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La pensée politique du Japon contemporain, 1868-1989 par Nébal

Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2017/05/la-pensee-politique-du-japon-contemporain-de-pierre-lavelle.html


LAVELLE (Pierre), La Pensée politique du Japon contemporain (1868-1989), première édition, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1990, 127 p.


LES IDÉES POLITIQUES, C’EST PLUS COOL EN HISTOIRE QUE LÀ MAINTENANT


Le présent « Que sais-je ? » de Pierre Lavelle, ultime ouvrage de mes « révisions » après l’Histoire politique du Japon de 1853 à nos jours d’Eddy Dufourmont et Le Japon contemporain de Michel Vié, est l’occasion pour moi d’établir une passerelle entre mes deux cycles d’études ; du temps où je faisais de l’histoire du droit, des institutions et des idées politiques, l’histoire des idées politiques, au sens large, était clairement ma matière favorite, et mes mémoires s’en étaient ressentis – même si j’y mêlais le cas échéant d’autres choses, touchant à l’histoire du droit pénal, aux libertés publiques ou à la philosophie du droit…


Soupir ! C’était chouette, ça… Et ça le demeure, j’imagine, même si, avec les années, je me détourne toujours un peu plus des débats politiques contemporains – par lassitude, par dépit… Oh, pas totalement non plus, rassurez-vous : j’ai toujours des convictions, le fait est, c’est surtout la possibilité d’en débattre qui en a fait les frais ; mais sans doute parce que l’enthousiasme n’est plus vraiment de la partie, me concernant, ou plus exactement bien trop rarement – signe peut-être que le jeune con que j’étais se mue toujours un peu plus en vieux con ? Ça ne serait pas bien étonnant, hein…


Dépression post-electionum, ne vous en faites pas, ça va passer, ça va passer…


Mais disons quand même que la distance me facilite la tâche – que les idées politiques en tant qu’objet d’études historiques sont toujours très signifiantes à mon goût… et sans doute autrement plus rassurantes que la perspective d’en dériver quelque chose de concret ? Le concret m’effraie un peu, oui – des fois.


PENSÉES POLITIQUES DISTANTES ?


Mais donc, la distance – bien sûr, elle peut être également géographique, pas seulement temporelle. Et cela fait bien longtemps que j’ai conscience de mes innombrables lacunes en la matière… Le fait est que ma formation, sans être uniquement franco-française (mais en l’étant largement), était tout de même centrée sur la seule histoire de la pensée européenne (puis occidentale, ce qui n’étend pas tant que ça le domaine). La Grèce, Rome… La France ensuite – avec un peu de trucs italiens, germaniques ou anglo-saxons pour la forme parce que bon quand même (éventuellement des petites choses russes à l’horizon – plus que jamais lointain, l’horizon, c’est son rôle après tout). C’est assez navrant, je suppose… Une nouvelle preuve d’ethnocentrisme – comme s’il en était encore besoin ? On est en droit de se le demander, du moins : la différence est-elle si importante que cela, entre cette approche et celle, « roman national », nous serinant que « nos ancêtres les Gaulois », s’ils vivaient là maintenant, voteraient Sarkozy ou quelque autre connard populiste de son acabit, instrumentalisant le passé sans vergogne ? Le monde est vaste – l’histoire n’est jamais plus riche et édifiante ici qu’ailleurs si l’on veut bien se donner la peine de creuser ne serait-ce qu’un tout petit peu la question, l’histoire de la pensée guère plus, même si certaines époques et certains lieux s’avéraient bien propices à une effervescence intellectuelle dont l’impact demeure persistant ; mais justement, d’autant plus en fait dans cette optique : nous devrions, dans un socle commun de connaissances, en savoir davantage, que sais-je, sur le monde arabe, sur l’Inde, sur la Chine – au moins ?


Mais la question se complique, à cet égard, dans la mesure où, via le colonialisme le cas échéant, la pensée politique européenne s’est exportée dans d’autres civilisations, bien différentes, au point parfois de rendre les approches plus spécifiquement « indigènes » de peu de poids… La présente histoire de La Pensée politique du Japon contemporain en témoigne sans doute, qui évacue vite les sources « prémodernes » (certes, il s’agit d’un ouvrage sur la pensée contemporaine, alors j’imagine que ça se tient…) pour traiter d’un Japon « se modernisant » (et donc « s’occidentalisant ») forcément en s’ouvrant aux Lumières (européennes), puis à la pensée sociale (occidentale aussi), etc. Au point de ne trouver véritablement son caractère propre qu’au travers de la pensée nationaliste ? Sujet qui a certes son importance ici, et j’aurai amplement l’occasion d’y revenir… car il est mille avatars du nationalisme japonais gravitant autour de la notion propre de kokutai. Mais il est vrai que c’est un sujet qui a visiblement beaucoup intéressé l’auteur, dont la thèse s’intitulait Les Textes et les thèmes fondamentaux du nationalisme des élites japonaises : 1905-1945 (thèse non publiée, hélas, je crois).


J’imagine que l’on pourrait, au doigt mouillé, envisager qu’il y ait là une part d’illusion : l’auteur français tendrait-il à accroître instinctivement la part « européenne » de la pensée politique du Japon contemporain qu’il entend étudier ? Mais, à dire le vrai, je ne le crois pas un seul instant, n’avançant cette hypothèse bien hardie que pour mémoire… Par contre, et comme de juste, et pour asseoir un peu mieux ces questionnements, il me paraît clair que cette lecture en appellera d’autres, tant qu’à faire d’un point de vue japonais le cas échéant – cité dans la bibliographie, j’ai déjà dans ma bibliothèque de chevet nippone un bref essai de Najita Tetsuo, Japan: The Intellectual Foundations of Modern Japanese Politics, qui pourrait utilement déblayer un peu plus le terrain…


AUX SOURCES


Le présent petit ouvrage ne s’étend donc guère sur la question des « sources prémodernes », ce qui d’une certaine manière va de soi (notons au passage que l’on doit au même auteur un autre « Que sais-je ? », intitulé La Pensée japonaise, que je suppose complémentaire), mais m’ennuie quand même un petit peu – car, quelle que soit l’ampleur de l’acculturation à venir en matière de pensée politique, c’est tout de même là le socle sur lequel cette pensée se posera ; et il faudra dès lors souvent pratiquer des greffons, parfois étonnants : j’ai eu l’occasion d’assister à des conférences sur les premières traductions japonaises et chinoises de Rousseau (via notamment Nakae Chômin, que j’évoquerai un peu plus loin), et c’était tout à fait instructif à cet égard – ainsi, notamment, dans une perspective confucianiste, était-il alors et là-bas impossible d’envisager de la même manière la figure du tyran en despote familial : les liens sacrés de la filiation prohibaient l’emploi de la métaphore de Rousseau dans un contexte extrême-oriental, qui aurait eu tendance à en dériver des conséquences jugées inacceptables… Les traducteurs étaient ainsi amenés à retoucher le texte, parfois considérablement (et sans en faire mention), et pas seulement à le transposer.


Dans le cas japonais, je suppose (un peu maladroitement ou faussement le cas échéant, n’hésitez pas à me reprendre) que deux types de sources prémodernes peuvent être distingués : certaines sont « religieuses », d’autres plus « philosophiques » (mais la séparation entre les deux est sans doute au mieux floue, parfois).


En matière religieuse, on peut à nouveau subdiviser – mais en gardant à l’esprit que la pensée japonaise en la matière n’a (en principe, mais voir plus bas…) pas grand-chose à voir avec « l’exclusivisme » occidental, mais est bien davantage portée au syncrétisme, disons. Il y a le vieux fond purement national constitué par le shintoïsme – mais celui-ci, en fait, s’il jouera bien un rôle essentiel dans les pensées envisagées dans cet ouvrage, ce sera au travers d’une « redécouverte » qui est en même temps déformation : la pensée nationaliste et tennôcentriste, notamment, y accordera une grande importance, en fait probablement inédite – et sans doute le vieux Kojiki ayant marqué en 712 les débuts de la littérature japonaise tout en fixant l’origine proprement mythique de la dynastie impériale n’avait-il jamais jusqu’alors été lu aussi littéralement. Le shintô d’État qui se constituera sous Meiji, comme part essentielle du tennôcentrisme, changera donc radicalement la donne.


Il faut sans doute y associer, sur un mode moins religieux mais dont les préoccupations peuvent s’avérer assez proches, le travail d’ethnographes désireux de retourner aux sources de la pensée japonaise via, notamment, les mythes et légendes, dans une perspective éventuellement folklorique, pourtant connotée politiquement – ainsi par exemple du travail de Yanagida Kunio, que j’avais brièvement évoqué lors de ma lecture de la très bonne anthologie Mille Ans de littérature japonaise, et qui a eu un impact non négligeable sur certaines tendances du nationalisme japonais.


Mais la question religieuse se complique avec la prise en compte du bouddhisme – religion importée, passée par la Chine depuis l’Inde, et véhiculant depuis ces sources successives et complémentaires sinon alternatives des trésors millénaires de pensée éventuellement politique. Les adaptations japonaises de l’amidisme et du zen ont eu une immense influence intellectuelle, surtout à partir du Moyen Âge japonais (je vous renvoie à l’Histoire du Japon médiéval de Pierre-François Souyri, par exemple). Il faut aussi mentionner ici la seule branche bouddhique spécifiquement japonaise, celle fondée par Nichiren à la même époque – un mouvement intransigeant, exclusif et xénophobe qui pourra fournir des outils aux nationalistes japonais les plus virulents, tout particulièrement peut-être en matière d’ambitions coloniales ; car le bouddhisme japonais selon Nichiren peut prendre des atours de religion universelle de salut, sur un mode conquérant – et si cette secte bouddhique n’est pas censée, exceptionnellement, composer avec le shintoïsme, une lecture orientée des deux fois même contradictoires pourra en fait produire des conséquences assez proches.


La question du christianisme est tout autre – car, au moment où notre étude commence, la foi chrétienne est depuis longtemps interdite. Toutefois, à partir de son autorisation (en 1873, je crois), même en demeurant une foi très minoritaire, elle pourra avoir son influence dans le champ de la pensée, et notamment de la pensée politique – les militants chrétiens, s’ils sont rares, sont actifs, et, dans les premiers temps du socialisme japonais notamment, pré-bolchévique, le christianisme pourra être d’un certain poids, ce qu’illustre notamment, jusque dans la bascule, l’intéressante figure de Katayama Sen, parmi d’autres.


En matière plus spécifiquement philosophique, encore que non dénuée de déviations religieuses, il faut accorder une place particulière au confucianisme et au néoconfucianisme, tout particulièrement durant l’époque Edo, où les maîtres chinois fournissent peu ou prou la philosophie officielle de l’administration et au-delà (quitte à s’accommoder d’autres aspects, car le zen aussi y a eu sa part) ; la structure même de la société d’Edo, avec ses castes, découle de la pensée confucéenne, et la mise en avant des notions de loyauté et de piété filiale en provient de même – même si, de part et d'autre de la mer du Japon, on ne privilégie pas la même chose, ce qui aura son importance dans l’appréciation du rôle de l’empereur, quand se constituera le tennôcentrisme. Pour cette même raison, la pensée politique japonaise devra régulièrement prendre ses distances avec les implications jugées spécifiquement chinoises de la pensée confucianiste, et tout particulièrement celle d’un « mandat céleste » en tant que tel révocable – incompatible avec l’option tennôcentriste : le « mandat céleste », en Chine, a justifié le renversement de dynasties sans nombre, mais, au Japon, qu’on se le dise, c’est la même lignée, ininterrompue, qui règne depuis Jinmu (empereur mythique du VIIe siècle av. J.-C., mais les nationalistes ne le présentaient donc certainement pas ainsi…), et, au-delà, l’empereur descend donc des dieux, tout particulièrement du kami d’aspect féminin et solaire Amaterasu… Je relève que, dès le XVIIIe siècle, Ueda Akinari traitait de ces questions dans le premier de ses Contes de pluie et de lune. Reste que la pensée confucianiste est alors incontournable – ce qui ne signifie pas que Confucius est l’auteur clé, il ne l’est probablement pas : d’autres noms sont bien plus souvent cités, comme Mencius éventuellement, et surtout Wang Yangming.


Bien sûr, tous ces courants s’interpénètrent, les frontières ne sont pas marquées : l’ère Edo est aussi celle où une pensée spécifique aux bushi, empruntant au zen comme au néoconfucianisme, se fixe à son apogée : le Hagakure, « redécouvert » (en fait « découvert ») tardivement, aura lui aussi un certain impact, notamment sur la classe militaire, quitte à le déformer encore un peu pour qu’il s’accorde avant toute chose au tennôcentrisme ; au-delà, on pourra y voir une manifestation essentielle du kokutai, une approche spécifiquement japonaise – il y a sans doute de cela dans la lecture qu’en livrera un Mishima Yukio sous le titre Le Japon moderne et l’éthique samouraï.


Autant de socles sur lesquels il faudra bien greffer la pensée politique occidentale déferlant sur le Japon à partir de l’ouverture forcée et sous Meiji (en notant cependant que les « sciences hollandaises » pénétraient déjà le Japon avant cela, discrètement – cela pouvait inclure occasionnellement des éléments de philosophie politique).


LES LUMIÈRES JAPONAISES


Mais voilà : d’abord contraint et forcé, le Japon s’ouvre à l’Occident. Le mouvement jôi, d’essence xénophobe, n’est pas de taille à lutter, même si, au travers de son extension sonnô jôi, il suscite du moins le mouvement de la Restauration de Meiji – Restauration qui est tout autant Rénovation, car les diatribes réactionnaires désireuses de « rendre » à l’empereur un pouvoir qu’il n’a plus exercé depuis des siècles, et de toute façon probablement jamais à ce point, doivent composer avec la réalité agressive d’un monde tout autre… Car ces activistes perçoivent bien que la menace coloniale pèse sur le Japon, menace dont les fameux « traités inégaux » ne sont qu’un premier aperçu. Pour que le Japon survive, il lui faut s’adapter – d’où une vaste entreprise où la curiosité est intéressée, qui conduit le Japon de Meiji à entamer une modernisation à marche forcée, qui est immanquablement aussi occidentalisation.


C’est dans cet esprit que la pensée politique européenne fait véritablement son irruption dans le Japon de Meiji – une pensée complexe et diverse, empruntant à des sources bien éloignées de celles, shintoïstes, bouddhiques, confucianistes, du Japon traditionnel. Une pensée qui arrive aussi en bloc, et éventuellement dans le désordre...


La pensée libérale, tout particulièrement, emblématique des Lumières européennes un siècle plus tôt, devient à son tour centrale dans ces « Lumières japonaises ». Et ce alors même que la société nippone, au sortir d’Edo, semble moins disposée que tout autre à intégrer dans sa pratique politique l’idée même de liberté (il semblerait que le mot même de « liberté », jiyû, soit alors un néologisme…). Mais les intellectuels d’alors s’imprègnent bien de cette pensée – via des lectures ou, le cas échéant, des voyages en Europe ou aux États-Unis ; ils y associent tout naturellement des pensées dérivées, telles que le positivisme ou l’utilitarisme, et le libéralisme alors importé n’est pas que politique, il est aussi économique (ainsi avec Taguchi Ukichi, « l’Adam Smith japonais »).


En fait, ces dernières approches sont celles qui permettent à la pensée libérale d’influencer un minimum le nouveau régime qui se met en place – et qui n’est somme toute guère libéral… C’est que les oligarques, alors, entendent bien mettre en place un pouvoir fort, autour de la figure de l’empereur, qui ne peut s’accommoder du libéralisme au sens le plus strict. En témoigne par exemple la question des modèles constitutionnels : les oligarques se renseignent, ils envisagent de s’inspirer des exemples anglais (la quintessence du parlementarisme), américains ou français (en se méfiant tout de même instinctivement de la tradition révolutionnaire…), autant d’approches ayant la faveur des intellectuels et politiciens membres du Mouvement pour la Liberté et les Droits du Peuple (jiyû minken undô), mais c’est en définitive le modèle prussien, autrement autoritaire dans la perspective bismarckienne, qui l’emporte – des constitutionnalistes allemands se rendent au Japon et font office de conseillers pour la rédaction de la Constitution de 1889. Pour appuyer le nouveau régime, des intellectuels japonais se mettent à prôner des « Lumières étatistes », plus ou moins syncrétiques, par exemple Nishi Amane.


En face, cependant, via le JMU éventuellement, les « Lumières libérales » sont cependant d’un certain poids, incarnées notamment par la figure majeure de Fukuzawa Yukichi. Seulement, le libéralisme, sauf éventuellement en matière économique (mais, même dans cette optique, l’influence est à pondérer de toute façon, tant l’État joue alors un rôle moteur dans la Révolution industrielle japonaise), demeure une attitude d’opposition, liée aux seuls intellectuels et journalistes ; ils ont leur influence, mais sont bien loin de l’appareil du pouvoir… et tout autant des masses.


Par ailleurs, leur mouvement, si divers, est parcouru d’oppositions. Et aux « Lumières libérales » classiques, il faut opposer bientôt des Lumières dites « radicales », constituant l’aile gauche du « parti », et qui, à la différence des oligarques, bien loin de se méfier de la Révolution française, l’admirent franchement ; parmi ces intellectuels, il faut sans doute mettre en avant Nakae Chômin, auteur d’œuvres importantes, comme les Dialogues politiques entre trois ivrognes ou, sur un mode plus intime, Un an et demi, mais aussi traducteur, et notamment de Rousseau, donc : il fait partie de ceux qui introduisent et popularisent en même temps la pensée politique occidentale au Japon, de par cette activité essentielle.


Mais, sans surprise, ces divers avatars des Lumières rencontrent une forte opposition, de la part de penseurs traditionnalistes qui entendent, contre les modèles libéraux occidentaux, dresser le shintoïsme et le confucianisme comme autant de barrages. Les oligarques s’en inspirent souvent – car rares, au fond, sont ceux qui attachent vraiment de la valeur au libéralisme, à l’exception peut-être d’un Itô Hirobumi. Et ce même si, réflexe très japonais si cela veut dire quelque chose, les tentatives de syncrétisme sont donc nombreuses (mais plus ou moins concluantes).


DÉVELOPPEMENTS DURANT LE PREMIER VINGTIÈME SIÈCLE


Mais le monde change alors à toute vitesse, et le Japon plus vite encore ; la pensée politique japonaise de même, du coup, et il y a sans doute comme une boucle de rétroaction qui se met en place.


Les dernières années de Meiji, cependant, sont avant tout marquées par la stabilisation du régime – et tout autant de sa doctrine. La Constitution de 1889, bien sûr, y joue un rôle essentiel, mais aussi d’autres textes tels que l’admonition aux soldats et aux marins de 1882, ou le rescrit impérial sur l’éducation de 1890 – sans même parler de la définition progressive du shintô d’État : le régime s’affiche comme tennôcentriste, ce qui, au plan juridique, ressort aussi de l’incrimination « nouvelle » de lèse-majesté, dont bien des opposants feront les frais (mais notamment Kôtoku Shûsui et ses camarades, j’y reviendrai). Plus important encore peut-être, le régime s’approprie la notion antérieure de kokutai, pas totalement traduisible en français (ou en anglais d’ailleurs), mais qui rend plus ou moins l’idée d’ « essence nationale du Japon » ; en tout cas, cette notion fondamentale de la pensée politique japonaise est dès lors intimement associée à l’empereur et à sa lignée ininterrompue d’ascendance divine, au point où l’on ne peut envisager l’un sans l’autre.


Il y a donc à cette époque une pensée politique japonaise « orthodoxe », vouée à la célébration et à la perpétuation du régime de Meiji ; les constitutionnalistes commentant la Constitution de 1889 y ont une part importante (ceux que l’on dit « traditionalistes », du moins, car il y en a bien sûr d’autres plus libéraux et progressistes) ; mais il faut aussi prendre en compte que les milieux d’affaires et agricoles s’y rallient progressivement.


Il y a des voies plus « hétérodoxes », comme de juste – mais elles se rattachent pour une bonne part à des courants plus amples, nationalisme et socialisme, que j’entends traiter plus en détail par la suite.


Pour autant, le régime n’est certes pas figé – et il évolue même très rapidement durant la brève ère Taishô, suscitant ce que l’on appelle communément la « démocratie de Taishô », liée à l’adoption du suffrage universel masculin et au développement d’une approche parlementaire de la vie politique, sur le modèle anglais qui avait été délaissé pour le modèle prussien sous Meiji. On peut certes constater que l’expérience se conclut bien vite sur un « échec » (Michel Vié la désigne ainsi dans Le Japon contemporain, que j’ai chroniqué il y a peu), mais elle n’en traduit pas moins une nouvelle effervescence de la pensée politique – mais le libéralisme des Lumières japonaises doit alors de plus en plus composer avec des alternatives de poids, les divers socialismes et nationalismes qui se développent durant la période.


LA PENSÉE SOCIALE


Le socialisme, au Japon comme en Occident, a pu prendre des formes très différentes – et même contradictoires ; d’autant que Marx n’est à l’évidence pas la seule figure à envisager : les Japonais se sont intéressés alors à bien des courants du socialisme, incluant les socialistes français antérieurs à Marx, le gompérisme américain ou la social-démocratie allemande. Par ailleurs, le socialisme japonais n’est pas spécifiquement associé à la gauche (et a fortiori à la gauche de la gauche). Les rapports entretenus par ces socialismes avec le pouvoir sont donc très variés.


Ainsi, le « socialisme d’État » a pu connaître divers avatars ; en tant que tel moins hostile à l’État de Meiji que bien d’autres socialismes, il entretenait des rapports contradictoires avec l’idée même de subversion : il a pu constituer un soutien à l’État japonais comme une critique de ses rapports avec les milieux d’affaires et plus généralement le capitalisme (ou du moins le capitalisme japonais : les premiers marxistes nippons s’interrogeront beaucoup sur ses spécificités éventuelles, le cas échéant en faisant intervenir le kokutai dans leurs analyses) ; en tant que tel, il a pu être défendu par des opposants de gauche, aussi bien par des « orthodoxes », des fonctionnaires surtout, au service de l’État, mais tout autant (et peut-être surtout, en termes pratiques ?) par des ultranationalistes d’inspiration éventuellement fascisante (sinon fasciste à proprement parler).


L’anarchisme même témoigne de dissensions du même ordre. Le journaliste Kôtoku Shûsui, figure notable, l’incarne tout d’abord, et dans une perspective vigoureusement pacifiste (souvent caractéristique du socialisme japonais, j’y reviens d’ailleurs très vite). Il en fera les frais : en 1911, accusé de « trahison » (peut-être une résultante, on l’a dit du moins, de ses campagnes de presse quelques années plus tôt contre l’implication de l’armée japonaise dans la répression de la révolte des Boxers, implication qui s’était prolongée dans un scandaleux pillage qu'il avait violemment dénoncé ?), et ainsi reconnu coupable de « lèse-majesté », il est condamné à mort et exécuté ainsi que plusieurs de ses camarades ; l’affaire fait grand bruit – elle choque… Mais une autre figure est révélatrice de la variété des socialismes et même des anarchismes japonais à cet égard : ainsi, Ishikawa Sanshirô prône un « anarchisme agrarien » dit éventuellement « indigénisme » ; sauf que sa pensée évolue… jusqu’à se transformer en un « anarchisme tennôcentrique » a priori totalement contradictoire et incompréhensible – du moins pour un ignare dans mon genre.


Je l’avais mentionné plus haut, mais les questions religieuses peuvent elles aussi intervenir dans les différentes approches du socialisme japonais, et tout particulièrement le christianisme – extrêmement minoritaire, mais d’une influence idéologique et politique malgré tout décisive. On peut mentionner ici, notamment, Katayama Sen – qui, par ailleurs, s’illustre dans l’optique pacifiste à la façon de Kôtoku Shûsui lors d’un célèbre épisode, quand il serre la main du socialiste russe Plekhanov en 1904, soit en pleine guerre russo-japonaise : la symbolique est forte, traduisant aussi le soutien des socialistes japonais à la tentative révolutionnaire russe de 1905 – qui, à vrai dire, servira pourtant les intérêts de l’État nippon, puisqu’elle incitera le régime tsariste à lâcher l’affaire en Asie orientale pour réprimer les séditieux, menace jugée bien plus importante…


Mais Katayama Sen illustre lui aussi les parcours complexes qui peuvent affecter les penseurs politiques japonais (comme les Occidentaux, certes) : du socialisme chrétien, il passe progressivement au bolchévisme après 1917. Le marxisme avait déjà exercé une certaine influence avant cela, bien sûr, mais peut-être pas plus qu’un autre courant socialiste. Son rôle se développe toutefois, progressivement, mais de manière déterminante. Bien sûr, cela passe par l’établissement d’un Parti Communiste Japonais – et Katayama Sen fait partie des membres fondateurs. Mais ce Parti est aussitôt interdit…


En fait, dans le Japon du premier XXe siècle, et si l’on fait une exception pour Kôtoku Shûsui et ses camarades anarchistes exécutés à la toute fin de l’ère Meiji (une sorte de point culminant, sans véritable équivalent par la suite, sauf erreur), les communistes nippons d'obédience marxiste paraissent bien être les opposants les plus traqués et réprimés par le régime nippon – bien moins sévère pour nombre d’autres opposants éventuellement virulents… et ce jusqu’en pleine guerre de l’Asie-Pacifique, en dépit de la mainmise militaire sur le pouvoir et du système de parti unique ! En fait, quand, dès le début de l’occupation américaine, le SCAP (Supreme Commander of the Allied Powers) ordonne la libération des prisonniers politiques, les communistes seront clairement les plus nombreux parmi ces derniers, qui étaient parfois incarcérés depuis bien avant la guerre… Bien sûr, le SCAP s’en mordra très vite les doigts, avec la Guerre Froide ! La répression contre les communistes japonais reprendra alors, via des « purges rouges » qui n’ont rien à envier à la « chasse aux sorcières » américaine, tandis que les « purgés » de 1945, parfois même des criminels de guerre condamnés lors des procès de Tôkyô, seront remis en place…


MILLE AVATARS DU NATIONALISME AVANT LA DÉFAITE


Mais s’il est un courant politique qui a connu une certaine fortune au Japon, sous bien des avatars par ailleurs, je tends à croire que c’est le nationalisme – dans ce « Que sais-je ? », en tout cas, c’est vraiment l’impression qui en ressort. Par ailleurs, c’est aussi un courant qui a survécu, quitte à se maquiller un brin, ou un peu plus que cela, après 1945 – date qui ne scelle finalement guère le sort des ultranationalistes. Pour l’heure, je vais m’en tenir à la période précédant la Défaite, je reviendrai ultérieurement sur l’époque récente.


Mais il s’agit donc d’un nationalisme multiple : sur la base de la même notion de kokutai, mais comprise différemment le cas échéant, on peut dériver un nationalisme de gauche (au moins dans un premier temps, comme un écho du nationalisme européen pour le coup – notamment du nationalisme français, d’ailleurs, dans la perspective révolutionnaire) comme un nationalisme de droite, et sans nécessairement aller jusqu’à l’extrême droite – quand bien même celle-ci a bien sûr son rôle, et d’importance, dans cette complexe histoire.


Mais ces nationalismes sont dont variés : certains s’affichent rénovateurs, d’autres traditionalistes ; parmi les premiers, la perspective révolutionnaire et la perspective réactionnaire sont envisageables, même si leurs conséquences pratiques ne sont pas si distinctes que cela. Le nationalisme peut être étatique, ou avoir des relents anarchisants ; il peut être élitiste (et intellectuel) comme il peut être populaire ; il parle aux milieux d’affaires, ou il les effraie ; il peut avoir des fondations religieuses, notamment dans le nichirénisme, ou bien se revendiquer comme parfaitement laïque…


Si la notion de kokutai, sauf erreur, est ancienne, les événements de la deuxième moitié du XIXe siècle lui confèrent un autre sens – et un sens plus crucial. Pèse sur le Japon une forme de menace coloniale occidentale ; les avanies subies par le grand voisin chinois depuis les guerres de l’Opium inquiètent considérablement les Japonais, qui ne peuvent plus y reconnaître la brillante société dont ils se sont si souvent inspiré sans pour autant jamais tomber sous sa coupe ; et les Japonais, ayant eux-mêmes à souffrir tout d’abord de « traités inégaux », se doivent de réagir. L’idéologie nationaliste en découle logiquement, d’une certaine manière – mais son évolution est peut-être davantage paradoxale…


En effet, à mesure que le Japon, engagé dans la modernisation à marche forcée, semble écarter la menace coloniale, il semble prendre conscience qu’il est à cet égard une exception. Ce qui lui confère le cas échéant toute latitude pour constituer un modèle alternatif ? L’idée devient plus concrète avec la victoire nippone dans la guerre russo-japonaise : l’alliance anglaise demeure (qui aura un grand rôle lors de la Première Guerre mondiale), mais les puissances occidentales s’inquiètent de cette évolution inattendue des événements – le mythe du « péril jaune » ne s’en accroit que davantage, et des mesures antijaponaises sont prises çà et là, toujours un peu plus… Lors du traité de Versailles, les Japonais, associés au camp vainqueur, se posent d’ailleurs en hérauts de l’égalité des races – mais on refuse d’intégrer cette suggestion dans les termes du traité, de manière tristement significative.


Mais l’approche nationaliste, dès lors, dépasse le seul Japon aux yeux mêmes des Japonais : se dégage une idéologie panasiatique, à tout prendre une réaction au colonialisme occidental. En Extrême-Orient, le Japon s’affiche comme une puissance non occidentale, la seule, qui soit en même temps en mesure de demeurer indépendante de l’Occident ; chez certains penseurs, cela lui confie une mission libératrice en Asie de l’Est. Et sans doute est-ce une opinion sincère, dans un premier temps, du moins – et probablement assez longtemps, d’ailleurs… mais au prix de l’aveuglement. Bien loin de « libérer » ses voisins, le Japon constitue de plus en plus une puissance coloniale alternative, pas moins nuisible – et peut-être plus rude encore… La Corée et la Mandchourie, voire plus globalement la Chine, en font bientôt les frais, et les pires crimes s’accumulent – le massacre de Nankin, l’Unité 731, les « femmes de réconfort »… Et si, durant la guerre de l’Asie-Pacifique, le Japon prétend fédérer les peuples asiatiques sous le drapeau de la Sphère de Coprospérité de la Grande Asie Orientale, l’illusion ne dure guère : pendant un temps, les leaders nationalistes des pays « libérés » ont pu pactiser avec le Japon (ainsi en Indochine contre les Français, en Birmanie contre les Anglais, en Indonésie contre les Hollandais…), mais ils ont pour la plupart bien vite perçu que le Japon ne se contenterait certainement pas du rôle théorique de bienveillant « grand-frère »…


Mais, de ceci, on n’en est probablement pas toujours bien conscient au Japon même (et à vrai dire encore aujourd’hui, faut-il croire…) : la pureté idéologique de la mission libératrice demeure immaculée, et, par ailleurs, le nationalisme adopte à l’intérieur des atours plus concrets, qui participent au moins en égale mesure de son succès. Les variantes intellectuelles du nationalisme (avec des ethnographes tels que Yanagida Kunio, mentionné plus haut, ou des philosophes comme Nishida Kitarô) s’accompagnent d’un nationalisme autrement pratique, dans une optique étatique surtout, et ce assez rapidement.


La question du nationalisme populaire, liée, est plus ambiguë – jusque dans sa dimension éventuellement subversive. Sans doute existe-t-il, sous divers avatars là encore – le nationalisme agrarien, par exemple. Le point problématique est ailleurs : sa parenté éventuelle avec le fascisme. Mais elle semble tout au plus limitée : sans doute le fascisme a-t-il exercé une certaine séduction sur des intellectuels japonais, et aussi, de manière peut-être plus flagrante, sur les « jeunes officiers » ultranationalistes dont l’action violente perturbe la vie politique japonaise dans les années 1930, avec pour point culminant « l’incident du 26 février » (1936). Pour autant, cela n’a guère débouché sur des mouvements authentiquement fascistes (avec les corollaires de l’économie dirigée et du totalitarisme via un parti unique de masse) ; les idées fascistes ont plutôt infusé dans d’autres courants, plus aisés à rattacher à la pensée japonaise traditionnelle (ou à certains de ses aspects, à la fois minoritaires et influents, comme le nichirénisme).


Mais l’ultranationalisme devient donc une réalité concrète au Japon, et de plus en plus envahissante. Il doit beaucoup à l’influence essentielle de Kita Ikki, et à son interprétation personnelle du kokutai. Kita, à l’origine, était un socialiste – mais cela ne l’empêchait certainement pas d’être imprégné d’idéologie nationaliste et plus particulièrement alors panasiatique : il se prend de passion pour les mouvements chinois dans cette optique, et y participe lui-même – ce qui l’amène à rompre avec le socialisme japonais, aux préoccupations finalement bien différentes, et par ailleurs porté sur le pacifisme. Sur ces bases, sa pensée évolue vers toujours plus de radicalité, et il assigne une mission proprement messianique au Japon (mission peut-être empruntée au nichirénisme, que Kita entend cependant « laïciser ») : celui-ci doit adopter un équivalent asiatique de la « doctrine Monroe », contre le cas échéant les mouvements antijaponais dans les pays voisins, à réprimer, car c’est le seul moyen à la fois de libérer l’Asie orientale de l’oppression occidentale, mais aussi d’y fonder le socialisme réel. Ce qui implique des mesures drastiques sur la scène intérieure : en 1919, Kita publie les Principes fondamentaux d’un plan de rénovation de l’État (retitré Principes d’un plan de rénovation du Japon en 1923), ouvrage dans lequel il prône, sans ambiguïté, un putsch conduit par l’armée et secondé par des activistes civils afin de renverser le régime corrompu et d’assurer le pouvoir effectif de l’empereur, intimement lié à son armée. L’ouvrage est d’une très grande influence sur les « jeunes officiers » des années 1930, et c’est notoire ; aussi, après l’échec de la tentative de coup d’État du 26 février 1936, Kita Ikki sera jugé pour avoir inspiré les troubles (il n’y a pas pris part directement), condamné à mort et exécuté.


Ce qui est loin de sonner le glas de sa pensée, comme des entreprises hardies des « jeunes officiers » ; en fait, l’État et l’état-major, lequel accapare toujours plus le pouvoir politique réel dans la période, s'ils sont d'abord hostiles à ces chiens fous, sentent le vent tourner et perçoivent bien comment ces soubassements idéologiques radicaux peuvent servir leur cause, et tout particulièrement l’expansionnisme en Asie de l’Est et dans le Pacifique. En 1937, le ministère de l’Éducation produit en masse une brochure intitulée Les Principes fondamentaux du kokutai, qui fait le point sur la question – en associant à l’ultranationalisme le plus radical des considérations plus traditionalistes, liées au tennôcentrisme et au shintô d’État, tout en balayant les totalitarismes, fascistes comme communistes, comme autant de « faux remèdes », inappropriés qui plus est à la spécificité de l’essence japonaise. Mais l’ultranationalisme devient bien ainsi une doctrine officielle de l’État japonais, a fortiori en guerre, justifiant l’impérialisme nippon et autorisant des évolutions telles que le parti unique, forcément bienveillant et en fait de peu de poids face à l’autorité autrement pragmatique de l’armée intimement liée à l’empereur.


En tant que tel, l'ultranationalisme conduit toujours davantage le Japon dans la voie belliciste, et l’engage, avec Pearl Harbor, dans une guerre qu’il n’est pas en mesure de gagner. En 1945, le kokutai fait les frais des entreprises ultranationalistes – qui, bien loin de « libérer » l’Asie dans la ferveur pro-japonaise des peuples colonisés, n’ont suscité au fond que leur haine, outre que la Défaite amène le pays que les ultranationalistes prétendaient sauver à l’extrémité inédite de l’Occupation par une puissance étrangère et de la perte de la souveraineté, le révéré tennô étant même contraint, dans un exercice humiliant, de proclamer son humanité…


NOUVELLES VOIX/VOIES


Un bouleversement tel que celui de l’Occupation, de 1945 à 1952, a forcément changé la donne – même si la « réintégration des purgés » et, parallèlement, les « purges rouges », à l’aube de la Guerre Froide, ont ancré le Japon dans le camp capitaliste, quitte parfois à préserver quelque chose des nationalismes antérieurs, débarrassés cependant de leurs aspects les plus traditionalistes, outre que la question militaire, via l’article 9 de la Constitution de 1946, ne peut plus se poser dans les mêmes termes. Je vous renvoie ici à l’Histoire politique du Japon de 1853 à nos jours, d’Eddy Dufourmont, et au Japon contemporain, de Michel Vié.


Mais oui : aussi fou que cela puisse paraître, et d’une manière donc bien différente de ce qui s’est produit en Allemagne à la même époque, le nationalisme japonais, malgré son rôle déterminant dans le déclenchement de la guerre et la perpétration de ses atrocités, a conservé au Japon un poids politique essentiel ; cela, toutefois, j’y reviendrai juste après.


Pour l’heure, ce sont les « nouvelles voies » qui m’intéressent, dans un Japon lancé à tout crin dans une deuxième vague de modernisation à marche forcée, qui le conduira, en quelques années à peine, des misères et de la honte de l’Occupation américaine au rang de deuxième puissance économique mondiale. Mais, d’une certaine manière, cela fait partie du problème : le Parti Libéral-Démocrate (PLD, droite) au pouvoir s’est d’une certaine manière entendu, à partir des manifestations monstres de 1960, avec ses opposants parlementaires (essentiellement le Parti Socialiste Japonais, jamais assez puissant pour exercer le pouvoir, suffisamment cependant pour constituer une minorité de blocage), pour « laisser tomber » les sujets politiques les plus clivants (la réforme de la Constitution et notamment de l’article 9 prohibant le recours à la guerre et la possession d’une armée, l’alliance américaine, etc.) pour s’en tenir à l’effort commun en vue du développement économique ; c’est ce que l’on a appelé le passage de la « saison politique » à la « saison économique » – autant dire peu ou prou l’idéologie officielle de la Haute Croissance, et qui, dans les grandes lignes, se maintiendrait jusqu’à la toute fin de l’ère Shôwa.


Il y a pourtant des entreprises rénovatrices dans la pensée politique japonaise – et, même en pleine Guerre Froide, avec cependant des dégels, le marxisme y a sa part, essentielle ; encore que le débat soit a priori très intellectuel : on renouvelle les théories de l’aliénation, ou de la société civile…


De manière plus générales, des intellectuels progressistes entendent refonder la pensée politique japonaise. Ils interviennent en matière économique (réfléchissant sur l’État « neutre » ou les dangers de la privatisation), mais aussi dans un champ plus directement politique – par exemple en réévaluant la notion de kokutai, dont, décidément, ils ne peuvent déclarer l’impertinence, mais dont ils savent bien qu’elle ne peut avoir le même sens qu’auparavant, dans un Japon où la souveraineté est désormais populaire, et où l’empereur, au rôle purement symbolique, a lui-même affirmé ne pas descendre d’Amaterasu mais être parfaitement humain… Ces intellectuels sont très divers, et pour certains très influents : on compte parmi eux des philosophes, des juristes, des historiens, des sociologues, des écrivains (je suppose qu’on peut citer ici un Ôe Kenzaburô, par exemple), etc.


PERSISTANCE DES NATIONALISMES


Mais, en face, le nationalisme – ou plutôt les nationalismes – persiste(nt).


Aux intellectuels progressistes envisagés à l’instant, on peut ainsi opposer des intellectuels d’extrême droite – et Mishima Yukio en fournit un exemple éloquent, encore qu’histrionique.


Globalement, cependant, la droite japonaise se montre plus modérée : avec le PLD au pouvoir sur l’ensemble de la période, elle se rallie à une doctrine officielle du pouvoir, certes conservatrice sur les plans politique et sociétal, mais nettement moins démonstrative – avec cependant quelques points de tension tels que le sanctuaire du Yasukuni (voyez l’essai de Takahashi Tetsuya Morts pour l’empereur : la question du Yasukuni), la négation des crimes commis par l’armée japonaise pendant la guerre de l’Asie-Pacifique, problématique mémorielle liée (mais c’est surtout vrai à l’époque immédiatement récente, ai-je l’impression), ou, dans une perspective davantage pragmatique, la révision constitutionnelle, et d’abord et avant tout de l’article 9.


La question mémorielle est donc très importante, ici – et elle a fait l’objet d’études par des intellectuels se revendiquant clairement du nationalisme, ou plutôt, terme que l’on tend alors à employer, du néonationalisme : ainsi, par exemple, d’Etô Jun traitant du « refus de l’après-guerre », ou des mouvements associés à l’entreprise éventuellement révisionniste des « études japonaises ».


À mon niveau d’inculture, c’est sans doute un peu absurde de présenter les choses ainsi… Mais, oui, la situation contemporaine m’effraie. Ce livre date de 1990, et le néonationalisme semble avoir gagné en influence ces dernières années – notamment, des premiers ministres tels que Koizumi Jun’ichirô ou l’actuel, Abe Shinzô, de par leurs visites officielles au Yasukuni ou leurs entreprises révisionnistes voire négationnistes (révision des manuels d’histoire, affirmation que les « femmes de réconfort » n’ont jamais existé, que le massacre de Nankin est une imposture, sans même parler de l’Unité 731, etc.), semblent témoigner de ce que le nationalisme dans ses aspects les plus agressifs a toujours un peu plus voix au chapitre, et ce aux plus hauts niveaux de l’État, tout en ayant une base populiste marquée…


Ceci étant, le nationalisme japonais contemporain va bien au-delà, et est susceptible là encore de diverses approches. Le nationalisme populaire d’un Takeuchi Yoshimi emprunte sans doute au passé, quitte à entretenir des liens ambigus avec le néonationalisme, mais a pourtant en même temps une certaine dimension progressiste : d’essence révolutionnaire, ce nationalisme doit surtout permettre d’instaurer la démocratie en Asie, mais sur un modèle distinct de celui des démocraties libérales occidentales – en fait, c’est là une pensée qui doit sans doute beaucoup aux mouvements de la décolonisation de par le monde, mais aussi et surtout au modèle communiste chinois.


Le cas de Yoshimoto Takaaki est sans doute encore différent : cet auteur jugé « incontournable » a développé une pensée originale et très complexe, passant notamment par une relecture de Hegel, de Marx, de Nietzsche, de Freud, etc., dans une optique nationaliste ; mais, honnêtement, les développements bien trop denses qu’y consacre ici Pierre Lavelle me sont largement passé par-dessus la tête, et je serais incapable d’en dire quoi que ce soit avec au moins un semblant d’assurance…


CONCLUSION


J’ai déjà joué à la Cassandre dans mes chroniques de ces derniers jours, je ne vais pas davantage m’étendre sur la question ici…


Je vais donc m’en tenir à l’évaluation de ce « Que sais-je ? » : oui, il m’a passionné, et je suppose qu’il constitue une bonne introduction, voire un peu plus que ça, à un champ d’études qui me parle énormément. Il faudra lire davantage sur la question, bien sûr – et lire aussi les penseurs japonais eux-mêmes : on trouve en français certaines œuvres de Fukuzawa Yukichi, Nakae Chômin, Kôtoku Shûsui ou Katayama Sen, par exemple ; j’avoue être aussi curieux (même avec des frissons…) en ce qui concerne le nationalisme japonais : la relecture de Le Japon moderne et l’éthique samouraï de Mishima Yukio s’imposera donc, et la découverte de Kita Ikki, le cas échéant, de même… J'aurai donc l'occasion de revenir sur tout cela !

Nébal
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le 15 mai 2017

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