Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/04/la-tradition-secrete-du-no-suivi-de-une-journee-de-no-de-zeami.html
Le nô est un art spécifique au Japon – et qui, en tant que tel, a suscité aussi bien la fascination que l’incompréhension de la part des Occidentaux. À vrai dire, les commentaires de René Sieffert dans le présent ouvrage, d’un ton quelque peu irrité, ont aussi pour fonction de combattre des idées reçues en la matière – tout spécialement en ce qui concerne le caractère « ésotérique » de ce spectacle, parfois pris un peu trop au pied de la lettre… Il s’agissait donc de remettre les pendules à l’heure ; le livre est construit dans cette optique, et, avouons-le, c’est tout à la fois pertinent… et un peu rude – car, guidés par René Sieffert, nous devons, sur plus de la moitié de l’ouvrage, affronter au préalable des textes théoriques passablement arides qui seuls garantissent, si l’on en croît le traducteur et commentateur, une appréhension pas trop faussée des pièces de nô à proprement parler en fin de volume – en l’espèce, une journée de nô, soit cinq pièces de nô entrecoupées par quatre pièces de kyôgen ; mais je reviendrai sur tout ça le moment venu.
J’ai parlé de pièces, et on range généralement le nô dans le théâtre – à l’instar d’autres genres plus tardifs comme le kabuki, à maints égards l’antithèse du nô, ou le jôruri/bunraku, théâtre de marionnettes. Mais le nô fait appel à bien des arts : s’il relève pour partie du théâtre, la danse, la musique et le chant y ont également un rôle crucial, tandis que le texte relève souvent de la poésie ; il faut y ajouter les masques, fameux, les costumes sobres et dignes, etc. Tout cela n’en rend l’accès que plus difficile aux non-initiés, sans doute…
Mais, si Chikamatsu Monzaemon est le grand dramaturge associé au théâtre de marionnettes notamment (je vous renvoie au premier tome des Tragédies bourgeoises), le grand nom du nô, trois siècles plus tôt (notre XIVe siècle), est celui de Zeami – qui a non seulement livré quantité de pièces constituant aujourd’hui une bonne part du répertoire classique du nô, mais a aussi livré les fruits de sa réflexion théorique dans plusieurs essais majeurs, quand bien même « secrets ».
Toutefois, il ne serait pas très juste de mentionner Zeami seul – car il y avait eu avant lui son père, Kan.ami : la plume de Zeami situe par principe tous ses apports personnels dans l’ombre du travail de son père, censément le vrai génie de l’histoire, dont il aurait systématisé le travail en le couchant sur le papier. C’est peut-être bien la vérité – mais divers indices laissent aussi croire que, d’une certaine manière, même avec une humilité non feinte, Zeami a fait de Kan.ami ce que Platon avait fait de Socrate : un personnage certes réel, mais qui se voit attribuer des œuvres peut-être indûment, car il constitue une justification bienvenue sous la forme d’une référence au passé toujours utile.
Dans un sens, ce livre en est la démonstration. Il est donc composé de deux parties : La Tradition secrète du nô, et Une journée de nô ; la première est entièrement le fait de Zeami, même s’il y revient presque systématiquement sur les apports de Kan.ami, tandis que la seconde comprend neuf pièces en tout, dont certaines sont sans l’ombre d’un doute signées par Zeami, mais pas d’autres, éventuellement bien plus tardives… et souvent bien moins bonnes, de l’aveu même du compilateur, traducteur et commentateur René Sieffert, qui justifie ses choix au nom de la représentativité – un argument qui, je l’avoue, m’a laissé un peu sceptique…
Mais d’abord La Tradition secrète du nô. Tout au long de sa carrière, des plus riche, Zeami est sans cesse revenu sur la réflexion théorique concernant son art. Cette réflexion est dite « secrète », ou « ésotérique », ce qui a suscité quelques fâcheux fantasmes… d’autant que le nô est régulièrement imprégné de religion, outre qu’il fait appel, en masse, à des fantômes, des divinités et des démons. Mais ces qualificatifs doivent être entendus de manière très prosaïque : à chaque génération, on transmet ces réflexions à un nouveau « maître » et à lui seul, non pour quelque raison « occulte », mais tout simplement… parce qu’il s’agit de « trucs » du métier – des ficelles davantage que des secrets, issues de la longue expérience de Kan.ami et Zeami, et destinées à demeurer dans leur lignée en guise d’héritage. Rien de plus !
Mais Zeami a donc consacré de nombreux essais à l’art du nô, certains trop « techniques » pour figurer ici, mais ce livre en compile six autres, dont, surtout, en tête, Fûshi-kaden, ou « De la transmission de la fleur de l’interprétation ». Cette « fleur », c’est une notion clef, riche de nuances voire tout bonnement polysémique, qui reviendra dans tous les autres essais : elle désigne, en simplifiant, ce qui est « intéressant » chez un acteur ou dans une pièce ; or ce qui est « intéressant » varie au fil du temps et des conditions (Zeami y revient sans cesse : le nô gagne à l’adaptation à l’audience, il ne doit certainement pas être figé – une leçon que l’on a sans doute bien vite oubliée, et jusqu’à aujourd’hui, le répertoire du nô ayant eu tendance à se « figer », et les « règles » de l’art par la même occasion…) ; ainsi, il y a la fleur de l’acteur débutant, une sorte de charme naturel – mais de peu de poids face à la fleur du vieux comédien accompli, qui enrichit sa pratique de l’art de la profonde compréhension qu’il en a acquis au fil des représentations et des réflexions. Mais l’adaptation et la nuance sont donc des notions primordiales.
Disons-le, ces essais, qui courent sur plus de cent pages après une introduction déjà copieuse (mais nécessaire) d’une soixantaine de pages, ont de quoi perturber le quidam simplement curieux de lire des pièces de nô ; l’ouvrage composé par René Sieffert développe une approche académique, qui ressort de notes de fin de volume abondantes et pointilleuses – mais c’est une chose que j’ai appréciée : à vrai dire, dans d’autres traductions signées René Sieffert, incluant Le Dit du Genji ou Le Dit des Heiké, les notes m’ont parfois cruellement manqué… Mais, à cette époque, l’éminent japonologue poursuivait donc l’approche entreprise, dans des conditions assez proches, au moment de sa traduction encore récente des Contes de pluie et de lune d’Ueda Akinari – et je ne m’en plains pas, bien au contraire.
Reste que ces essais sont austères, pointilleux, souvent trop abstraits par ailleurs pour qui ne saurait rien du nô ou peu s’en faut (heureusement, il y a donc cette longue introduction). Ceci étant, leur lecture n’est certainement pas inintéressante – et si la redondance peut fatiguer, et certaines notions demeurer obscures, c’est aussi une manière particulière d’appréhender le génie de Zeami, au travers de cette puissante réflexion théorique sur l’art qu’il avait fait sien. Et, après quelques premières pages assurément rudes, on commence à entrevoir ce dont parle au juste l’auteur – qui, tout « ésotériques » que soient ces essais, s’avère un pédagogue étonnamment doué, en sus d’un observateur et créateur d’une extrême finesse. Finalement, cette réflexion théorique est parfaitement à sa place ici – René Sieffert avait indubitablement raison à cet égard. Mais il faut s’avoir dans quoi on s’engage : si vous voulez « seulement » lire des pièces de Zeami, ce n’est peut-être pas la lecture la plus appropriée.
Les pièces – nous y arrivons. Passé la réflexion théorique de La Tradition secrète du nô, place à Une journée de nô. Car le nô, traditionnellement, ne consiste pas en pièces individualisées dans l’absolu, mais est organisé en journées – au sens propre : la représentation prend... une journée (concrètement, dix à douze heures, sauf erreur), et elle comprend en principe neuf pièces – cinq pièces de nô, à la succession prédéfinie, et quatre intermèdes comiques, les kyôgen, qui sont des sortes de farces destinées à relâcher la tension entre deux pièces de nô souvent pesantes.
Ces kyôgen sont tout sauf raffinés, à l’encontre des nôs ; ils évoquent, de notre côté du globe, la commedia dell’arte, ou les molièreries à la Scapin (dont le collège et le lycée m’ont définitivement écœuré), avec un classique personnage de valet, Tarôkaja, tantôt rusé, tantôt idiot, au cœur en tout cas de saynètes burlesques où de vains seigneurs font les frais de ses entourloupes. Le rythme est nerveux, les répliques plus « naturelles » ; oui, je suppose que c’est amusant…
Le nô, c’est autre chose. Outre que les nôs au programme des journées théâtrales changent en fonction des saisons (il y a des nôs de printemps, des nôs d’été, etc.), ils obéissent dans le cadre de la journée théâtrale à un ordre immuable : nôs « de divinités », « de fantômes de guerriers », « de fantômes de femmes » (jouées par des hommes, comme d’habitude et de manière générale), « de la vie réelle » (exceptionnellement sans masque et sans traitement surnaturel, à la différence des quatre autres pièces), et enfin « de démons » – les plus spectaculaires, bienvenues au terme d’une longue journée de spectacle.
L’enchaînement de ces pièces correspond à la progression « jo-ha-kyû » (ouverture, développement, finale), sur laquelle revient souvent Zeami dans sa réflexion théorique ; mais ce principe influe également sur la composition des pièces : la progression « jo-ha-kyû » se retrouve dans la pièce même. D’autant que, d’une certaine manière, le nô raconte souvent la même histoire, et de la même manière ? René Sieffert a pu dire que, dans le nô, il n’y avait qu’un seul personnage : c’est celui que l’on appelle le shite, soit l’actant, « celui qui fait » ; mais un autre personnage, le waki, a pour fonction de l’introduire. Dès lors, chaque pièce ou peu s’en faut obéit au schéma suivant : le waki, un voyageur, souvent un moine itinérant, arrive dans un lieu où il s’est produit quelque chose ; il s’entretient avec un habitant de ce lieu, qui est en fait le shite, mais qui n’a pas encore revêtu son masque – ils échangent sur le drame qui s’est noué en ce lieu, le shite dissimulant sa véritable identité ou ne l'avançant qu'à demi-mots ; puis il s’en va, en fait pour se préparer dans la « pièce au miroir », où il revêt le masque du shite sous sa véritable forme. Entre-temps, le waki discute des événements de la région avec un kyôgen (entendre par-là un acteur de la farce qui suivra), qui est un paysan des environs, et qui lui narre le drame en question sur un ton plus naturel. Puis revient le shite, avec son masque, qui emprunte la passerelle symbolique du passage entre les deux mondes ; c’est alors qu’il danse et chante, avec l’assistance des musiciens et du chœur. Éventuellement, l’esprit ainsi évoqué, qui raconte de la sorte une dernière fois son drame, sur un mode bien plus poétique, constituant le point culminant de la pièce, l'esprit, donc, trouve enfin le repos grâce aux prières du waki. Ce schéma est très répandu.
Le miracle, à cet égard, c’est peut-être que les pièces ne soient pas lassantes, à reprendre sans cesse ce même dispositif. Bien sûr, la qualité poétique du texte y est pour beaucoup – et les meilleures pièces sont aussi celles qui se montrent les plus subtiles, renvoyant à la notion de yûgen, déjà travaillée du temps de la poésie de Kamakura (voyez ma note sur De cent poètes un poème), mais qui connaît des développements cruciaux à l’époque de Zeami – lequel, dans ses essais, se montre pourtant réservé quant à ce que d’aucuns qualifient de yûgen et prisent avant tout dans ce registre : encore une fois, le génie de Zeami résidait notamment dans l’adaptation, l’évolution permanente… Il était un créateur, qui ne pouvait rester indéfiniment dans le cadre étroit des codes. Ses successeurs, en revanche... Par excès de révérence, peut-être ?
Mais du coup, dans cette journée de nô, il y a un contraste marqué entre les première et dernière pièces (Iwafune, « pièce à divinité » qui s’en tient à la multiplication des formules votives, et Sesshôseki, « pièce à démon » dont l’intérêt réside peut-être dans la forme prise par le démon, soit « une pierre qui tue » dans une région volcanique), deux pièces qui sont postérieures à Zeami et toutes dédiées à l’efficacité, tandis que les trois pièces centrales (le moment ha de la progression jo-ha-kyû) sont signées par Zeami lui-même, et bien plus subtiles, bien plus riches : Sanemori, « pièce à fantôme de guerrier », empruntant comme souvent au Dit des Heiké ; Yûgao, « pièce à fantôme de femme », brodant sur un épisode du Dit du Genji ; et enfin Semimaru, « pièce de la vie réelle » d’une grande perfection formelle. Ces trois pièces sont largement au-dessus des autres, toutes trois très belles, et bénéficiant de la traduction élégante de René Sieffert (qui prise souvent l’archaïsme, parfois un peu trop à mon goût, mais là ça m’a paru parfait de bout en bout).
Mais le nô ne devrait pas seulement se lire ; cependant, il demeure un spectacle déconcertant – sa lenteur, notamment, ou encore les interjections des musiciens et du chœur, les kakegoe, sur un fond musical qui a de quoi perturber tout Occidental… Tout cela n’en rend pas l’approche aisée. Je suppose que cela demande une forme d’ « éducation » : la maîtrise de certains codes est nécessaire à l’appréhension du spectacle. Le choix d’abord étonnant de faire précéder le texte de ces pièces de longs morceaux quelque peu obscurs de réflexion théorique, s’avère donc tout à fait pertinent – et le livre beau est fascinant, comme peut l’être le nô, même pour qui n’y connaît rien. Reste quand même à voir et entendre du nô, ce qui s'annonce plus ardu...