Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2019/10/le-dessin-au-sable-de-nosaka-akiyuki.html
Nosaka Akiyuki a eu une vie compliquée, et une carrière littéraire chaotique. Si certaines obsessions demeurent sans doute d’un bout à l’autre ou presque, et ce Dessin au sable en témoignera, le ton, le propos, peuvent différer profondément. Le Dessin au sable n’est pas pour autant une anomalie dans cette œuvre : à vrai dire, il m’a beaucoup fait repenser à La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés, que j’avais adorée. Mais qui ne connaîtrait Nosaka Akiyuki que pour La Tombe des lucioles (sans même parler du hélas médiocre Nosaka aime les chats, dans un tout autre registre) pourrait bien être surpris par ce petit livre ; et si l’obscénité y règne comme dans Les Pornographes, une obscénité tellement extrême qu’elle suscite un rire nerveux, le ton me paraît assez différent – mais ça se discute.
Pour ce que j’en ai compris, Le Dessin au sable et l’apparition vengeresse qui mit fin au sortilège, pour donner le titre complet, n’a pas été publié au Japon sous forme de livre indépendant, mais en tant que récit figurant dans un recueil de nouvelles – c’est une longue nouvelle, certes. Je ne saurais dire du coup comment elle s’insère dans le recueil, sinon dans la bibliographie de l’auteur.
Mais, à vue de nez, c’est un texte assez singulier de manière générale : déjà parce que c'est un récit historique, situé durant l’époque d’Edo, et dépeignant un monde passablement sordide, où la misère la plus crasse et la prostitution jouxtent la bourgeoisie en plein essor et très portée à faire étalage de sa vulgarité caractéristique – un univers en fait qui m’a pas mal fait penser à celui des récits de Saikaku, et je suppose que cela n’est pas un hasard (les deux auteurs exposent, mais ne jugent pas forcément, par ailleurs).
En même temps, Le Dessin au sable est un récit fantastique, et en cela il fait davantage penser à des récits un tout petit peu plus tardifs, même si datant toujours de l’époque d’Edo, ces histoires de fantômes qui étaient en vogue durant notre XVIIIe siècle, et dont les Contes de pluie et de lune d’Ueda Akinari sont probablement le plus fameux exemple – la matière dans laquelle piocherait ultérieurement Lafcadio Hearn pour son Kwaidan. Ceci dit, l'approche graveleuse de Nosaka évoque les plus populaires de ces récits, dont la tradition remonte peut-être à la partie profane des Histoires qui sont maintenant du passé ? D'où une parenté plus moderne avec certains contes d'Akutagawa Ryûnosuke, si ça se trouve...
Ces deux aspects se mêlent pour justifier un style assez alambiqué, aux longues périodes, plutôt baroque à vrai dire, même si mêlé de savoureux dialogues louchant plus qu’un peu sur l’argot le plus gouailleur. Ce dernier point mis à part, on est aux antipodes des Pornographes, mettons – mais peut-être pas tant que cela de La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés.
Tout commence par une histoire d’amour triste des plus classiques : la charmante Koto était amoureuse d’un beau jeune homme du nom de Yoshinosuke, qui désirait devenir peintre, mais tout conspirait contre leur union – les amants ont été séparés, non toutefois sans avoir eu l’occasion de concevoir une fille du nom de Tomi, qui n’a du coup jamais connu son père, lequel n’était probablement même pas au courant de son existence. Koto a dû se résoudre à une carrière de courtisane, qui l’a amenée à rencontrer bien des hommes, la plupart plus répugnants les uns que les autres. Mais, l’âge passant, Koto, qui n’a jamais oublié, et qui regrette que Tomi n’ait jamais connu son père, décide de partir sur le Tôkaidô avec elle pour retrouver l’amant perdu.
Las, Koto affaiblie meurt en chemin – non sans avoir confié à sa fille un bien étrange talisman, un dessin que nous qualifierons… d’intime. L’ex-courtisane assure Tomi que cette œuvre d’art d’un goût très particulier lui permettra de retrouver son père.
Mais voici la jeune Tomi seule dans un monde hostile. L’adolescente naïve ne sait rien de la cruauté des hommes et des femmes, elle est une Justine japonaise, en somme, et en paiera le prix comme sa contrepartie française. Trop confiante, elle atterrit entre les mains cruelles d’un certain Senkichi-des-lavoirs-aux-morts, qui gagne sa vie, notoirement, en profanant des sépultures, et d’une certaine O-Roku, faiseuse d’anges (qui était censée avoir « fait passer » Tomi des années plus tôt, et avait visiblement raté son coup – une coïncidence parmi tant d’autres dans ce récit qui en est forcément riche), prostituée et proxénète aussi, vaguement chamane et/ou apothicaire, escroc dans tous les cas. Deux compères pas exactement étouffés par la morale, et qui comptent bien tirer de l’argent, beaucoup d’argent, du véritable don du ciel qu’est cette sotte beauté.
L’affaire dérape, on s’en doute. Je n’ai pas envie de trop en dire ici, pour le principe, mais sachez du moins que le plan d’O-Roku pour faire fortune est probablement bien plus sordide et grotesque que vous ne l’imaginez…
Tant de méfaits, toutefois, appellent une cinglante et irrépressible vengeance : tandis que le dessin rapproche Tomi de son père (d’une certaine manière…), l’apparition du sous-titre fait un sort aux coupables, tous les coupables, les châtiant par où ils pèchent – ce qui laisse un certain nombre d’options, si la quéquette et le porte-monnaie sont assurément des cibles prioritaires.
Le sexe et la mort. Nosaka n’est certes pas le premier ni le dernier écrivain à être obsédé par les rapports entre les deux, mais c’est visiblement un thème important pour lui : La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés en témoignait particulièrement, mais c’est encore plus vrai du Dessin au sable, d’autant que la coloration fantastique du récit lui permet de mettre au premier plan ce duo, de la manière la plus frontale et premier degré qui soit.
Il en résulte un conte baignant en permanence dans l’obscénité la plus sordide, parfaitement outrancière, et tant d’excès suscitent donc comme un rire plus ou moins nerveux chez le lecteur, et à vrai dire un peu gras aussi à l’occasion – et si on se pince parfois le nez en détournant les yeux, c’est avec un certain ravissement plus qu’un peu pervers.
Nosaka prise l’obscénité – comme Imamura Shôhei, qui l’a adapté au cinéma avec Le Pornographe (introduction à l’anthropologie). Tous deux, par ailleurs, et dans la lignée de Saikaku peut-être, apprécient ce monde interlope et miséreux, notamment celui qui se situe à la frange de la classe marchande urbaine. Cela contribue, pour partie, à rendre la dimension morale du texte un peu ambiguë : sans doute, le caractère fantastique du récit, qui est donc en définitive celui d’une apparition vengeresse, implique un dénouement « moral » au sens où les coupables sont châtiés. Pour autant, l’auteur se délecte à mettre en scène la vilenie de ses personnages, très humains dans leur abomination, et le lecteur, idéalement, s’en délecte aussi – et si l’apparition peut se permettre de « juger », au fond l’auteur ne le fait pas vraiment, ou pas plus que ça… Il a visiblement une certaine sympathie pour Senkichi – et peut-être même pour la Merteuil du caniveau qu’est O-Roku, encore qu'avec bien plus de réserves. Les bourgeois qui profitent de leurs services, c’est peut-être une autre histoire… Maintenant, cette sympathie pour l’ordure et le crime, qui est bien plus flagrante que la compassion chargée de pathos pour la pauvre Tomi j’imagine, rapproche Nosaka d’un Sade ; mais, d’une certaine manière, et peut-être plus pertinente, la « morale » du Dessin au sable, c’est un peu, et assez logiquement au fond, celle du rape and revenge au cinéma : oui, elle est passablement ambiguë, voire nauséeuse, car la satisfaction des bas instincts les plus coupables prime sans doute sur le châtiment un tantinet hypocrite des méfaits.
Le style a sa part dans l’effet produit par le récit : le contexte historique incite donc Nosaka à broder sur la manière du temps, et il en résulte une forme bien plus contournée et baroque que d’usage. C’est assez savoureux, pour le coup – et de même, on l’a dit, pour ces répliques grasses et vulgaires qui caractérisent tous les échanges de Senkichi et O-Roku, et quelques autres, représentants typiques du bas peuple, le plus authentique qui soit, tandis que les bons bourgeois, à peine extraits de la fange, en présentent parfois encore les symptômes dans leur conversation. Je suppose que la traduction de Jacques Lalloz est plutôt bonne, si j’ai l’impression qu’il en fait parfois un peu trop, au risque notamment de susciter la confusion du lecteur en abusant des longues périodes. Mais, oui, c’est assez savoureux.
Le Dessin au sable, pour peu que l’on ne soit pas rétif à son approche particulièrement sordide du récit historico-fantastique, est un bon livre. Toutefois, pour ce que j’en ai lu, je ne le placerais certainement pas au sommet de la bibliographie de Nosaka : Le Dessin au sable n’émeut pas comme La Tombe des lucioles, à l’évidence, et ça n’était pas le moins du monde le propos, il n’est pas aussi vigoureusement hilarant que Les Pornographes, il ne produit pas la même fascination baroque que La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés – en revanche, il est incomparablement plus convaincant que le très dispensable Nosaka aime les chats (mais ça n’était pas placer la barre bien haut).
Pas une lecture incontournable, donc, mais ceux qui apprécient Nosaka, et ils ont bien raison de le faire, pourront y jeter un œil pour découvrir, au milieu des réminiscences thématiques, une approche formelle éventuellement surprenante chez cet auteur.