L'île de Tôkyô de Ntastuo Kirino
Les cinéphiles auront reconnu, dans l'argument initial de L'île de Tôkyô, sixième roman de Kirino Natsuo traduit en français, celui de Fièvre sur Anatahan (1953), l'un des derniers films de Josef von Sternberg, inspiré de faits réels tels que rapportés par l'un des acteurs du drame. Début 1945, trente soldats japonais s'étaient retrouvés coincés sur l'île volcanique d'Anatahan alors occupée par un couple. Ils avaient lutté entre eux, autant pour leur survie que pour la possession de la femme, au point d'en oublier la guerre. Quand on avait découvert les rescapés, en 1951, aucun ne voulait croire à la fin du conflit.
Mais L'île de Tôkyô est une fiction de Kirino Natsuo qui, comme à son habitude, regarde l'histoire du point de vue féminin. Dans cette situation extrême où une Kiyoko plutôt âgée (46 ans), sans beaucoup d'estime de soi (« Elle était la personne la plus grasse de l'île (...) elle n'aimait pas son petit corps rond et gras ») est devenue un “ bien rare ” soumis à la convoitise générale, la romancière peut scruter, une nouvelle fois, les relations de pouvoir entre les sexes, sur fond d'une dilution de l'humanité et des traits culturels d'une microsociété qui retarde, comme elle le peut, son retour inéluctable à un état primitif.
Le regard que Kiyoko porte sur elle-même est d'une très grande acuité, surtout parce qu'il embrasse et accepte toute l'ambivalence de sa position. Elle déteste ce rôle de putain dans laquelle ils la tiennent, mais elle en jouit également. Elle est unique au monde, c'est le plus grisant des constats ; le fruit de toutes les attentions, c'est le plus commode des moyens de survie. On apprendra ensuite, dans une analepse qui donne la parole à son défunt premier mari, qu'elle avait commencé très tôt ce jeu de séduction, en fait dès l'arrivée de ces vigoureux jeunes gens dont elle pourrait être la mère. L'héroïne de Kirino Natsuo admet et paye le prix pour l'assouvissement de tous ses appétits...
L'introduction sur l'île d'une poignée de Chinois organisés, travailleurs, solidaires révèle, par contraste, une médiocrité certaine des Japonais, que leur individualisme, leur indolence, leur conviction d'être supérieurs poussent à la facilité : pillage des ressources naturelles pour leur subsistance, répartition spatiale en clans affinitaires plutôt qu'en spécialisations complémentaires, refus de l'apprentissage, perte de l'espérance dans l'alcool. On le voit, L'île de Tôkyô n'oublie donc pas d'être une critique assez féroce d'une société nippone engluée dans le confort et le conformisme, toujours en quête d'un leader pour guider ses pas, totalement tétanisée face au risque ou à la prise de décision.
Le troisième grand axe de ce roman foisonnant et passionnant est une réflexion sur le besoin de sens et l'émergence du sacré, du transcendantal au milieu de ce nulle part. Celui-ci intervient après la tentative ratée de Hongkong de fuir cette prison tropicale. Les conséquences de cet échec sont individuelles et collectives. Il consacre, pour tous, la fin de l'espoir de quitter l'île ; si les ingénieux et robustes Chinois n'ont pu le faire, personne ne réussira. Pour ces derniers, certaines décisions prises durant le voyage vont accélérer leur déclin : réduits à une poignée, ils continueront à vivre soudés, mais sur un mode désormais débarrassé de toute trace de civilité et d'humanité.
Enfin, le retour sur terre est amer pour Kiyoko, qui avait choisi l'aventure chinoise et la trahison des siens. Dépouillée de son toit et de ses quelques richesses matérielles (vêtements, ustensiles, etc.) sauvées lors du naufrage initial, elle a perdu également son statut de “ bien rare ” dont elle tirait bénéfice en accordant, ça et là et essentiellement en échange de nourriture, ses faveurs sexuelles. Tôkyô s'est organisé à sa façon durant son absence, acceptant désormais comme allant de soi des arrangements et pratiques jusqu'à présent dissimulés ou retardés.
L'exigence de survie de l'héroïne, sa volonté de se trouver à nouveau au centre de l'attention de la colonie vont rencontrer les desseins de Manta-san, un schizophrène dominé par la voix autoritaire d'une sœur disparue vingt ans auparavant. Exclu par le groupe, il vit caché non loin du cap Sainara [5], dans une grotte où il a transposé, en le sacralisant, son ancien monde. Kirino Natsuo décrit une démarche identique chez Watanabé, autre relégué au milieu des bidons de déchets toxiques de la plage de Tôkaimura, qui trouve dans la possession du journal que tenait Takashi, le premier habitant de l'île, un élément suffisamment différenciateur pour justifier et conforter une pseudo supériorité élective, rendant supportable son isolement.
Mais la divinité de Takashi n'est pas partageable alors que celle de l'Île Mère, syncrétique des aspirations de Manta-san, de Kiyoko (qui seule possède l'ambivalence destruction-création du sacré) et de Yutaka, le leader actuel, peut apporter aux habitants de L'île de Tôkyô une raison d'éviter la régression au stade animal qui les menace, après une deuxième désillusion collective. Le lecteur découvrira comment Kirino Natsuo termine intelligemment cette quête de transcendance, qui ne peut développer sa puissance mythique que sur l'absence, le retrait du divin de ce monde. Ce n'est qu'à ce prix que l'humain devient sacré et le sacré générateur d'ordre et de culture.
De son écriture toujours aussi accessible et faussement désinvolte, Kirino Natsuo – enfin éditée au Seuil dans la collection qu'elle mérite – continue d'engendrer des romans d'une rare intelligence. L'île de Tôkyô est un livre monstrueux, qui cache sous une histoire faisant penser à l'artificielle série Lost (mais ne vous arrêtez surtout pas à cela) une réflexion d'une grande profondeur sur la sexualité et le pouvoir, l'humain et le religieux
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