L'approche proposée par l'auteur est plutôt originale : affirmant l'intérêt d'étudier une civilisation depuis ses propres références, Gabriel Martinez-Gros suggère d'étudier la période des débuts de l'Islam (VIIe-XIe siècle, jusqu'à la disparition de l'empire abbasside) par le prisme de la théorie historique développée par le chroniqueur berbère du XIVe siècle Ibn-Khaldun. Revendiquant, contre les critiques récentes du « conceptualisme », l'intérêt des concepts pour dégager des caractères généraux de l'évolution historique sur le temps long, Martinez-Gros reprend donc ceux qu'Ibn-Khaldun emploie pour examiner cette période.
Il s'agit principalement des concepts de « sédentarité » et de « bédouinité ». Les Arabes de l'époque de Mahomet sont des bédouins, c'est-à-dire des habitants des marges peu prospères économiquement dominées par la structure politique de la tribu ou du clan. Lorsqu'ils se lancent à l'assaut de l'empire byzantin et de l'empire sassanide, ils s'attaquent à de vieux foyers de « sédentarité » établis dès le néolithique : il s'agit de régions naturellement prospères ayant permis une accumulation économique sur le temps long assurant le développement de la civilisation : techniques artisanales, arts, sciences, philosophie, religions dont le trait marquant est d'une part le refus du politique et d'autre part le désir affirmé de pacifier l'existence humaine. Les masses sédentaires sont de fait policées, répugnant à la violence et dépendant donc d'une force armée pour leur protection. Dans la structure de l'empire, analyse Martinez-Gros, cette violence est importée des marges bédouines (il existe, précise-t-il, un troisième modèle non-impérial, non-bédouin, où la force armée est représentée par le citoyen-soldat).
Les foyers sédentaires fascinent par leur civilisation les bédouins et suscitent également leur avidité. Lorsqu'un chef bédouin parvient à unir les forces de plusieurs tribus, il peut réussir à envahir les foyers sédentaires et à y prendre le pouvoir politique. C'est le cas des Arabes des premières conquêtes mais aussi des Germains des Grandes Invasions, des Turcs, des Mongols ou des Mandchous en Chine notamment, ou des Macédoniens d'Alexandre. La capture des terres sédentaires permet surtout de disposer de sa fiscalité, laquelle est employée par les Arabes pour verser des soldes à leurs guerriers vivant dans des villes-camps nouvellement fondées dans le mépris de l'indigène. Mais avec les générations, les envahisseurs eux-mêmes se civilisent et perdent leur capacité guerrière. Il faut donc « importer la violence » : les différents Etats arabes emploient ainsi des esclaves-soldats, Slaves (vendus par les royaumes chrétiens) ou Turcs, ou bien des alliés « bédouins », Francs ou Berbères. Ceux-ci, détenant le monopole de la violence, finissent par renverser le pouvoir pour l'assumer à leur tour : c'est ainsi que le calife abbasside est réduit à un rôle strictement religieux tandis que la réalité du pouvoir est assumée par l'émir, le chef des armées.
Armé de cette théorie générale, Martinez-Gros fait donc le récit, assez strictement politique, des empires islamiques jusqu'à la disparition de l'empire abbasside.
Dès la mort de Mahomet, les musulmans se séparent en plusieurs groupes antagonistes : sunnites, chiites et kharijites. Il s'agit en fait à l'origine de partis défendant chacun un prétendant différent à l'héritage du titre de calife porté par Mahomet. Ce n'est que dans un second temps que les deux premiers partis donneront lieu à deux religions différentes. Le sunnisme naît à proprement parler de la révolte de la population de Bagdad contre le calife qui voulait faire passer l'interprétation des textes saints par le prisme des concepts de la philosophie grecque. Il s'agit d'une réaction de la piété populaire voulant se défendre d'une déformation du message originel du prophète par des apports étrangers. De fait, remarque Martinez-Gros, à l'inverse de ce que l'on affirme habituellement, le sunnisme pose d'emblée une séparation de l'Etat et de la religion : cette révolte de la population de Bagdad permet l'épanouissement d'une élite de lettrés appelés oulémas (où les juristes jouent un grand rôle) qui déterminent librement l'interprétation de la religion et la liturgie en interdisant cette prérogative au politique chargé simplement du reste. Ainsi note l'auteur, dans ces masses sédentaires de l'Irak ou de la Syrie, on promeut quotidiennement une religion de paix en butant constamment sur la contradiction avec les conquêtes de Mahomet entreprises dans le sentiment de la venue prochaine de l'apocalypse. Ainsi pense-t-il que la violence religieuse sunnite resurgit parfois malgré elle à cause de ce discours entrant en contradiction avec les tentatives de pacification de la piété populaire. Quant au chiisme, il se fonde au contraire sur une spiritualité élitaire, rafinée, proche du gnosticisme, élaborée précisément sur l'héritage philosophique grec. L'imam (au sens, à l'époque, du chef politique chiite) est celui qui interprète de façon savante le message livré à un bédouin analphabète par Dieu, et qui est donc, dans son expression intellectuelle, incomplet, demandant à être interprété.
Sans entrer dans les détails, l'unité de l'empire omeyyade puis abbasside disparaît rapidement par la création de plusieurs Etats antagonistes, dont jusqu'à trois réclament le titre de calife en même temps, c'est-à-dire de chef universel des musulmans. Le livre est particulièrement difficile à suivre sur ce point, si on connaît mal, comme moi, cette époque. C'est une succession de dynasties qui s'affrontent continuellement pour le contrôle des différentes parties de l'empire : l'Espagne, initialement conquise par des Berbères en 711 puis reprise par des Arabes en 740, la Tunisie, qui fait sans cesse face aux révoltes des Berbères d'Algérie appréciant fort peu leurs envahisseurs arabes, l'Egypte, contrôlée par les Fatimides, l'Irak demeurant le siège de l'empire abasside, et l'Iran rapidement perdu au détriment de dynasties persanes. Le XIe siècle marque la fin de cette période à la prétention impériale de l'Islam pour Ibn-Khaldun, en raison de la conquête par les Normands de la Sicile, par les « Francs » (nom générique pour désigner les Européens) d'une partie de l'Espagne, et surtout par les Turcs de l'Orient islamique. Autant, donc, de peuples bédouins reprenant à leur tour le contrôle des terres sédentaires.