Écrite environ dix ans avant Une maison de poupée, La révolte oblige forcément à jeter un œil en avant. Même milieu bourgeois étriqué, un décor et un nombre d'acteurs resserrés, et, surtout, un sujet identique : une femme mariée qui choisit de tourner le dos à son mari, à son foyer, à son enfant, pour se libérer de l'emprise d'une société qui l'étouffe. En cette fin de siècle, la condition de la femme était un véritable sujet de société (bien qu'Ibsen comme Villiers s'intéresse à l'individu avant toute autre considération), et la réponse ne se fit pas attendre, comme vous l'imaginez bien. Cinq représentations de La révolte , puis on baissa le rideau. Un tel sujet n'était pas tolérable.


Toutefois, La révolte s'écarte d'Une maison de poupée par bien des points, dont deux, essentiellement : le style et l'histoire du personnage féminin. Résumons donc : Élisabeth, 27 ans, est mariée depuis 4 ans et demi (la précision est importante dans ce milieu où tout est comptabilisé) à Félix, 40 ans, banquier. Elle est sa partenaire en affaires ; d'ailleurs, il ne la voit qu'ainsi. Elle est douée pour lui faire gagner de l'argent, il n'a donc qu'à se féliciter de l'avoir épousée, d’autant qu'elle lui sert aussi de garde-fou. Sans elle, il serait peut-être sorti de la légalité... en affaires, s'entend. Or, par une soirée comme une autre (quoique...), voilà qu’Élisabeth, en plein travail d'écritures, annonce à Félix qu'elle le quitte. Jamais elle ne l'a aimé, jamais elle ne s'est sentie sa femme, jamais elle ne s'est sentie en phase avec la société positiviste, matérialiste de son époque. Elle a espéré que le mariage la délivrerait de son corset social, et ce fut tout le contraire. Trois jours après les noces, elle a compris qu'elle ne trouverait pas en Félix ce qu'elle cherche depuis toujours, qu'il l'enfermerait comme sa famille l'a enfermée dans un monde grossier qui ne reconnaît ni la Liberté, ni la Beauté (n'hésitons pas à abuser d'allégories, Villiers nous y invite). Elle a donc préparé sa fuite depuis tout ce temps, comptabilisant chaque sou qu'elle faisait gagner à son mari pour ne pas lui être redevable et accéder à l’émancipation. La pièce débute au moment où elle a gagné exactement la somme dont elle avait besoin, où ses "dettes" sont réglées et qu'elle dispose de l'argent nécessaire à son départ. Explications entre époux. Départ d’Élisabeth et évanouissement de Félix resté seul (ah oui, c'est original, ça, tiens, ça vaut le coup de le noter ! ) Puis retour d’Élisabeth, qui s'est rendue compte que ses rêves se sont depuis longtemps éteints dans le cadre étriqué qui était le sien et qu'il lui est égal de vivre avec ou sans Félix.


Un mot sur le style. On a la nette l'impression d'être immergé dans un drame bourgeois dès le tout début de la pièce, avec des échanges très triviaux entre les personnages, qui ne concernent que l'argent, puis avec l'exposé d’Élisabeth, qui donne un compte-rendu exact de ce qu'elle "doit" à Félix et de ce qui lui appartient, à elle. Puis nous voilà dérivant petit à petit, avec le personnage féminin, vers un langage qui, s'il lui permet d'analyser assez froidement ce que fut sa vie, tâte allégrement du romantisme et du symbolisme. "Science", "Sottise", "Beauté", "Œuvre", "Bonheur", "Paix", "l'Impérissable" : les allégories fleurissent à profusion dans sa bouche. Aucune ne sera comprise par le très terre-à-terre Félix. De même, le dialogue vire aux monologues lyriques à peine interrompus par un mari qui n'entend goutte à ce qui est dit, revendiqué, déclamé.


On voit donc à quel point le sujet de la pièce dépasse le fait et l'analyse de société. Il est tout de même à noter que l'auteur est allé très loin en faisant dire à son héroïne qu'elle choisit de ne pas d’emmener sa fille avec elle parce que celle-ci lui est complètement étrangère, qu'elle ne ressent aucun amour maternel pour elle. C'est qu'il fallait oser ! Néanmoins, au-delà de la tentative d'émancipation d'une épouse et d'une mère dans le contexte de la bourgeoisie de la seconde moitié du XIXème siècle, qui emprisonne les femmes dans leur foyer, on a affaire ici à un véritable manifeste pré-symboliste (ou d'un romantisme tardif), qui dénonce le matérialisme d'une société sans idées, sans rêves, sans beauté, qui derrière le mot "Liberté" entrevoit tout juste quelques escapades à la campagne. Une société aux conventions qui érigent l'argent, l'hypocrisie, la bassesse en valeurs positives. Et ce cri poussé par Élisabeth se terminera par un aveu d'échec : c'est tout de suite qu'il lui aurait fallu se révolter. Car à trop préparer son émancipation, elle est devenue elle aussi une comptable, tout ce qui faisait d'elle un être à part ayant été comme absorbé par un environnement qui contamine et auquel on n'échappe pas si l'on s'y laisse aller trop longtemps.


Le sujet est passionnant. Pour autant, je ne suis pas très à l'aise avec cette écriture, voire avec la forme dramatique, qui est celle choisie par Villiers de l'Isle-Adam. Malgré le court format de la pièce, tous ces monologues usant d'allégories m'ont un peu fatiguée et j’aurais sans doute bien mieux accroché à une nouvelle, par exemple. Vous me direz qu'il exista quelques romanciers et novellistes, ne serait-ce qu'en France, qui ont traité brillamment de sujets assez proches et que la confrontation directe avec un public valait peut-être le coup d'essayer la représentation sur scène. Pourquoi pas, en effet ? Pourtant, malgré tout l’intérêt que je peux lui porter et, qu'à mon sens, elle mérite, ce n'est pas une pièce que j'ai envie de voir jouer.

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le 3 nov. 2017

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