Ecriture de l'excès fantastique / Excès de l'écriture critique

Cet ouvrage tiré de la thèse de Denis Mellier, enseignant-chercheur en littérature et en cinéma, est très souvent cité dans les livres en lien avec le sujet pour son postulat principal : en effet, la critique littéraire française a, depuis le fameux ouvrage de Todorov, très largement privilégié une approche "herméneutique" du fantastique, c'est-à-dire centrée principalement sur la question de l'indécidabilité, voire de l'indétermination radicale du fait narratif fantastique : est-on bien sûr que les faits surnaturels dépeints sont avérés, ou bien relèvent-ils d'une mésinterprétation ou d'une altération de la subjectivité du personnage-témoin? Voire - pour les développements les plus récents et intellectuels du genre, dans la continuité d'un Kafka, d'un Borges, ou encore les propositions du Nouveau Roman - d'un pur jeu narratif jouant d'une incohérence, d'une étrangeté fondamentale de la diégèse?


Or, Denis Mellier, s'il ne remet pas en cause l'existence ni la dynamique de cette poétique du doute, effectivement très souvent présente dans les écrits fantastiques, soutient que, limitée à cette seule dimension, la poétique du fantastique est de toute évidence incomplète: et il a été effectivement largement reproché à la critique d'inspiration todorovienne de négliger des pans très importants, voire entiers de la littérature surnaturelle, à commencer par toute la production relevant d'une approche beaucoup plus frontale de l'horreur : ainsi, les gothiques anglais sont souvent relégués à une simple littérature pré-fantastique un peu naïve, tandis que nombre d'autres auteurs anglo-saxons (Lovecraft et King en tête) sont souvent ignorés, quand ils ne sont pas explicitement évincés comme ne relevant pas de la catégorie fantastique. Par exemple, un manuel récent sur le sujet comme celui de Nathalie Prince, pas mauvais au demeurant, n'est pas exempt de tout reproche en la matière ; si elle cherche bien à intégrer sur le plan théorique l'approche de Mellier, elle continue toutefois de se focaliser, dans les exemples choisis, encore une fois très prioritairement sur le corpus todorovien (et sur le fantastique décadantiste dont elle est une spécialiste), reléguant au second plan la littérature plus directement horrifique.


Denis Mellier propose donc de compléter l'approche par l'indécidabilité - de l'implicite (herméneutique) - par une approche "de la confrontation" explicite avec le surnaturel, afin d'aboutir à un modèle critique mixte : car si certaines œuvres cherchent ouvertement à privilégier une des dimensions au détriment de l'autre, dans les faits les deux sont souvent intimement mêlées (il n'y a en soi pas incompatibilité entre le fait de jouer sur les doutes, voire les interprétations alternatives auxquelles ouvre le texte, et des représentations horrifiques plus frontales). En une formule très intéressante, Mellier nous explique d'ailleurs avec raison que les deux dimensions relèvent aussi par extension de deux dynamiques narratologiques distinctes mais complémentaires: l'approche herméneutique tend vers le ralentissement du récit, l'effet de suspense - la lecture et la succession des événements étant en quelque sorte stoppées par la nécessité de la réflexion interprétative ; l'approche "confrontative" tend elle à l'inverse vers une accélération du récit, une succession continue des événements jusqu'à la conclusion, souvent en une gradation horrifique. Un bon texte fantastique "classique" serait alors celui parvenant à parfaitement mêler les deux dimensions pour une efficacité optimale (je pense par exemple à l’œuvre de M.R. James, dont l'une des nouvelles - "Siffle et je viendrai" - est d'ailleurs au cœur de la démonstration de Mellier). Cette approche, plus ouverte, a pour grand intérêt - comme évoqué précédemment - de ne plus exclure par définition des pans complets de la littérature surnaturelle ou horrifique (il faudrait presque adapter le vocabulaire pour désigner le genre, tant le terme "fantastique" est aujourd'hui teinté de présupposés todoroviens!).


Pour Mellier, une des grandes raisons qui ont fait le succès de l'approche herméneutique en France est le fait que celle-ci est souvent porteuse de considérations morales et/ou élitistes : l'approche herméneutique serait ainsi souvent un outil critique pour séparer le bon grain de l'ivraie parmi la production horrifique, en mettant en avant un fantastique "de qualité", intellectuel, en opposition à une paralittérature fantastique, considérée comme basique, répétitive et de bas niveau (populaire), privilégiant les effets horrifiques faciles et un "escapisme" de mauvais aloi (la littérature non-mimétique vue comme un simple moyen de s'évader de son quotidien).


Je viens là de résumer, disons, 200 pages (grosso modo les 3 premiers chapitres) sur les 450 que compte le livre. Au-delà de ces premiers développements, l'auteur consacre un chapitre spécifique (et sans doute le mieux tourné et plus intéressant de l'ouvrage) aux romans gothiques anglais et aux liens qu'ils entretiennent à la notion de sublime telle que développée dans la philosophie esthétique de E. Burke. Si l'ouvrage de Burke a contribué à donner une assise esthétique à la littérature fantastique dans la 2e moitié du XVIIIe siècle, et découlait lui-même d'une prise en considération de l'esprit pré-romantique de son temps, Denis Mellier montre néanmoins que les romans gothiques ont largement outrepassé le "programme esthétique" de Burke, celui-ci ayant d'ailleurs critiqué assez durement cette production littéraire pour son caractère excessif, grotesque et, disons-le, son mauvais goût. Pour Denis Mellier, cette "incompréhension" entre Burke et les gothiques est déjà annonciatrice l'opposition critique décrite plus hait entre les partisans d'un fantastique implicite et, de l'autre côté, les tenants d'effets horrifiques plus explicites (à la "terreur" burkienne - indéterminée et proche du concept d'angoisse actuel - s'opposerait donc une peur / horreur plus déterminée et frontale qu'aurait largement manié les gothiques).


Dans le chapitre suivant, Denis Mellier s'attaque au monument Lovecraft, à une époque (2e moitié des années 1990) où l'auteur n'était pas encore aussi reconnu et admiré qu'aujourd'hui (et où le volume des travaux critiques portant sur son oeuvre était beaucoup plus faible qu'actuellement). Partant du constat d'une dissonance, dans les discours critiques existants, entre les louanges souvent adressés à l'imaginaire et aux capacités d'évocation horrifique des écrits de Lovecraft, et son style jugé par contre lourd, excessif et outrancier, D. Mellier montre, avec justesse, que de tels positionnements sont quelque peu paradoxaux : en effet, qu'en serait-il de la puissance d'évocation de Lovecraft sans son style si particulier et reconnaissable entre tous? L'utilisation sans retenue des prétéritions (le fameux "indicible" qui, loin de signer l'arrêt de toute description, ouvre au contraire grand les vannes de la narration horrifique explicite) et hyperboles (voire "adynaton" - hyperbole invraisemblable à force d'exagération -, une nouvelle figure de style à mon actif!) est au fondement même de récits dont l'économie est très largement orientée et construite en vue d'une confrontation finale avec l'inconnu surnaturel. Loin d'exposer les limites du langage (l'indicible donc si celui-ci était pris au sérieux), l'écriture de Lovecraft miserait tout au contraire tout sur sa puissance d'évocation, sur sa capacité à faire émerger l'irréel dans l'imaginaire du lecteur.


Au-delà de cette thèse, l'auteur expose (très très) longuement les quelques dispositifs méta-littéraires (-artistiques) que l'on peut trouver chez Lovecraft, celui-ci mettant notamment à plusieurs reprises en scène l'idée d'une immédiateté de toute figuration, de toute représentation horrifique (dessins muraux, tableaux, etc.) : tout d'abord interprétées par ses protagonistes sous l'ordre du symbolique, ces représentations se révéleront à l'inverse des copies littérales de leurs objets surnaturels.


Partant de ce constat, Denis Mellier en arrive cependant à une proposition, à mes yeux beaucoup plus discutable et qu'il va développer dans tout le reste de sa thèse, selon laquelle cette mise en scène d'une immédiateté, d'un sens propre absolu du langage dans le fantastique lovecraftien serait lue, interprétée, par le lecteur, à l'opposée, comme une affirmation explicite de l'artificialité inhérente au dispositif fantastique, artificialité affichée qui serait indispensable pour maintenir la distance entre le lecteur et la diégèse horrifique, et qui serait à l'origine du "delight" dans la "terror" dont parle E. Burke (la capacité d'une œuvre d'art à générer du plaisir à partir du sentiment de peur). Donnant à mon sens une trop grande importance aux quelques exemples méta-littéraires identifiés chez Lovecraft, Denis Mellier généralise trop hâtivement ses conclusions à l'ensemble des productions littéraires horrifiques. Or, on pourrait tout aussi bien arguer que, dans les textes de Lovecraft invoqués, la dimension méta-littéraire peut, bien au contraire, être considérée comme un risque calculé pris par l'auteur d'affaiblir l'efficacité purement horrifique de ses textes (la pure capacité de ceux-ci à générer de l'effroi), et que la puissance horrifique d'un texte reposerait plutôt largement en général dans sa capacité à happer, à immerger son lecteur dans un univers textuel cohérent parvenant à faire oublier temporairement sa facticité. Cette dernière thèse est certes, beaucoup plus classique (c'est le fameux "suspension of disbelief" de Coleridge, que Mellier interprète d'ailleurs d'une fameux bien peu charitable, et pour tout dire assez naïve), mais aussi plus solide : car la thèse de Mellier aurait véritablement un sens s'il y avait un vrai risque avéré que le lecteur se perde littéralement dans le texte, allant jusqu'à ne plus pouvoir différencier fiction et réalité ; or, jusqu'à preuve du contraire, ce n'est jamais le cas...(à moins d'avoir beaucoup consommé de substances peu légales). La facticité d'une œuvre d'art est toujours donnée comme point de départ, et on ne comprend pas dès lors en quoi celle-ci serait à construire, surtout en vue de générer un effet horrifique. A trop vouloir verser dans le paradoxe, la thèse de Mellier, totalement contre-intuitive, s'appuie donc sur des présupposés (implicites) assez invraisemblables et ne convainc pas.


Or, malheureusement, Denis Mellier va consacrer à cette question de l'efficacité de la fiction (comment un monde fictif peut-il faire peur "pour de vrai"?) de longs développements (recouvrant quasiment les 2 derniers chapitres, sur plus de 150 pages...) pour le moins maladroits, et ne s'appuyant que sur quelques auteurs, et seulement des chercheurs en littérature ; il délaisse quasi-complètement tout l'argumentaire psychologique et philosophique sur lesquels aurait pu ouvrir le sujet...Car D. Mellier n'enfonce-t-il pas des portes déjà ouvertes (voire béantes) en s'étonnant comme il semble le faire (car cela revient tout de même à cela) des capacités de l'imagination humaine? (concept d'imagination d'ailleurs étonnamment très peu mobilisé dans ces chapitres conclusifs, alors même que cette faculté apparaît comme fondamentale et incontournable dans un tel débat).


Plus grave encore, je me suis demandé si cette thèse de "l'artificialité explicite efficace" de la littérature du surnaturel n'était pas en contradiction avec les critiques mêmes qu'avait fait Denis Mellier plus tôt dans l'ouvrage à l'encontre des approches herméneutiques, pour lui trop intellectualisées (en opposition à une approche plus directe et intuitive du fait littéraire). Car, de facto, il est bien difficile de ne pas voir à notre tour dans les longues et tortueuses analyses de l'auteur (bien peu accessibles pour le commun des mortels) un monument d'intellectualité, celles-ci débouchant elles aussi, tous comptes faits, sur une approche extrêmement rationalisée et réflexive des textes fantastiques...En cela, on est proche du fameux paradoxe bergsonien qui veut que l'intuition ne soit finalement approchée qu'au travers d'un très long et exigeant processus intellectuel (par définition non-intuitif). Pour approcher au plus près l'efficacité des textes fantastiques, l'auteur n'aurait-il pas largement gagné à délaisser les discussions esthétiques trop abstraites, pour s'intéresser encore davantage aux stratégies narratives et rhétoriques (à la mécanique des textes) mise en œuvre concrètement par les auteurs? Ou alors à s'intéresser plus directement aux grandes peurs modernes dont seraient porteuses et que révèleraient les approches explicites de confrontation avec le surnaturel? Il est en effet frappant qu'un auteur comme Lovecraft, à lire D. Mellier, soit décrit comme le quasi-équivalent d'un critique littéraire structuraliste, semblant sous sa plume ne se soucier en fin de compte quasiment exclusivement que de la puissance rhétorique et ontologique de son langage...


Il y a donc du bien bon et du bien mauvais dans cet ouvrage: une thèse restée célèbre (celle d'un fantastique de la "confrontation", en opposition à un fantastique de l'herméneutique) et une autre, alambiquée et largement faussée dans ses fondements, qui n'avait de toute évidence rien pour rester dans les mémoires...


Mais j'en arrive désormais aux principaux défauts de cet ouvrage, ceux qui feront qu'il ne s'adressera finalement qu'à un public courageux et extrêmement restreint (avant tout j'imagine celui des étudiants et chercheurs travaillant ou s'intéressant directement au sujet) et qui expliquent ma note de 6/10 : son écriture et sa longueur.


L'écriture de Denis Mellier est trop souvent inutilement complexe, donnant bien plus souvent l'impression de vouloir se donner des airs de "scientificité" littéraire (avec au passage l'obsession récurrente, dans trop de thèses de littérature, pour les figures de style et les dispositifs méta-littéraires, vus comme des gages d'une critique littéraire "profonde"...) que de chercher à faciliter la compréhension du lecteur. On doit souvent s'y reprendre à plusieurs reprises pour comprendre le sens d'une phrase, ce qui alourdit fortement la lecture d'un ouvrage qui n'en avait vraiment pas besoin.


Car celui-ci est également long, très long pour ce qu'il a à nous dire. On sent que le travail d'élagage par rapport au texte de la thèse initiale n'a pas été encore suffisant par rapport à ce qui aurait été vraiment nécessaire pour rendre le tout bien plus lisible et accessible...De très nombreuses répétitions parsèment le texte, de nombreuses idées sont bien trop appuyées, et font l'objet de développements obèses qui épuisent littéralement le lecteur sur la longueur (j'ai failli, à plusieurs reprises, frappé par une crise de désespoir, laisser carrément l'ouvrage en plan, pourtant sur un sujet qui m'intéresse plus que fortement!). J'ai beaucoup de respect pour le travail d'édition de thèses de l'éditeur Honoré Champion, mais là, clairement, la reprise du texte est insuffisante. Bref, à mes yeux, l'ouvrage aurait facilement pu ne faire que 300 pages (voire moins) sans perdre grand chose de son contenu.


Enfin, dernier défaut qui a généré pas mal de déception en ce qui me concerne : malgré ce que l'auteur semble promettre en introduction, il n'y aura pas vraiment d'approche comparatiste approfondie du traitement esthétique de l'horreur entre littérature et autres médias, en particulier vis-à-vis du cinéma et du jeu vidéo (on trouve dans le cas du cinéma quelques références, mais très concises). Plus dérangeant, alors que Denis Mellier dénonce de manière très directe et claire l'élitisme de nombreux critiques littéraires par rapport à ce qu'ils considèrent comme de la paralittérature, on s'étonne en retour de le voir lancer, en conclusion ou vers la conclusion, des jugements relativement à l'emporte-pièce sur le cinéma, et encore plus sur le jeu vidéo, sous-entendant une hiérarchie entre ces différents médias : le fantastique le plus efficace (faisant le plus peur?) serait, en écho à la thèse de l'auteur, forcément littéraire, car exposant alors plus clairement son artificialité que le cinéma et le jeu vidéo, médias plus immersifs...Là encore, difficile de ne pas y voir une contradiction, à moins que la langue quelquefois obscure de l'auteur m'ait amené à de gros contresens (?).


Pour conclure, après 4 premiers chapitres intéressants, bien que pas vraiment faciles d'accès au vu du style de l'auteur et de la longueur exagérée des développements, le livre perd assez largement de son intérêt dans ses dernières parties, D. Mellier développant, sur la performativité de la littérature en matière d'horreur, des thèses, à mes yeux et pour ce que j'en ai compris, assez alambiquées (voire carrément fausses et paradoxales par rapport aux propres positionnements affichés plus tôt par l'auteur). L'amateur de discours critiques sur le genre fantastique y débusquera néanmoins, s'il est vraiment près à s'accrocher, des éléments intéressants et stimulants (je pense encore une fois à ce 4e chapitre sur le sublime burkien), malgré le sentiment que ceux-ci ne sont pas toujours exploités au mieux.

Tibulle85
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le 30 juin 2019

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