Puzzle sans bords
La réputation – déjà – naissante de ce roman est flatteuse. À la rigueur, trop flatteuse – ce qui ne signifie pas imméritée –, et l’« intention » que son auteur prête au livre d’« extirper de tes...
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le 19 janv. 2017
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Une ombre plane sur la littérature, et cette ombre est celle de l’Ogre. Ogre-dieux, ogres-mages, les livres de maison d'édition de l'Ogre ne cessent de surprendre par leur diversité et leur pouvoir d’invention. Si fantastique il y a via cette évocation de la figure de l’Ogre, c’est dans la capacité de métamorphose du réel par le langage. Et peut-être aussi leur capacité à nous emmener dans l’Orcus, le royaume des morts (ogre se dit bien orco en italien).
« La Maison des Épreuves n’aura aucun ou peu d’effet thérapeutique sur toute autre personne que sa destinataire. Mais le fait que je puisse me tromper dans les deux cas m’a coûté de nombreuses heures de sommeil et, au final, j’estime qu’un peu de quiétude spirituelle vaut bien cette atteinte à ma vie privée. De là ma décision de publier la Maison des Épreuves. »
La Maison des épreuves est un livre des morts à l’usage des vivants, un regard d’Orphée vers une Eurydice suicidée.
Le livre, qui découle du choc de la nouvelle de la mort de cette femme que le narrateur a perdu de vue à la fin de l’enfance, se présente comme l’impossible remède qui aurait pu, peut-être, ramener son amie vers la vie en voyant qu’il reprenait enfin à son compte leur imaginaire enfantin et cruel du « terrain d’essai » porté à un niveau supérieur, celui de la "Maison des épreuves". Ce livre, imagine-t-on, les aurait remis en relation et aurait peut-être permis de la détourner de son suicide. Le livre déploie cet impossible. Un livre « pour tous et pour personne », comme disait l’auteur de la « Grande Santé ».
Car fondamentalement ce livre sur la mort est nécessairement un livre sur la vie. Et il se présente bien à la fois dans son propos liminaire que je viens de citer, que par sa forme en petites sections presque indépendantes du point de vue narratif, comme un livre-cachet à s’administrer régulièrement, thérapeutiquement, par section, pour trouver dans la littérature une sorte de survie, une « petite santé » faite (et forte) de devenirs, d’inachèvement, de lignes de fuite, de fictions, comme le disait Deleuze dans un très bel article intitulé « La littérature et la vie » (repris dans Critique et clinique).
Ce livre est un coup de maître dans le jeu littéraire. Le terme de « jeu » est attirant de par la forme que le livre adopte. Après l’introduction présentant Orphée et Eurydice, je veux dire le narrateur et Fiona, trois sections s’enchaînent, chacun avec ses règles d’écriture, ses risques, son jeu, son niveau d’interprétation.
La première section se présente par une mise en situation assortie de QCM où l’humour et la cruauté se combinent de manière merveilleuse :
« 12. Tard un soir, sous une lumière extrêmement vive, vous vous déshabillez devant le miroir. Vous êtes l’image même de la femme radieuse. Votre peau est impeccable, votre silhouette riche en promesses sexuelles. Sur votre dos, juste au-dessous des omoplates, deux bosses osseuses avec des plumes ont commencé à saillir et percer la peau. Ce sont vos ailes. Si on les laisse pousser, quel effet physiologique auront-elles ?
A. Elles entraîneront la chute de vos cheveux.
B. Elles coûteront à votre peau son éclat et sa souplesse.
C. Elles vont rendront incapable de nager.
D. Elles vous rendront stérile.
(...)
- Un extrait de La Lettre de la sorcière des mers du Sud
« La constellation dite du Charognard est visible dans cet hémisphère entre les mois de décembre et de mai. Quand des comètes passent devant le torse du Charognard, des chevaux meurent dans leur sommeil et des enfants naissent avec des difformités de la colonne vertébrale. Il est flanqué de l’Anorexique à sa gauche et à sa droite du Nécrofile. Les étoiles qui composent son visage luisent davantage quand je me déshabille. » D’après la reconfiguration que fait l’auteur du ciel nocturne, quelles constellations sont situées respectivement de part et d’autre de l’Anorexique et du Nécrofile ?
A. L’Incendiaire et le Bébé Bicéphale.
B. La Danseuse de pole dancing et le Virologue.
C. L’Ivrogne et la Mitraillette légère.
D. L’Usine et l’Épileptique. »
Malgré l’aspect de divertissement que présente cette section et son aspect disparate, une certaine narration est à l’œuvre : on aborde les salles de ladite Maison des épreuves qui donne son nom au livre. On s’aperçoit aussi rapidement que tous ces passages, même ceux les plus anodins, sont en réalité une mise à l’épreuve. Une mise à l’épreuve qui s’affirmera de plus en plus au fil des sections de manière claire et... éprouvante. La section II déploie ainsi de courts scénarios où la fantaisie s’est effacée pour laisser place à des situations plus réalistes, plus sombres, plus angoissantes. Je prends à titre d’exemple le début des premiers scénarios mis à la suite les uns des autres :
« Vous faites la queue devant la tente d’un guérisseur… Vous traversez les ruines d’une ville dévastée par des bombes incendiaires… A l’âge de vingt-trois ans, vous épousez un grand et bel étranger… Vous trouvez un boulot de détective privé… A l’âge de vingt-cinq ans, vous tombez enceinte… Tard le soir, alors que vous allaitez votre nouveau-né, vous regardez par la fenêtre et voyez deux hommes en train de creuser un trou dans le terrain vague derrière votre jardin... »
Face à chaque situation s’offre un choix pour une destinatrice qui s’imagine ne plus en avoir, si ce n’est celui de se supprimer. Cet arrière-fond, peut être oublié du lecteur, est ce qui donne tout son sens au récit. En même temps il ne s’agit pas de choix. Car il n’y a pas à choisir, c’est l’étoilement du possible qui reste le plus important. C’est le « jeu » entre les réponses, le « jeu » comme l’entrebâillement de la porte du désir et de l’angoisse qui doit être maintenue comme telle, dans cette liberté, dans ce foisonnement de la fiction qui est à la fois terrible et salvatrice, « volonté de chance » dirait Bataille. Et qu’importe la direction choisie, la littérature est un « navire de nulle part », qui erre sans destination, se guidant ici sous la constellation du Charognard.
La troisième et dernière section est celle qui nous emmène jusqu’au fond de l’horreur de la « Maison des épreuves ». Ici le découpage part d’un scénario numéroté, et se décompose en sous-section (1.a, 1.b, 1c et sequitur) chacune avec son lot de questions sûrement sans réponses adressées à la lectrice / au lecteur. Prolifération de l'introspection, de la fiction comme de la vie, de la vie comme une exquise bactérie qui pullule. C’est dans cette partie que l’on atteint le cœur de l’expérience de la Maison, par-delà l’épreuve presque, et Fiona semble prendre fictivement la parole, parole de spectre mis en scène au sein de la Maison.
« Quel est le secret pour rester silencieux quand on subit une épreuve ? Ce savoir est-il réservé aux commandos et agents secrets ? Ne devrait-il pas être également dispensé aux enfants comme moi, du moins jusqu’à ce qu’ils soient assurés d’être en sécurité ?
(…) Pourquoi la tristesse est-elle toujours présente même les fois où je ressens la plus grande joie ? (…) De propos infiniment clair et délibéré, j’ai mis fin à mes jours. Ai-je commis là une chose horrible ? Prescrivez-moi une autre solution. Imaginez-moi un avenir dans lequel je retrouverai l’éloquence qui est la mienne ce soir en tant qu’enfant choisissant de se suicider. »
Dont acte.
La Maison des épreuves est un livre des morts, un livre de vie, un livre d’amour. Face à l’impossible de la mort et du deuil nous est livré l’impossible de la littérature, irréalité contre irréalité. Cette solution pourrait être mise à la réflexion à travers toute une littérature tant philosophique que littéraire (de Cioran à Primo Levi, que la littérature a sauvé dans les camps mais dont la "petite santé" n’a pas empêché ensuite son suicide).
« Pourquoi consacrons-nous plus de passion aux amours qui nous détruisent qu’à celles qui nous guérissent et nous complètent ? Est-il inévitable que nous nous comportions de la sorte ? Imaginez que votre mort ne mette aucun terme au désir, qu’il vous plonge dans des états désirants encore plus fous et plus puissants. Bien qu’on vous enterre seule sous la terre froide et définie, vous brûlerez de désir pour votre amour à jamais secret. Discutez. » Excipit
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Créée
le 5 févr. 2017
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Sur mon blog : https://charybde2.wordpress.com/2017/01/07/note-de-lecture-la-maison-des-epreuves-jason-hrivnak/
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