La mort au Moyen-Âge : XIIIème-XVIème siècles est un livre fascinant. Fascinant car il met en perspective la monstruosité de notre époque avec la profonde humanité de nos ancêtres médiévaux. C'est d'autant plus frappant que paradoxalement, dans l'imaginaire collectif, nos contemporains s'imaginent vivre dans une société bien plus humaine, bien plus avancée sur le plan des mœurs que celle des hommes du Moyen-Âge. Cette dichotomie m'a accompagné tout au long de la lecture de cette ouvrage fort passionnant. L'auteur, Danièle Alexandre-Bidon, est une universitaire pure souche : docteur en histoire et civilisation médiévales, ingénieur d'études à l'EHESS. Elle s'inscrit dans une historiographie nouvelle, celle de la mort au Moyen-Âge. Si elle admet dans l'introduction que ce sujet est à la mode dans les années 1980, il demeure un vaste terrain de jeu encore inexploité pour les chercheurs à l'heure où la mort est repoussée dans les marges de notre société.


Le travail de l'auteur consiste ici à développer, circonscrire tous les aspects attenants à la mort. De la conception même de la mort dans les textes bibliques : quelle conception de la mort avaient les hommes du Moyen-Âge ? Jusqu'à la mort elle-même au cœur des foyers : comment s'y préparait t-on ? Comment vivait-on les derniers instants du mourant ? Quels rites et dévotions accompagnaient le défunt dans l'au-delà ? Ce qui est frappant c'est qu'au Moyen-Âge, les morts sont toujours inscrits dans la société des vivants. Il y a une proximité entretenue entre les vivants et les morts afin de ne jamais les oublier mais aussi afin de se préparer soi-même à faire le grand saut. Cela commence par l'installation des cimetières au pied des églises, au centre même des bourgs ou villages. Autrefois, lieu de vie, les cimetières n'ont absolument rien à voir avec l'utilisation que l'on en fait aujourd'hui. Par exemple, si pour nous marcher physiquement sur une tombe dans un cimetière serait mal vu vis-à-vis du défunt et de sa famille, sachez qu'au Moyen-Âge il était souhaitable d'être enterré directement dans les allées du cimetières voir sous le sol même des églises sur lequel circulaient les paroissiens car se faisant, les gens foulaient du pied les morts entretenant ainsi une proximité avec les vivants. Ces derniers ne manquaient pas alors de prier pour son âme et la prière favorisait ainsi son accession au paradis. Cet ouvrage regorge de détails, d'anecdotes, de faits présentant une société aux antipodes de la nôtre.


Le plus dangereux pour un homme finalement était de mourir sans les derniers sacrements, d'être enterré en terre non chrétienne, d'avoir des dettes ou des péchés non confiés au clerc sur son lit de mort et de sombrer dans l'oubli. Vous l'aurez compris si la connexion entre les vivants et les morts est si forte au Moyen-Âge, c'est en parti parce qu'il est nécessaire pour une personne défunte que les vivants intercèdent en sa faveur par la prière, les funérailles ou tout simplement par le souvenir qu'il laissa à sa famille ou sa communauté. C'est à la fois toute la beauté de la dévotion médiévale et aussi toute sa misère. Pourquoi ? Tout simplement parce que l'Eglise va petit à petit mettre en place une sorte de comptabilité de l'au-delà. Il faut bien comprendre qu'au Moyen-Âge un mort ne monte pas directement au Paradis, c'est un privilège offert aux seuls saints. L'âme du défunt se dirige soit directement en Enfer, si c'était un mauvais chrétien, soit au Purgatoire, une sorte de place intermédiaire entre l'Enfer et le Paradis dans lequel l'âme stationne pendant des millénaires (50 000 ans ; 100 000 ans etc.) avant de monter au Paradis où son âme sera ressuscitée le jour du jugement dernier. Il y a une distorsion temporelle entre le monde des vivants et celui des morts selon les théologiens. Le temps passé au Purgatoire se rallonge ou se raccourcis pour les morts en fonction des actions du défunt pendant sa vie sur Terre mais aussi en fonction des prières des vivants à son égard. En d'autres termes, plus vous serez un bon chrétien moins vous passerez de temps au Purgatoire. Plus les vivants feront de messes, prierons pour votre âme, entretiendrons dévotement votre mémoire, moins vous passerez de temps au Purgatoire et plus rapidement votre âme sera sauvée. Les clercs ont même poussé le détail à quantifier numériquement les années gagnées au Purgatoire en fonction de telle ou telle prière : 114 000 ans de gagné pour la récitation quotidienne de cinq Pater Noster et de cinq Ave Maria devant le crucifix etc. Évidemment qu'il y aura des dérives, les plus riches offrant des sommes colossales aux moines le jour de leurs funérailles afin qu'ils prient chaque jour pour leurs âmes pendant plusieurs années. On retrouve un peu l'esprit des fameuses Indulgences où finalement le Salut de l'âme ne devient qu'une question d'argent. Enfin il est à noter que le Purgatoire est une notion tardive instituée par l'Eglise pour mieux tenir ses ouailles. En effet, entre le XIIIème et le XVème siècle environ, la plupart des gens ne pensent l'au-delà qu'en terme d'Enfer et de Paradis. C'est seulement à partir du XVème et du XVIème siècle que cet état intermédiaire qu'est le Purgatoire, entre dans toutes les têtes laïques et religieuses.


La mort au Moyen-Âge s'articule en huit parties thématiques sur environ 300 pages (sans compter les notes) :



  • Penser la mort : partie dans laquelle l'auteur s'attarde sur la dimension biblique de la mort en comparant sa perception avec la paganisme antique. On y trouve aussi une description des rites, de l'éducation funèbre ou du secours de l'Eglise quant au trépas.

  • Le grand passage : Au terme de la vie que faisait-on ? On préparait son testament (document d'une très grand importance) mais on faisait également venir le curé du village au chevet du mourant : confession, communion, extrême-onction etc. C'est également dans cette partie que l'auteur aborde la question du lit de mort avec les derniers instants, les derniers mots, le constat du décès, la mort clinique ou la peur de la mort.

  • Les funérailles : L'historienne évoque ici les soins du corps, la douleur de la famille suite à la disparition d'un proche. Quels étaient les moyens d'expression du deuil ? Enfin, la veillée, la messe des morts, la procession et les porteurs n'auront plus de secret pour vous.

  • En terre chrétienne : Dans cette partie l'auteur évoque l'importance et les rites liés à l'enterrement. La position du corps, le mobilier funéraire, la croix tombale... Tous les éléments liés à la sépulture. C'est également dans ce chapitre que l'on aborde la durée du deuil, la couleur du deuil et ses vêtements, les repas funéraires et l'aumône faite aux pauvres (toujours dans cette logique des prières faites au défunt pour faciliter son passage dans l'au-delà).

  • Les professionnels de la mort : Partie ethnologique où l'auteur évoque les différents métiers corrélés à la mort : gens de justice, notaires, juges, bourreaux, corps médical, autopsie et dissection, embaumeurs (pratique très fréquente au Moyen-Âge inspirée des égyptiens), dépeceurs etc.

  • Artistes et artisans du deuil : de même que le précédent chapitre, l'auteur jette cette fois-ci la focale sur les petits métiers tels que les fabricants de cercueil, les sculpteurs sur pierre et sur bois, les peintres, les acteurs (qui joue le rôle du mort à différentes périodes de sa vie), les veilleuses, les couturières (le fameux linceul), les messagers des morts (pour avertir la communauté de la disparition d'une personne), les crieurs (idem), les pleureuses mais aussi le fossoyeur, craint de la communauté à l'instar du bourreau, et vivant aux marges de la société.

  • Vivre au cimetière : comme évoqué plus haut le cimetière était un lieu sacré de vie qui va progressivement s'éloigner des centres villes. On aborde ici la prière au cimetière, l'odeur pénitentielle de la mort, la dimension sociale de cet espace (école, lieu de travail, lieu de foire, spectacles licites etc.). Certaines personnes en sont exclus comme les juifs, les enfants morts sans baptême, certains malades, les excommuniés et les criminels non repentis, les usuriers ou encore les animaux. Vous apprendrez pour chacune de ces catégories la raison de cette exclusion.

  • La vie quotidienne dans l'au-delà : les fantômes (oui oui, la légende populaire des fantômes vient du christianisme), le Purgatoire, la vie quotidienne en Enfer, le Paradis, la cours céleste, l'habit de Paradis etc.


L'ensemble de ces thématiques est abordé avec simplicité grâce à une plume d'une grande clarté, certes universitaire, mais qui n'assomme pas le lecteur d'informations parasites. Les notes sont rassemblées en fin d'ouvrage, facilitant ainsi la lecture pour ceux qui veulent simplement se cultiver sans en faire non plus un sujet d'étude. Il s'agit d'un travail purement scientifique, aucun jugement de valeur vient influencer le lecteur sur les comportements des hommes du Moyen-Âge ni sur celui des contemporains en comparaison. Seule la conclusion ouverte, magnifique au demeurant, vient "politiser" cet ouvrage en pointant du doigt notre société : "En rompant ce contact [ndlr : avec la mort], en oubliant l'accompagnement des mourants, la société a lentement perdu de son humanité et de sa cohésion". Je laisse le soin au lecteur de découvrir l'intégralité de cette conclusion émouvante et terriblement actuelle tout comme le contenu foisonnant et passionnant de cet essai sur la mort devenue tabou aujourd’hui. Je me répète mais une société, une civilisation qui a peur de la mort, qui a peur de se battre, une religion qui n'a que le mot "amour" à la bouche, est une civilisation condamnée à disparaître. C'est aussi simple que cela. A bon entendeur... Je recommande fortement.

silaxe
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le 4 sept. 2021

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