Le saviez-vous ? Parmi toutes les disciplines scientifiques éminemment reconnues et appliquées dans le monde, il en est une qui passe souvent inaperçue, malgré son importance de premier ordre. Celle-ci a pour nom « potachologie », que l’auteur du présent traité définissait comme suit en 1962 dans les pages du célèbre journal scientifique Pilote :


« Potachologie, n. f. (du grec potachos, potache) : Histoire naturelle du potache. »


Si vous n’avez pas compris, cela ne signifie pas que vous êtes idiot, mais simplement qu’il vous faut de toute urgence plonger votre nez dans le traité scientifique en deux tomes que le pionnier René Goscinny, éminent naturaliste social, publia au milieu des années 1960 : La Potachologie et Le Potache est servi.


Qu'est-ce que la potachologie ?


Voici comment M. Goscinny explique le sujet principal de son ouvrage, dans son introduction :


« Le joli poupon qui agitait si drôlement ses menottes au fond de son berceau […] s’est brutalement métamorphosé : la chrysalide aux fins cheveux bouclés est devenue papillon à la tignasse hirsute.
Et, adultes ébahis, vous constatez que tout a changé. Pour nourrir la chrysalide, par exemple, il vous était nécessaire [...] d'organiser des compétitions sportives (qui qui aura fini sa sousoupe le premier ?), et même des campagnes publicitaires (Hmm ! Regarde comme il aime bien la bouillie, papa ! Hmm ! Elle est bonne la bouillie ! Miam, miam !). Maintenant, vous devez mettre les aliments à l’abri de l’inépuisable voracité de votre papillon (non, mais tu deviens fou ? De la saucisse à 4h du matin ?). […]
Et les commentaires attendris d’antan (il a les yeux de sa maman, le nez de sa mémé, les oreilles de son pépé) ont fait place à des jugements infiniment plus sévères (il a le caractère de son père).
Pour dissiper ce malaise, nous avons donc étudié, observé, comparé, interrogé, bref, nous avons fait appel à toutes les ressources qu’offre cette science toute neuve la Potachologie.
Et nous nous estimerons amplement récompensés, si les quelques leçons contenues dans ce petit traité, parviennent à mieux vous faire connaître cet incompris, cette victime de la mystérieuse chimie glandulaire, ce papillon… le potache. »


Goscinny, cet inconnu


Tout le monde connaît René Goscinny : l’auteur d’Astérix, de Lucky Luke, d’Iznogoud, du Petit Nicolas, de Jehan Pistolet, d’Oumpah-Pah... A priori, personne ne contestera son génie, pas plus que le fait qu’il est sans nul doute un des plus grands auteurs de toute l’histoire de la bande dessinée. Selon le domaine de prédilection de chacun, on pourra dire de lui qu’il est le Walt Disney, le Victor Hugo ou le Léonard de Vinci de la bande dessinée. Et ce sera vrai.


Pourtant, il est une facette de lui que l’on connaît souvent moins : on sait qu’il a écrit des nouvelles avec Le Petit Nicolas. On sait parfois qu’il a scénarisé des films (Le Viager, Les Gaspards), et personne ne sait qu’il a écrit un opéra (Trafalgar, comédie musicale et fiscale mise en musique par Gérard Calvi). De même, on connaît souvent peu son goût très prononcé pour la chronique sociale.
Qui a déjà lu ses séries d’articles Sa Majesté mon mari, chronique amusée de la vie de couple écrites pour le magazine Bonnes Soirées, ou regardé sa série télévisée Mini-Chroniques, sait combien René Goscinny aime observer les gens qui l’entourent, disséquer la société dans laquelle il vit pour en dresser un portrait amusé, parfois acide mais toujours plein de tendresse.
La Potachologie, c’est ça.


L'école fantastique


A l’image d’un Jean-Charles avec La Foire aux Cancres, René Goscinny essaye de comprendre la mentalité des écoliers. Dans un formidable bain de jouvence, il revient sur ses années de jeunesse, qu’il va actualiser avec un regard sur les jeunes générations de son époque, afin de rédiger ce fameux traité sur la Potachologie, description hilarante des comportements des potaches à l’école ou au pensionnat.


Quiconque a déjà passé plus d’une année de sa vie à l’école se reconnaîtra irrémédiablement dans cette typologie des élèves. Sorte de brouillon du Petit Nicolas, cette Potachologie regorge d’exemples craquants et de caractères hauts en couleurs.
Quiconque a exercé ou exerce un métier dans l’enseignement reconnaîtra forcément ses élèves et ses collègues, voire lui-même, dans l’une ou l’autre des pages de ce traité.


J’avoue éprouver une forte tendresse pour l’Improvisateur, le potache interrogé qui improvise sa leçon, et dont la conduite est décrite ci-dessous. Me rappelle-t-il ma propre jeunesse ? Ou tout simplement les élèves dont j’ai la charge aujourd’hui ? En tous cas, je craque littéralement à cette lecture :


« Questionné sur le Danube, l’Improvisateur déclarera qu’il s’agit assurément d’un fleuve, qu’il est muni d’une source et d’une embouchure relativement éloignées l’une de l’autre, qu’il a inspiré une valse, qu’il traverse de nombreuses villes, mais qu’on le trouve surtout à la campagne, et qu’il reçoit une certaine quantité d’affluents. Il précisera, que le courant coule de la source à l’embouchure, et que l’on peut y pêcher des poissons d’eau douce, si l’on a la patience d’attendre qu’ils mordent à l’hameçon. Il ajoutera que le Danube est navigable par des embarcations à fond plat, on ne sait jamais avec ces fleuves, il peut y avoir des bancs de sable, comme c’est le cas pour la Loire, par exemple, bien que celle-ci soit connue surtout pour les châteaux qui la bordent, lesquels châteaux devaient parfois soutenir des sièges contre des vassaux turbulents. Pour combattre, les chevaliers mettaient de lourdes armures de métal, et les plus connus parmi ces chevaliers sont, dans l’ordre, Bayard, Ivanhoé et Guillaume Tell, bien que ce dernier doive plutôt sa célébrité au coup de la pomme sur la tête de son fils, se servant pour cela d’une arbalète, qui est une arme qui n’est plus en usage aujourd’hui, sauf, paraît-il, dans certaines régions, très au nord de la France, près de la Belgique, dont la capitale est Bruxelles, célèbre elle-même pour ses dentelles, lesquelles dentelles…
Le professeur, qui, pendant cet exposé, aura enlevé ses lunettes pour se passer plus commodément la main sur la figure à plusieurs reprises, avec torsion du nez et allongement des lèvres dans les deux sens, arrêtera le déluge oratoire d’un coup de poing sur le bureau, et sommera le conférencier de lui montrer le Danube sur la carte de l’Europe, carte sournoise à force d’être muette. L’Improvisateur, un instant interloqué par la discourtoise interruption, reprendra vite ses esprits, pour faire un vaste geste circulaire de la main, allant de la Grande-Bretagne aux premiers contreforts de l’Oural, en passant par la Sicile, pour aller s’achever quelque part en Suède. […] Mais le professeur ne le laissera pas finir, et d’un geste circulaire, lui aussi, il notera le talentueux débrouillard. »


Goscinny un jour, Goscinny toujours


Et ainsi, Goscinny s’amuse et nous amuse autant que lui, à décrypter les différentes tendances chez les potaches. Mais je vous connais, tatillons comme vous êtes, vous allez me rétorquer qu’aujourd’hui, bon nombre d’humoristes nous (vous) font rire en adoptant exactement le même mode de la chronique sociale. Combien de comiques, avec plus ou moins de réussite, ne montent pas sur scène aujourd’hui, pour épingler les différents types de personnes que l’on rencontre aujourd’hui ? Alors, quelle différence avec ce génie de Goscinny ?
Deux choses. Il y a deux excès dans lesquels René Goscinny ne sombre jamais, à la différence des innombrables humoristes qui tentent aujourd’hui de l’imiter, parfois sans le savoir : la méchanceté et l’outrance.


S’il y a une chose aujourd’hui que je ne supporte pas, et particulièrement à la télévision, pour laquelle René Goscinny travailla régulièrement en son temps, c’est la méchanceté de ceux qui y prennent la parole. Quand on rit aujourd’hui, il faut toujours que ce soit au détriment de quelqu’un. La télévision, confortablement installée dans son entre-soi si commode, ne cesse de se moquer d’adversaires d’autant plus propices à la moquerie qu’ils n’ont jamais l’occasion de répondre. Adoptant au mieux le mode de l’ironie, si pratique, au pire celui de l’attaque frontale, la plupart des humoristes et chroniqueurs d’aujourd’hui ne font plus rire. Parce qu’ils sont méchants. Qu’on tape à droite, à gauche, sur la religion, sur le racisme, sur les riches et les pauvres, on ne sait plus être drôle. Pire, quand il y a moquerie, c’est qu’il y a incompréhension : quand on se moque, c’est qu’on n’a pas compris ce dont on se moque, c’est même qu’on n’a pas cherché à comprendre ce dont on se moque.


L’un n’allant pas sans l’autre, quand on se moque, on bascule toujours dans l’outrance. La moquerie ne va pas sans la caricature, et la caricature sans l’outrance. Il existe certes un art de la caricature (même s’il est dur à trouver), mais il s’est perdu aujourd’hui. Désormais, quand on caricature, on force le trait jusqu’à ne plus le rendre drôle. Comme le poissonnier de la merveilleuse Pastorale des Santons de Provence, on en rajoute des caisses et des caisses, pour être drôle, et on obtient l’effet opposé : les cons rient, les autres pleurent.


René Goscinny, lui, c’est tout l’inverse : quand il épingle à son magnifique palmarès une nouvelle espèce de potache, ce n’est pas pour s’en moquer, c’est pour s’en amuser, mais avec une véritable tendresse. Goscinny les aime, ses potaches, et il leur rend hommage. Par le rire, mais par un rire indulgent et compréhensif. Un rire sain qu’il nous fait partager avec le génie dont il est coutumier.
Et c’est bien là toute la différence avec le rire d’aujourd’hui.


Goscinnny et les filles


Pour mes lecteurs indulgents qui ne seraient pas encore lassés, octroyons-nous encore une petite pause avec cet extrait où Goscinny s’intéresse aux loisirs des potaches, à commencer par :


« LES FILLES – (Qui nous pardonnerons de les classer sous la catégorie des loisirs.)
Pendant très longtemps, votre potache ne s’est pas intéressé aux filles. Il leur était même franchement hostile, et quand il se battait avec sa sœur Simone, l’injure la plus définitive qu’il pouvait trouver, c’était : « Et puis d’abord, t’es qu’une fille ! » Une fille, ça pleure tout le temps, ça fait des histoires, ça va cafarder aux parents, ça joue à des trucs idiots, et pour le foot, c’est zéro.
Et puis, peu à peu, l’opinion du potache change. Et vous remarquez un jour que votre potache observe de longs moments de silence, qu’il pousse des soupirs déchirants, qu’il a le regard plus vague que d’habitude, et même, dans les cas les plus sérieux, qu’il a du mal à finir le potage qui refroidit dans son assiette. Inutile d’appeler le médecin. Votre potache est probablement amoureux, ce qui n’est d’ailleurs pas bien grave, car il n’est encore amoureux de personne en particulier, mais de toutes les filles en général. Ce qui ne l’empêche pas de continuer à donner des baffes à sa sœur Simone ; mais il ne lui reproche plus d’être une fille ; il a enfin découvert que sa sœur n’est pas une fille. Les filles, c’est les sœurs des copains. »


René ou De l'Education


En fait, dans ce livre prodigieux, René Goscinny se glisse à merveille dans la peau d’un enseignant. Ce qui explique, évidemment, mon attachement tout particulier à ce livre puisque, pour ceux qui ne me connaîtraient pas, il se trouve que c’est mon métier. Et au-delà du simple ouvrage humoristique qu’il est avant tout, La Potachologie, finalement, nous montre en filigrane ce que c’est qu’avoir la charge de centaines d’enfants qui ne sont pas les nôtres.


En mobilisant toute l’empathie dont il est imprégné, René Goscinny adopte le point de vue de l’enseignant sur les élèves : lucide, parfois un brin sévère mais toujours juste, et constamment bienveillant. Je n’irai pas faire de cet ouvrage un traité sur l’éducation, entendons-nous bien, mais René Goscinny nous montre là qu’il a parfaitement compris le monde si particulier de l’établissement scolaire dans lequel il nous immisce. Ce qui est le plus fort, c’est que quand il parle des potaches, il le fait avec l’œil d’un enseignant, amusé, pertinent, parfois lassé mais toujours indulgent, mais que, quand il parle des enseignants, Goscinny se glisse à merveille dans l’esprit du potache : craintif, impitoyable, mais lui aussi tendre au fond avec ces hommes qui limitent ses libertés.


Quand on est enseignant, il est difficile de ne pas aimer à un moment ou à un autre même les élèves les plus perturbateurs. Quand on est élève, il est difficile de ne pas sentir un respect infini même pour l’enseignant qui nous gronde le plus souvent.
Car finalement, c’est cela avant tout, l’éducation : grandir et faire grandir dans un respect mutuel. Ce qui ne signifie en rien qu’il faille adopter une démagogie hors de propos. Le potache triche, l’enseignant gronde, c’est dans l’ordre des choses. Le respect des élèves, c’est savoir être indulgent, mais c’est aussi savoir quand être ferme et intraitable avec eux. Un enseignant, c’est quelqu’un d’accessible, à qui on peut demander conseil, avec qui on peut même rigoler un bon coup, mais qui, toujours, doit savoir respecter les limites. Et quand on est potache, il faut reconnaître qu’il est parfaitement juste que le surveillant avec lequel on blaguait à la récréation tout-à-l’heure nous gronde soudain parce qu’on a enfreint le règlement.


C’est cette ambiance, entre détente et vigilance permanente, que René Goscinny réussit à décrire de manière incroyablement vivante et toujours juste, et ce jusque dans la relation potaches/parents, alors même que Goscinny n’avait pas encore d’enfant à l’époque.
Ainsi, au-delà du rire, qui est toujours un instrument privilégié – quand il est bien utilisé – pour mettre en évidence de grandes vérités, La Potachologie nous dresse un portrait d’une grande justesse du milieu scolaire, qui dépasse largement le cadre des années 60 dans lequel il s’inscrit.


Cabu boira


A noter que La Potachologie marque les tout débuts d’un dessinateur se nommant Cabu, qui se fera connaître par la suite en dessinant les aventures du Grand Duduche (dont on retrouve ici la patte), puis, plus tragiquement, en trouvant la mort dans l’attentat de Charlie Hebdo, malheureux représentant du rire bête et méchant que j’ai tenté de dénoncer ci-dessus. La mort a ses ironies...


Quoiqu’il en soit, il traduit ici à merveille par son trait à l’apparence brouillonne mais toujours rigoureux l’esprit de Goscinny, son humour génial, mais aussi sa tendresse et sa générosité. C’est bel et bien l’alliance du texte de l’un et de l’image de l’autre qui fait de La Potachologie un petit chef-d’œuvre, sans doute involontaire mais bien réel, que toute personne cultivée et amoureuse de la littérature française, se devrait de posséder dans sa bibliothèque, bien rangé entre Pascal et Balzac.


Et encore un pour la route !


Enfin, je me permettrais de terminer cette critique bien trop longue par un dernier extrait, où Goscinny analyse les différents comportements des élèves pendant la récréation, et s’attarde ici sur le cas des « Fayots ». Un extrait qu’en tant que professeur, je me permets d’adresser à tous les élèves qui me tiennent la jambe à la fin du cours, pendant les récréations :


« Les Fayots ne viennent pas toujours en récréation. Ils restent parfois en classe après l’heure, pour demander des explications à leur professeur, sur un point de la leçon qu’ils ont parfaitement compris. Contrairement à ce qu’ils croient, les Fayots ne sont pas toujours appréciés des professeurs, qui ont l’esprit critique très développé, et qui, aussi, ont besoin comme tout le monde, plus que tout le monde, d’une récréation. »


A bon entendeur…

Tonto
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le 5 mars 2019

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