Bien sûr, on retiendra en priorité la Tsvetaeva poetesse. Bien sûr, pour goûter son oeuvre, il n'y a pas meilleur entrée que "le poème de la fin", comme chez ces arbres frutiers dont, si les amoureux et les romantiques aiment à les voir en fleurs, on ne peut nier que l'utilité se trouve dans les fruits qu'ils finissent par livrer ; fruits dans l'arôme desquels il y a, en plus du goût propre de leur chair et de leur jus, le goût de la Terre où l'arbre poussa, le goût de la sève qui en coula et où une main sale de cultivateur s'englua en voulant appuyer sur le tronc sa paume de fatigue, et enfin le goût reçu - comme un rayon de lumière nourrit la plante - des yeux des précédents nommés amoureux et romantiques. Ce sont tous ces goûts qu'on retrouve dans les poèmes de Tsvetaeva - Il n'y a pas lieu de chercher ailleurs ces sensations ; un seul vers les faire entrevoir, frissonner toutes, l'ensemble ne saurait en exposer une seule entièrement.

Bien sûr, des lettres de Marina, on recevra plus encore - un encore de ces encore qui sont des multiplicateurs personnels, qui sont à la multiplication d'un sentiment ce qu'est en mathématique la factorielle d'un nombre à sa puissance carrée - que la promesse entrevue avant de s'y plonger nous l'avait fait croire. On sent Marina nous échapper, mais comme la beauté d'une toile parfois échappe à celui qui la contemple : non qu'elle le fuit garcement, mais le cadre où il l'observe ne saurait contenir tout ce qu'elle veut lui transmettre. On éprouve face aux lettres de Tsvetaeva la frustration ressentie devant un film dont on voudrait que la puissance soit jouée directement sous nos yeux, tant l'obscurité de la salle de projection et les limites physiques de l'écran nous éloignent de la plénitude évoquée.

Mais, pour qui vaincra le préjugé de croire que lire la prose d'un poéte, c'est lire les poèmes de jeunesse d'un romancier, c'est savoir d'avance qu'on n'y découvrira rien d'autre qu'une patte mal agencée, comme ces enfants malheureux dès la jeunesse de se sentir nés dans un corps du sexe opposé, la lecture de l'Histoire de Sonetchka sera une révélation.

La prose de Tsvetaeva ne se contente pas de reproduire la singularité de ses poèmes ; on ne peut pas non plus dire qu'elle l'annonce ni ne la prolonge. Quand on décroche enfin pour respirer, on comprend mieux : les poèmes de Tsvetaeva sont vivants, et donc mortels. On ne peut faire rentrer la vie dans les mots. Toujours elle déborde, s'en échappe ; quand on y parvient enfin, on a fermé une tombe sur un désormais cadavre. Si sa poésie était l'incessante lutte avec cette impossibilité, cette limite, ici, Tsvetaeva ne s'embarasse pas de la vie ; elle l'a déjà dépassée. Elle raconte simplement, fidélement, avec "[une] ultime fidélité, [une] fidélité posthume". Ces paroles ne viennent pas d'un mourant alité, pas d'outre tombe, elles viennent d'elles mêmes, comme un amour qui trouverait sa source dans la présience qu'il aurait eu de son accomplissement et des voluptés qui en seraient issues.

Quand Tsvetaeva écrit son histoire, elle ne narre rien, parce que tout narration implique une construction. Rien n'est à cueillir ici. Toute l'histoire de Sonetchka est un cerisier infiniment blanc et rose, hors de cela il n'y a rien, aucune lumière qui vient le faire grandir, rien que cette rencontre entre deux couleurs possédées de tous, mais qui, là, sont - ensembles - pas une autre couleur, tierce - non, deux couleurs sur l'arbre qu'on a devant soi, et qui fleurit - qui "tient-debout-pour-rien-et-pour-personne".




"C'était le dernier rose de mes joues, en décembre 1918. Sonetchka toute entière - mon dernier rose aux joues. Car depuis lors, à peu près, j'ai commencé à avoir ce teint - sans-couleur, qui ne me quittera sans doute plus jamais, jusqu'à la non-couleur ultime." (Marina Tsvetaeva in L'Histoire de Sonetchka)
gastondkwizera
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le 14 juil. 2012

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