L'Onyre du givre par Nébal
Bruno B. Bordier est (entre autres : il est également traducteur et illustrateur) un auteur rare et sans doute méconnu, qui a publié quelques nouvelles ici ou là, dans des fanzines, revues ou anthologies variés. L'Onyre du givre comprend neuf de ses nouvelles (dont une écrite en collaboration avec Sylvie Miller), et, ma foi, c'est pas mal du tout. De quoi donner envie de lire un hypothétique deuxième recueil de la même eau. Pour tout dire, on lui pardonnerait même d'avoir masqué son propre recueil sous une couverture bryceo-jackiepaternostérienne, c'est dire...
Neuf nouvelles, donc, pour la plupart assez longues, explorant des territoires variés, mais néanmoins proches de par leur ton singulier, entre onirisme et ironie grinçante. Pas de doute, Bruno B. Bordier a une voix. Et des idées. Peut-être même trop, à la limite, mais on aura l'occasion d'y revenir.
Décortiquons donc un peu la bête. Passée la préface-copinage d'André-François Ruaud (pp. 5-7), on commence sur un mode mineur avec « Les Veines gonflées de songe » (pp. 8-17), fantasy urbaine traitant du sida. C'est un peu court pour pleinement convaincre, mais cela n'en contient pas moins quelques beaux passages, et, déjà, l'expression de cette voix caractéristique.
Mais la nouvelle suivante, bien plus longue, et bien qu'écrite en collaboration avec Sylvie Miller, donne sans doute davantage le ton de l'ensemble du recueil dans ce qu'il a de plus intéressant. Avec « Homo umbilicus » (pp. 18-63), les deux auteurs transfigurent à leur sauce les figures du loup-garou et du vampire à l'heure des réseaux informatiques. Avec une touche un tantinet dickienne en prime, le héros se souvenant de personnes effacées de la réalité... C'est très bon, à n'en pas douter, à la fois drôle et palpitant. Cette nouvelle, à mes yeux, n'a qu'un seul véritable défaut (et encore !), mais que l'on retrouvera plusieurs fois au cours du recueil : elle déborde littéralement d'idées. Aussi se révèle-t-elle finalement trop courte (!), et un peu frustrante...
Néanmoins, elle donne sacrément envie de poursuivre la lecture de ce recueil. Continuons donc avec « Le chant de l'égoïsme, les soupirs de la honte » (pp. 64-96). Même constat : c'est bon, mais ça déborde, et ce n'est guère facile à résumer... Dans ma grande lâcheté, je vais d'ailleurs déclarer forfait, et passer immédiatement à la suite.
En l'occurrence, « Massacre » (pp. 97-127), une nouvelle de SF, cette fois, et le plus vieux texte du recueil. Un monde sombre et absurde, où tout va trop vite (tiens, tiens...), pour s'achever dans un bain de sang. Une réussite, là encore.
« Rêveur d'oubli » (pp. 128-135) est à nouveau une nouvelle de science-fiction, traitant cette fois du voyage dans le temps et de l'apocalypse. Ça se lit tout seul, mais ne brille pas exactement par son originalité... Assez joli, néanmoins.
« Komédia » (pp. 136-181) est une longue fable ou allégorie absurde (sur un mode, disons, « kafkaïen pulp ») sur la création littéraire et ses affres. Cela déborde à nouveau, mais c'est tant mieux. Et, si les nombreuses références qui parsèment le texte sont parfois hermétiques, cela se lit tout seul, tant c'est inventif et bien vu. Une réussite.
Réussite également, et probablement un des meilleurs textes de ce recueil, « Un lapin sachant chasser... » (pp. 182-191). Où l'on suit le rite d'initiation d'un jeune lapin apprenant à chasser la carotte, dans un monde trafiquant l'horizon pour se protéger des assauts des goupils. Un vrai déferlement d'idées pour un texte très drôle (façon nonsense cartoonesque) et tout à fait réussi. Mon coup de cœur.
Je serais moins élogieux pour le texte suivant, « L'Onyre du givre » (pp. 192-226), fantasy urbaine passablement gothique, un peu à la manière de « Les Veines gonflées de songe », et où l'on retrouve le concept d'onyre déjà exploité dans « Le Chant de l'égoïsme, les soupirs de la honte ». C'est correct, un peu à la manière de Mélanie Fazi, mais cela ne m'a pas touché plus que ça. À vrai dire, après les excellentes premières pages (où l'héroïne fait la lecture aux gargouilles d'une cathédrale pour les « endormir »), cela m'a un peu déçu...
J'y ai préféré, malgré ses imperfections (dans la trame, notamment, un peu légère), « Nahk Ila Hetaf Tarsun » (pp. 227-248), nouvelle de science-fiction qui clôt le recueil. Outre la référence musicale présente dès le titre, la nouvelle vaut surtout pour son cadre, un monde d'inspiration islamique où la technologie est basée sur le vivant. Tout à fait intéressant, et à nouveau très riche.
C'est donc pas mal du tout, tout ça. J'en reprendrais volontiers. Si « l'homme qui écrit à la couleur de son esprit » (© André-François Ruaud) devait se faire moins rare, et, par exemple, publier un autre recueil du même tonneau, voire, soyons fous, un roman, j'en serais très client.