vis étinceler l’acier devant mes yeux. Elle avait capté un rai de lumière qui s’était glissé par un trou des volets pour ne pas manquer la scène biblique. À l’instant, l’idée de meurtre me zébra le cerveau : crime sexuel ! Elle désire ton sang, elle exige ton sang ! Tu l’as fait si longtemps languir qu’elle désire se venger ! Elle veut t’aimer pour te plonger ensuite sa lame entre les côtes, jusqu’à la garde. Il est vrai que la scintillante furie peut aussi ne pas attendre la jouissance pour t’envoyer dans l’autre monde ! Y aurait-il plus belle mort pour un poétereau fatigué de vivre ?



[…] Mais revenons à la question, juris utriusque, qui a nécessité cette escapade jusqu’au bord de la fornication avec l’étrangère : Vigoléis a-t-il commis l’adultère en esprit ? Et une autre question en résulte : de quel front se présenta-t-il ensuite devant sa Béatrice, qui n’était Dieu sait pas la première venue, de celles qu’on trompe avec « ce genre de filles » ? À dire vrai, notre héros ne se présenta nullement, étant couché dans la Pilarière de sa propre chambre lorsque Béatrice revint avec Zwingli d’une course en ville. Elle avait voulu louer un piano et essayé quelques instruments, et maintenant cette musique atonale avec les sons de l’ultra-son : sans un son, sans signe de vie – que s’est-il passé ? Comme l’alcôve n’avait rien d’une chambre de couturière, l’albornoz abandonné par terre parlait comme un livre dont nous ne souhaitons pas couper ici les pages. Avec un peu d’habileté, on peut avoir une idée de leur contenu en roulant quelques pages pour en faire une lorgnette permettant d’espionner. Ce n’est pas une fausse honte qui me retient d’y mettre le coupe-papier, c’est plutôt que le lecteur devrait collaborer un peu et faire usage de son imagination. Cela augmente les charmes de la lecture, c’est en tout cas ce qui se passe pour moi avec les autres, et il en résulte une certaine camaraderie susceptible d’entretenir le plaisir du voyage jusqu’au finis operis. Et puisqu’il sera nécessairement question dans ces pages de cour, de courtisement et de courtisanerie, au sens chevaleresque, mais aussi à celui qui l’est moins, on me permettra peut-être, en un sens ici univoque, de courtiser le lecteur.



N’est-ce pas.


Mais de quoi ça parle, au fond ?


Le livre commence par un télégramme de son beau-frère à l’agonie, qui les supplie de venir à son chevet. N’étant en fait pas plus à l’agonie que vous et moi, c’est le premier piège dans lequel tombera Vigoléis dans ses aventures picaresques. Parce qu’il s’agit vraiment de cela. Don Vigo, comme il se fera appeler, est un pur don Quichotte qui se battra contre ses moulins à vents bien réels. La comparaison est assumée et n’est pas déplacée, pas plus que ne l’est sa comparaison à Dante. Parce qu’à peine arrivé sur l’île, accompagné de sa Béatrice (notez le parallèle) il sera un Quichotte traversant les cercles infernaux en s’attirant la sympathie de tout le monde. « Et nous avions une telle réputation de cinglés que nous pûmes traverser l’enfer comme des anges. »


Tombé dans la pauvreté la plus extrême à cause d’une puta dès le début du livre, puis plus tard à cause d’une armoire (!), notre couple devra survivre tant bien que mal en étrangers sur un sol inconnu, préférant souffrir de la faim que de ne pas pouvoir acheter de livres avec leurs maigres pesetas gagnées. Vigoléis rencontrera des putas (beaucoup) des révolutionnaires du dimanche, des peintres ratés, des comtes décadents, des généraux manchots, des écrivains, un collectionneur de littérature pornographique (Ciel !), des grands noms plus ou moins connus… et au milieu de tout ce beau monde, surtout des nazis et des franquistes qui voudront lui trouer la peau, et qui annoncent déjà la guerre civile, celle immortalisée par Bernanos dans Les grands cimetières sous la lune. Et puis, d’autres putas encore, parce que nous sommes en Espagne tout de même, on ne peut pas y échapper.


Ses aventures picaresques, si bien écrites, sont aussi très drôles. Thelen est l’exception qui confirme la règle qu’il n’existe pas d’Allemand équipé d’un sens de l’humour. Car partout on trouve une petite merveille. Si tous les sous-chapitres ne se valent pas, il trouve néanmoins toujours le mot pour rire ou pour donner à réfléchir. Et le bon mot, d’ailleurs. C’est hilarant mais jamais gratuitement, jamais bêtement. Personnage et narrateur philosophent sur le monde : c’est toujours un humour profond, un humour littéraire. Mais avant tout, c’est l’humour du désespoir, quand on sait que si, ça peut être encore pire, que ça va l’être, mais que l’on doit survivre. Je n’aurais pas aimé être à sa place, mais quelle vie… Même sa rencontre avec une milliardaire à l’agonie ou celle avec le comte Harry Kessler seront placées sous le signe de la bouffonnerie la plus totale. Je ne résiste pas à l'envie de vous copier son envolée lyrique quand il écrit une lettre en vue d’obtenir des fonds pour l’adaptation de sa traduction au cinéma :



Vigoléis écrivait sur le bidet, et personne ne s’ébahira que chacun de ses mots naquît et fût placé sous le signe de la légende poétique, dès le moment où bidetto veut dire bidet, petit cheval : quelle parenté pleine de sens ! Comme il est tentant de faire la comparaison avec Pégase, le cheval ailé, symbole des poètes qui, d’un coup de sabot, créa la source d’Hippocrène sur l’Hélicon, alors que notre héros poète était en train d’éperonner les flancs de son collègue néerlandais jusqu’à ce qu’il en rue : et quelle surprise ! voilà que la grande source de la compagnie cinématographique berlinoise commencerait à couler !



Que Vigoléis soit un bouffon de première classe ne l’empêche pas de se montrer particulièrement acide envers le nazisme et l’hypocrisie du christianisme. Quand ses parents rejoignent Hitler parce que le pasteur du village leur a dit que cela était bon, il les renie. Comment une mère peut-elle crier Heil Hitler ? Il vomit sa rancune dans un livre qui, trois fois hélas, a fini au feu pendant la guerre civile pour protéger la vie de son auteur, un livre satirique mêlé de mythologie germanique, racontant la création du premier homme-führer né sans cerveau. Paf. « Des actions secondaires étaient insérées dans le cours des événements, des propos de camarades dirigeants de la ville étaient cités littéralement d’après les coupures de journaux. Les noms de tous les personnages de l’action étaient conformes à la réalité, car je n’aurais jamais pu en inventer de plus convaincants dans leur infamie. » Paf.


C’est à peu près à cette époque que Vigoléis est devenu guide, donc Führer à son tour, pour les étrangers à Majorque. « À l’époque, le mot Führer avait déjà un arrière-goût, mais encore très léger, comme dans une côtelette aux alentours de l’os, là où ça commence toujours à sentir. » On peut se demander, et on se le demande forcément, à quel point il a enjolivé la réalité dans ses mémoires. Est-ce du Rousseau, qui prétendait que tout est parfaitement exact, ou du Malraux qui en invente des caisses ? Ses aventures sont beaucoup trop surréalistes pour être inventées, mais c’est parfois aussi trop gros pour être vrai. Tous les événements principaux et tous les personnages sont parfaitement authentiques et attestés, s’il n’en a rajouté ce n’était que des traits d’humour ici ou là ou pour la beauté du geste. Il se rappelle parfois à l’ordre quand l’envie romanesque commence à prendre le dessus, et des rectificatifs en fin de livre viennent corriger des erreurs de la première édition, notamment des inexactitudes sur certains personnages qui lui ont écrit des années plus tard après avoir lu le livre, pour corriger une rumeur. Mais que Thelen soit un Rousseau ou un Malraux, au fond, peu importe. « Quand la vie et la fiction se conjuguent, c’est à ce moment-là que la vie commence vraiment à nous captiver. »


Dans les cas litigieux, c’est la vérité qui décide.


Ce qui n’empêche pas son Vigoléis de mentir comme un arracheur de dents. Lisez ces pages pendant lesquelles il nous raconte ses visites guidées, c’est hilarant, d’autant plus que dans son malheur il jouit d’une chance de coquin quand ses bobards arrivent à passer et à berner même les architectes et les historiens. Ce qui lui vaudra la réputation d’être le meilleur Führer de l’île. Voyez l’ironie.


Je résiste à la tentation de vous bombarder d’extraits, j’ai déjà exagéré. Et à celle d’allonger encore cette note au risque d’en dire trop. Je vous laisse découvrir les meilleures pages si vous tentez l’aventure. Je ne sais pas si je veux lui mettre 8 cœur ou 9, mais ce n’est qu’une note. Ce livre est un bijou, c’est tout ce qu’il faut retenir. Et je suis heureux d’être l’une des rares personnes à l’avoir trouvé.


Thelen est un illustre inconnu chez nous, son livre est indisponible depuis des années, il est méconnu en Allemagne, les anglophones ont eu à attendre 2010 pour avoir une traduction et il reste malgré tout terriblement underground. Pourquoi ? Sans le Tripode, c’eût été le destin de Jacques Abeille également. Mais pourquoi le livre de Thelen semble s’acharner à vouloir rester dans l’ombre et résiste à toute tentative d’exhumation ? Pourquoi, alors que Thomas Mann en personne, dont on connaît les exigences, l’a salué comme l’un des plus grands livres du XXe siècle ? Ami de l’auteur et cité dans ses pages, nous lui pardonnerons une éventuelle exagération, mais son enthousiasme n’était pas feint, pas plus que celui de Paul Celan qui y est aussi allé de son commentaire : à ses yeux c’est une authentique œuvre d’art. Aux miens aussi. Quand on pense que tout ce qu’il a écrit sur l’île est parti au feu ou dans l’estomac des rats, je me demande quelles merveilles ont disparu. D'ailleurs, plus de 500 pages de ce livre-ci sont parties au feu pour ne pas surcharger...


Une perle rare donc, qu’il serait temps de déterrer malgré la malédiction qui la frappe. La dernière fois que j’ai demandé une réédition, Attila m’a exaucé plusieurs mois plus tard par le plus grand des hasards en rééditant Le dictionnaire Khazar. On peut rêver. À dans six mois ?

Finnegan
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le 12 nov. 2015

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